Déclarations de M. Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la culture et de la communication, sur la Cinémathèque française et le cinéma, notamment l'implantation de la Cinémathèque dans le 12ème arrondissement de Paris et l'inauguration des nouveaux locaux, Paris le 26 septembre 2005.

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Circonstance : Inauguration des nouveaux locaux de la Cinémathèque à Paris le 26 septembre 2005

Texte intégral

Monsieur le Président de la Cinémathèque, Cher Claude Berri,
Monsieur le Président de la Bibliothèque du film et de l'image, Cher Bernard Latarjet,
Monsieur le Directeur général de la Cinémathèque, Cher Serge Toubiana,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
C'est un grand honneur pour moi que d'inaugurer aujourd'hui la nouvelle Cinémathèque française au 51 rue de Bercy.
Il y a bientôt cent dix ans eut lieu, au Salon indien du Grand Café de Paris, la première démonstration publique - et payante ! - du cinématographe Lumière. Dans la salle, se trouvait le premier de nos grands cinéastes, Georges Méliès. Ainsi commençait l'histoire d'une nouvelle forme d'expression artistique qui, depuis plus d'un siècle, n'a cessé d'épouser la modernité. Un " septième art ", selon la formule consacrée, ou une " dixième muse ", comme disait joliment Jean Cocteau, qui nous a fait les héritiers d'un exceptionnel patrimoine, sans cesse enrichi des créations d'aujourd'hui.
Le cinéma, depuis son apparition, est une permanente révolution technique et artistique. Il est aussi l'héritier d'une histoire séculaire de la narration et du regard, comme en témoigne de façon exemplaire l'exposition " Renoir, Renoir ", dans laquelle vous vous êtes tant investi, cher Claude Berri, avec Serge Lemoine, président du Musée d'Orsay et Serge Toubiana, qui en sont les commissaires.
Plusieurs décennies après l'apparition du cinéma, il restait à prendre la mesure du bouleversement esthétique et culturel que représentaient l'émergence et le développement planétaire d'un art capable, à une échelle inouïe, de façonner l'imaginaire collectif. Pour cela, il fallait aimer passionnément le cinéma. C'est bien à cette passion qu'Henri Langlois se voua tout entier en créant la Cinémathèque française en 1936, avec Georges Franju et Jean Mitry. Elle lui inspira son intuition fondamentale : il fallait sauver les oeuvres - ces bobines qu'il accumulait partout - parce qu'au-delà de l'éphémère, un art nouveau se construisait, déployait son langage, ses formes propres, ses strates de sens, exactement comme la littérature ou la peinture.
Cette conviction, partagée par tous ceux qui étaient sensibles à sa force de persuasion et par tous ceux qui forgèrent, autour de la Cinémathèque, de ses trésors et des revues fondatrices, le mot et la chose cinéphiles, lui inspira ses combats, parfois jusqu'à l'excès, et ses victoires, qui imposèrent peu à peu la conquête tumultueuse par le cinéma de sa juste place : celle d'une expression à part entière de notre culture, de la culture contemporaine, une expression destinée à prendre rang parmi les plus hautes.
Oui, la cinémathèque fut l'institution qui donna au cinéma le statut artistique, culturel, patrimonial, intellectuel que nous lui connaissons aujourd'hui. En ce lieu où les films seront non pas consommés comme des produits, mais conservés, regardés, étudiés, comparés, aimés comme des oeuvres. s'invente cette passion typiquement française, même si elle se répandra partout avec bonheur, cette cinéphilie qui est l'autre nom de l'osmose très particulière réalisée dans notre pays entre le cinéma, les autres arts, la pensée, l'intelligence et la vie. Personne ne l'a mieux exprimée à mon sens, dans sa force intime, d'abord partagée par quelques " happy few ", puis de plus en plus large, que Christian Bourgois dans cette lettre adressée à François Truffaut, alors critique vedette à Arts, il y a près de cinquante ans : " nous qui ne sommes pas des intellectuels ni des puissants, nous qui nous précipitons dans tous les coins de Paris pour revoir et revoir ces ombres lumineuses qui furent et restent nos amours, nous qui trouvons dans les cinéclubs nos cours du soir, nos rêves, nos références et nos livres, nous qui nous faisons les poches pour voir, voir et revoir des comtesses aux pieds nus, le dos de Brigitte Bardot... "
Oui, la Cinémathèque est, avec nous tous aujourd'hui, l'héritière de cette histoire, de cette passion, de ces Quatre cents coups, qui font arracher à Antoine Doinel et à son copain René la photographie d'Harriet Andersson, l'image de Monika, de la liberté et du désir, à la sortie d'une salle de cinéma où ils font l'école buissonnière. Nous avons tous ressenti cette évocation par Truffaut de la force du cinéma de Hitchcock dans Fenêtre sur Cour : " Il nous fait participer, par la fascination qu'exerce sur chacun de nous la vision d'une figure formelle, quasi géométrique, au vertige qu'éprouvent les personnages. Et au-delà du vertige, il nous fait découvrir la profondeur d'une idée morale, d'une vision du monde. " Oui, l'histoire de la Cinémathèque est celle de ces ciné-clubs, de ces salles d'art et d'essai, de ces " mordus de cinéma " qui nous ont transmis leur passion.
Et depuis sa création en 1936, dans ce 12ème arrondissement où elle revient aujourd'hui, les relations de la Cinémathèque française avec l'Etat furent - elles aussi ! - passionnelles, et ce jusqu'à l'orage. Cette histoire reste marquée par le conflit qui éclata en 1968 entre Henri Langlois et André Malraux, dont on rappellera qu'il avait eu en 1959 le génie de racheter la collection constituée par Will Day et qu'il fut, avant d'être ministre, le premier romancier cinéaste. Pour être moins conflictuelle, la passion de Claude Berri est tout aussi forte et exigeante, comme en témoigne l'intensité de son regard, dès que l'on évoque avec lui, comme j'en ai eu le plaisir à plusieurs reprises, l'histoire et l'avenir du cinéma.
Aujourd'hui s'ouvre une période nouvelle. Respectueux de l'indépendance d'esprit - et de statut - de la cinémathèque, l'Etat met son devoir et son honneur à la soutenir et l'accompagner. Il le fait en lui donnant un lieu digne d'elle, un lieu à son image - moderne, prestigieux, ouvert sur la ville et sur le monde. Un lieu conforme à son esprit, à sa vocation et à sa mission, avec ses quatre salles de projection, ses espaces d'expositions, et sa réunion avec la magnifique Bibliothèque du film et de l'image.
Adapté avec sensibilité par Xavier Le Bras, le bâtiment superbement conçu par Franck Ghery va permettre à la Cinémathèque et à la Bibliothèque du Film et de l'Image d'abriter et enrichir leurs collections, d'accueillir les chercheurs du monde entier, de s'ouvrir à de nouveaux publics, d'initier les jeunes à la richesse et à l'épaisseur historique du cinéma. Avec la Bibliothèque nationale de France, appelée à accueillir une antenne des Archives françaises du film, elle formera un nouveau pôle culturel dans le territoire parisien. C'est pourquoi je souhaite que la ville de Paris ait à coeur de nous annoncer la réalisation du projet de passerelle, envisagé de longue date, pour relier ces deux rives, ces deux institutions complémentaires.
Je parle de Paris et de la France, mais au-delà, c'est pour le monde que vous êtes une école, un exemple, un soutien, et je vous encourage de tout coeur, avec les Archives françaises du film, à développer nos relations avec toutes les institutions qui oeuvrent en faveur du patrimoine cinématographique.
La présence parmi nous de Martin Scorsese, président de la Film Foundation américaine, est un magnifique symbole de cette volonté d'ouverture. Cher Martin Scorsese, merci d'avoir accepté mon invitation et d'être à Paris aujourd'hui. Je pense aussi à d'autres institutions plus fragiles, mais essentielles, comme la Cinémathèque algérienne, liée à la nôtre depuis toujours, la Cinémathèque africaine de Ouagadougou ou la toute récente Cinémathèque d'Afghanistan. J'y suis très sensible.
Mon premier déplacement officiel à l'étranger comme ministre de la culture et de la communication fut, le 23 mai 2004, pour inaugurer le cinéma L'Ariana à Kaboul et, simultanément, pour porter au président Hamid Karzaï un message du président Jacques Chirac. Sans doute n'est-ce pas un hasard, si aux heures les plus sombres de l'histoire, les lumières des cinémas se sont éteintes les unes après les autres. A Kaboul comme ailleurs. Et malgré les convulsions et les drames, la France sera toujours aux côtés des nations, comme par exemple le Cambodge, qui construisent leur mémoire présente et leur avenir autour de leur patrimoine cinématographique, c'est-à-dire des images qu'elles ont à proposer au monde et des regards qu'elles portent sur lui.
Nous devons continuer à les aider. La réunion des cent trente archives et cinémathèques internationales qui sera organisée, en 2008 à Paris, par le Centre national de la cinématographie et la Fédération internationale des archives du film, qui fêtera ses soixante-dix ans, aura à cet égard valeur de symbole. La politique patrimoniale du cinéma a son port d'attache : la France.
Parce que le cinéma est mémoire, il est identité. Voilà de quoi témoigne avec une force et une persévérance uniques la Cinémathèque française. Voilà pourquoi le cinéma était, il y a dix ans, au coeur du combat pour l'exception culturelle. Voilà pourquoi il est aujourd'hui au coeur de notre engagement pour la diversité culturelle, qui va s'incarner dans la convention internationale qui sera adoptée, dans le cadre de l'Unesco, très prochainement. C'est une grande fierté pour moi que la France en ait été le moteur. Ce n'est pas faire injure au cinéma américain de relever que 85 % des places vendues dans le monde le sont pour des films qu'il produit, dont 71 % en Europe. Il faut en mesurer les conséquences, et les menaces potentielles pour la diversité d'un monde qui ne peut se construire dans l'uniformité. Cette remarque n'est pas arrogante. J'ai suffisamment travaillé, toute cette année, à l'ouverture de l'ensemble de notre patrimoine aux tournages des films du monde entier. Je l'ai dit à Jack Valenti, comme à Dan Glickman, tout en étant heureux de les retrouver, avec mes collègues européens, à mes côtés pour faire respecter les droits des auteurs et des artistes.
Notre monde doit se construire sur le dialogue des cultures, le respect des différences et la pluralité des regards qu'apporte la vitalité de tous les cinémas, que pressentait André Malraux lorsqu'il lançait cette formule : " à cette heure, une femme hindoue qui regarde Anna Karénine pleure peut-être en voyant exprimer, par une actrice suédoise et un metteur en scène américain, l'idée que le Russe Tolstoï se faisait de l'amour ".
La France, ici aussi, a su faire exemple et école, en concevant, avec les professionnels, un système d'aide, le Compte de Soutien du Centre national de la cinématographie, qui a fait ses preuves : avec une part de marché qui évolue, selon les années, entre 30% et 40%, le cinéma français est l'un des plus solides. Je souhaite que les ressources qui alimentent ce soutien conservent leur dynamisme. Partout en Europe, des systèmes de soutien au cinéma se mettent en place. Ils doivent être pleinement reconnus et validés par l'Union européenne. Je me suis entretenu de ce sujet, et plus particulièrement des crédits d'impôt, dont j'entends qu'ils poursuivent leur objectif, avec le commissaire chargé de la concurrence, Mme Nelly Kroes, le 9 septembre dernier. Nous sommes ouverts au dialogue avec la Commission, parce que nous sommes pleinement convaincus de " l'euro compatibilité " de notre dispositif. Et je suis déterminé à le démontrer et à le faire valoir. Il s'agit de passer de la crainte des délocalisations subies à une politique de relocalisation organisée et équilibrée.
Dans le même esprit, je suis attaché au maintien des obligations de production et de diffusion d'oeuvres, quel qu'en soit le vecteur, dans le cadre de la future directive Télévision sans frontières, dont la renégociation a commencé. En effet, une grande politique audiovisuelle et cinématographique européenne, qui fait partie intégrante d'une grande politique culturelle européenne, passe par la circulation des oeuvres et des artistes au-delà des frontières. Ce parcours, cette ouverture sur l'autre, c'est l'essence même de l'esprit européen.
Oui, l'Etat est, reste et restera aux côtés des créateurs et des professionnels français et européens du cinéma. Oui, j'ai pleinement conscience des enjeux et des défis que vous affrontez, et en particulier celui de l'ère numérique, qui a produit ses premiers effets avec les DVD, puis maintenant avec l'Internet à haut débit, et qui, demain, avec la diffusion numérique des oeuvres en salle, révolutionnera l'économie de la distribution et de l'exploitation des films. Je sais aussi l'importance que revêt à vos yeux la lutte contre le piratage. Le gouvernement, vous le savez, se tient à vos côtés dans ce combat.
La Cinémathèque française de demain, au demeurant, sera également numérique. Elle privilégiera toujours la découverte de notre patrimoine, le partage des oeuvres de cinéma, l'apprentissage de nouveaux regards et de nouvelles visions du monde. Sur l'autre rive de la Seine, la Bibliothèque nationale de France offre déjà d'importantes collections numérisées, je pense non seulement aux livres bien sûr, mais aussi aux archives de la télévision et bientôt aux films de cinéma numérisés par le Centre national de la Cinématographie. Nous travaillons activement, avec cette institution et tous les partenaires du comité de pilotage que je préside, au projet de bibliothèque numérique européenne voulue par le Président de la République. Ainsi, des deux côtés de la Seine, nous construisons ici et maintenant l'avenir de notre patrimoine culturel.
En un siècle, cette technique dont Antoine Lumière disait qu'elle était " une invention sans avenir ", est devenue l'art le plus populaire, celui qui traverse le mieux les frontières et réunit autour de ses oeuvres un public toujours croissant. Elle est ainsi devenue notre première industrie culturelle.
Si Paris est l'une des capitales mondiales du cinéma, et si c'est en France que l'on trouve le plus grand festival de cinéma, nous le devons pour une part à la Cinémathèque française. C'est elle qui aiguise depuis tant d'années le regard des cinéphiles et de tous les passionnés de cinéma, en ouvrant le large spectre de leur curiosité et en permettant ainsi à plus de cinq cents films différents de trouver chaque année leur public à Paris.
Si le cinéma français propose toujours autant de choix esthétiques distincts, autant de pistes de réflexion neuves, c'est aussi, j'en suis convaincu, parce que les auteurs, les réalisateurs, les acteurs, les critiques et les publics ont pu venir se frotter et se former à la Cinémathèque, au contact de la diversité cinématographique, si patiemment rassemblée par Henri Langlois et ses successeurs.
La Cinémathèque, le Centre national de la Cinématographie et ses Archives françaises du film, sont des institutions nées d'un même élan. Celui d'un art, d'un ensemble de techniques, mais aussi d'une industrie porteuse d'invention, d'emplois, de développement économique, d'attractivité, de rayonnement pour notre pays.
Le cinéma est indissociablement tout cela, et c'est bien ce que signifie cette pluralité d'institutions à la fois singulières et unies. L'univers du film n'est pas clos. Il accueille et appelle sans cesse de nouvelles créations, de nouvelles lectures, de nouvelles écritures, de nouveaux dialogues entre son si riche patrimoine et les oeuvres d'hier et d'aujourd'hui. C'est ce que signifie la diversité des activités qui seront proposées ici, qui s'adressent à tous les publics et notamment, je suis heureux de le souligner parce que je crois au rôle du cinéma dans l'éducation artistique et culturelle, aux jeunes publics.
Ce nouveau lieu sera un lieu d'histoire et de mémoire, un lieu de patrimoine, mais aussi, nous le souhaitons tous, un lieu vivant, ouvert aux artistes, aux techniciens, aux réalisateurs, aux auteurs, aux producteurs, aux citoyens, à tous les passionnés de cinéma, qui viendront ici se rencontrer, échanger, débattre, présenter et partager leurs travaux, leurs coups de coeur, leurs visions, leurs regards.
Je suis certain que chacun ici, que toutes les équipes de la Cinémathèque et de la Bibliothèque du film, qui ont la charge de mener à bien cette mission magnifique auront à coeur de faire de cette maison, la maison de tous et de tous les cinémas : une même passion, un lieu nouveau, pour une énergie nouvelle.
Je vous remercie.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 27 septembre 2005)
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Monsieur le Président de la Bibliothèque du film et de l'image, Cher Bernard Latarjet,
Monsieur le Directeur général de la Cinémathèque, Cher Serge Toubiana,
Cher Martin Scorsese,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
Je suis très heureux de vous retrouver ce soir. En effet, cette magnifique journée, qui est une grande fête du cinéma et du patrimoine cinématographique, après celle de Versailles cet été, ne serait pas complète sans le bonheur partagé de voir ensemble un film. La cinémathèque est le lieu d'élection de la cinéphilie, c'est-à-dire de la passion, de l'amour du cinéma, et c'est un grand moment de cinéma que nous allons vivre ensemble dans un instant. Un grand moment de cinéphilie, car c'est bien aux cinéphiles, aux Cahiers, cher Serge Toubiana, et à la Cinémathèque, que nous devons de retrouver Jean Renoir à la juste place qui est la sienne dans l'histoire de l'art, au panthéon des cinéastes.
Mais après avoir visité l'exposition permanente Passion Cinéma et l'exposition inaugurale Renoir/Renoir, je tiens à vous féliciter et à vous remercier d'avoir réussi à incarner ici, à travers ces deux expositions, non seulement la mémoire vivante du cinéma, mais aussi l'ouverture du cinéma sur tous les autres arts, et en particulier la photographie, la peinture, la musique.
Oui, je tiens à vous remercier, cher Claude Berri, d'avoir pris l'initiative de l'exposition Renoir/Renoir, et d'en avoir confié le commissariat à Serge Lemoine, Président du Musée d'Orsay et à Serge Toubiana, directeur général de la cinémathèque. Et je tiens à féliciter les deux commissaires. Car vous avez superbement réussi à montrer la richesse des confrontations et des liens entre les arts et entre les générations de la famille Renoir, qui s'est illustrée dans la peinture et le cinéma bien sûr, mais aussi la photographie, la céramique et la musique. Les correspondances les plus fortes sont évidemment celles qui s'établissent entre les toiles lumineuses de Pierre- Auguste, issues notamment des collections du Musée d'Orsay, et les images en mouvement des films de Jean, qui écrit dans son autobiographie, Ma vie et mes films : " j'ai passé ma vie à tenter de déterminer l'influence de mon père sur moi ".
Par l'exemple emblématique et rayonnant de cette grande famille pareille à celle du cinéma, vous mettez en évidence les liens féconds entre les différentes formes d'expression artistique qui unissent tous les éléments de notre patrimoine, la peinture, mais aussi l'architecture, la littérature, le théâtre, la chorégraphie, la musique, et le cinéma. On comprend, en visitant cette exposition, pourquoi l'on a pu parler du cinéma comme d'un art total, tant il est - je le dirais par référence au film de ce soir - presque au sens bouddhique du terme, un grand véhicule de tous les autres arts.
Ces expositions nous rappellent combien la création filmique est une oeuvre d'art, l'art de la lumière, du mouvement, de la couleur, et combien elle enrichit de notre patrimoine.
Oui, les trésors de la Cinémathèque font assurément partie du patrimoine de l'humanité, qu'il est de notre devoir et que nous avons à coeur de préserver et de transmettre. Nous savons, cher Martin Scorsese, que ce combat est aussi le vôtre. Je suis heureux de saluer votre engagement dans la Film Foundation, que vous avez créée avec Woody Allen, Robert Altman, Francis Ford Coppola, Clint Eastwood, Stanley Kubrick, George Lucas, Sydney Pollack, Robert Redford et Steven Spielberg, pour protéger le patrimoine cinématographique, restaurer les films et faire reconnaître les droits des créateurs. Car, selon vos propres termes " l'oeuvre appartient au monde ". Tel est le sens de votre action pour la sauvegarde des oeuvres et le respect des droits de leurs auteurs, pour le patrimoine et la création.
Nous vous devons, cher Martin Scorsese, la restauration du Fleuve, et je tiens à vous en remercier. Une image du film figure sur la page d'accueil du site Internet de votre fondation, qui travaille aussi à sauver beaucoup d'autres chefs d'oeuvre du cinéma mondial. Nous devons tout faire pour permettre aux générations présentes et futures de connaître la richesse de ce patrimoine, qui est fragile, parce qu'il fut considéré comme éphémère, parce qu'il n'était pas conçu techniquement pour durer.
Votre combat, cher Martin Scorsese, rejoint l'action de la France, de l'Europe et de très nombreux pays du monde pour faire reconnaître la diversité culturelle dans le cadre de l'Unesco. Comme je vous l'ai dit le 5 janvier dernier, en vous remettant les insignes d'officier de la Légion d'honneur, c'est une même inspiration qui unit tous ceux qui, de part et d'autre de l'Atlantique et sur tous les continents, ont à coeur de défendre l'expression des identités et de la créativité, dans l'égale dignité de toutes les cultures. Je tiens à vous remercier, au nom de la France, pour votre engagement permanent pour la liberté de l'esprit, et pour faire vivre le cinéma que nous aimons tous, Français, Européens et Américains. Le film que nous allons voir marque un tournant significatif dans la vie et l'oeuvre de Jean Renoir. Après avoir touché au sommet de son art avec La Règle du jeu, en 1939, celui que l'on a appelé " le Montaigne du cinéma français " s'exile en Amérique en 1940. Après avoir réalisé un hommage aux Résistants français, Vivre Libre, en 1943, puis aux combattants alliés, Salut à la France, en 1944, après L'étang tragique, en 1941, L'Homme du sud en 1945, Le Journal d'une femme de chambre, en 1946, Renoir ne rentre pas directement en Europe après-guerre, pour tourner le Carrosse d'or, Le Déjeuner sur l'herbe et le Testament du Docteur Cordelier. Il fait un détour par l'Inde, où il ne cherche pas l'exotisme, mais les racines profondes de la sagesse humaine. Le regard de Renoir est celui d'un Européen. Mais sa rencontre avec les nuances et les couleurs de l'Inde, l'exploration intime des personnages et la vision globale de l'existence qu'il nous révèle, acquièrent une portée vraiment universelle et intemporelle. Et Satyajit Ray fut l'assistant de Jean Renoir sur le tournage du Fleuve, quelques années avant de faire sensation à Cannes, puis à Venise, avec la trilogie d'Apu, qui fit découvrir le cinéma indien en Occident.
Le chef d'oeuvre que nous allons voir, découvrir ou redécouvrir dans un instant, éclaire votre magnifique exposition d'une lumière singulière. C'est un film rare. Il est de ceux que l'on ne peut découvrir qu'à la Cinémathèque. Ce premier film en Technicolor de Jean Renoir est un hymne à la nature, à la fraternité humaine, à la spiritualité et à la sensualité, une explosion de couleurs et de contrastes.
Jean Renoir écrit à ce propos, dans Ma vie et mes films : " les végétations tropicales offrent un choix limité de couleurs : les verts sont vraiment verts, les rouges sont vraiment rouges. C'est pourquoi le Bengale, comme beaucoup de pays tropicaux, est si favorable à la photographie en couleurs. Les couleurs n'y sont pas vives, tout en n'étant pas mélangées. Leur légèreté fait penser à Marie Laurencin, à Dufy et j'ose l'ajouter, à Matisse (...) Pendant le tournage du Fleuve, nous pourchassâmes les demi-teintes (...) Bien entendu, le fleuve lui-même échappait à notre contrôle, aussi ajustions-nous les premiers plans par rapport aux arrière-plans. "
Nous retrouvons là les liens qui vous sont si chers, cher Claude Berri, entre la peinture et le cinéma. Nous retrouvons aussi, cher Martin Scorsese, les liens entre le cinéma américain et le cinéma européen. Puisque je rappelle qu'après être revenu en France, Jean Renoir s'était retiré définitivement dans sa maison de Beverly Hills, en 1970, où il mourra neuf ans plus tard après avoir pris la nationalité américaine. S'il repose à Essoyes, dans l'Aube, près des siens, son oeuvre, elle, appartient au monde, cher Martin Scorsese.
Je tiens à vous en remercier.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 28 septembre 2005)