Tribune de Mme Catherine Colonna, ministre déléguée aux affaires européennes, et de MM. Giorgio La Malfa, ministre italien des politiques communautaires, et Alberto Navarro, secrétaire d'Etat espagnol aux affaires européennes, dans les quotidiens "Libération", "La Stampa" et "El Mundo", du 21 octobre 2005, sur l'aide européenne à l'Afrique et la question de l'immigration, intitulée "Portes ouvertes sur l'Afrique".

Prononcé le

Média : El Mundo - Emission Forum RMC Libération - Libération

Texte intégral

Les images intolérables de ces enfants, de ces femmes, de ces hommes accrochés à des barbelés, refoulés, lâchés sans une goutte d'eau dans le désert, nous rappellent un drame permanent que nous ne voulons pas voir : celui de tant et tant d'Africains qui préfèrent risquer la mort que de vivre mal dans leur pays. Depuis Ceuta, Melilla, Lampedusa, et d'ailleurs en Méditerranée, ils espèrent atteindre la terre rêvée, la terre d'Europe. Cela nous confère, à nous Européens, une responsabilité particulière. Une obligation de réponse et d'action. En conscience. En humanité. Par nécessité et par intérêt, aussi. La géographie, l'histoire, la démographie, l'avenir politique, sociétal et culturel de nos continents, tout contribue à faire de la pauvreté africaine et des migrations de ses populations un défi majeur pour l'Europe.
Ces images terribles peuvent donner l'impression que l'Europe n'agit pas. C'est faux, même s'il faut faire davantage. Et sans doute les 25 Etats membres de l'Union sont-ils coupables de ce que les opinions publiques, si émues par la tragédie télévisée, ignorent complètement le rôle que joue l'Europe dans l'aide au développement. Sait-on qu'elle fait déjà plus que n'importe qui en ce domaine ? Elle fournit à elle seule plus de 60 % de l'aide internationale à l'Afrique. Elle développe une politique de partenariat à long terme centrée sur la réduction de la pauvreté, sur le dialogue politique et une coopération économique renforcée. L'Europe est aussi la zone la plus ouverte aux importations en provenance des pays pauvres. Elle importe beaucoup plus de produits agricoles de ces pays que les Etats-Unis et le Canada réunis ! Elle accorde un accès libre de droits de douane et de contingents à leurs exportations dans le cadre de l'initiative "Tout sauf les armes", adoptée en 2001. Elle favorise l'accès aux médicaments génériques pour les pays touchés par les grandes pandémies, telles que le sida. Enfin, elle est en première ligne pour le traitement de la dette. Ne soyons pas injustes avec l'Europe. L'heure est venue d'approfondir et d'élargir notre approche, en mettant sur pied, très vite, une politique globale d'aide à l'Afrique.
Un premier pas vient d'être fait, sous la pression des événements, par la Commission européenne. Elle a présenté le 12 octobre une stratégie pour la lutte contre la pauvreté en Afrique qui réaffirme l'engagement des 25 à accroître leur aide. L'Union européenne a adopté en ce sens un calendrier précis : elle consacrera à ce soutien 0,56 % de son PIB en 2010, puis 0,7 % en 2015, ce qui le fera passer à 55 milliards d'euros par an dans cinq ans. Mesures classiques et bienvenues, qui pourraient être accompagnées d'initiatives innovantes pour dégager des ressources supplémentaires. Nul ne trouverait à redire à un geste alliant économie, solidarité et éthique.
Mais de l'argent pour quoi faire ? Parce que l'on n'arrête pas des gens affamés avec des mitraillettes, parce que tout être humain a pour légitime espoir, d'abord, de pouvoir vivre sur sa terre et dans sa patrie. Les Européens ne peuvent avoir qu'un seul objectif : créer les conditions, toutes les conditions, qui permettront aux Africains de voir cet espoir devenir réalité.
L'argent, nous devrons d'abord l'utiliser pour aider l'Afrique à pallier ses manques en infrastructures élémentaires et vitales : transports, eau, énergie, télécommunications. Pourquoi ne pas s'inspirer des principes qui ont fait la preuve de leur efficacité en Europe ? Budget prévu sur plusieurs années, décentralisation, responsabilisation des Etats bénéficiaires, etc. : autant de pistes à proposer. Veillons également à ce que nos politiques de co-développement couvrent des domaines aussi divers que le micro-crédit, les PME, l'éducation, la santé publique.
Mais ne nous leurrons pas. Si les Européens veulent vraiment aider l'Afrique à s'en sortir, il leur faudra aussi lui fournir les moyens d'une réponse politique. Elle passe par la paix et la sécurité, la promotion des Droits de l'Homme et de la démocratie, une gouvernance judicieuse et efficace, la cohésion sociale et la viabilité écologique.
A côté de cela, il faudra effacer l'impression qui s'est parfois installée d'une immigration incontrôlée et incontrôlable. Faute de quoi, c'est l'idée même de solidarité envers l'Afrique qui perdra de son crédit. Le renforcement de l'aide devra donc être accompagné d'actions destinées à assurer une meilleure gestion des flux migratoires. Une gestion européenne commune des frontières s'impose. L'Europe n'est pas, ne se veut pas une forteresse. Sa stratégie ne peut être purement défensive. Fidèle à ses traditions, à ses convictions, à son sens de la solidarité, l'Europe doit rester une terre d'asile. Mais il n'y aura pas de réussite de l'immigration légale sans lutte contre l'immigration illégale.
Les 25 pays de l'Union doivent se décider à développer une politique consensuelle et globale contre l'immigration clandestine. Cela suppose la mise en place d'une politique commune des visas pour renforcer le contrôle des entrées et sorties des ressortissants des Etats extérieurs à l'Union, voire la mutualisation des systèmes de visas biométriques. Cela suppose encore une politique de sécurité commune contre toutes les mafias - de la drogue aux contrefaçons - et contre le terrorisme. Les initiatives qui sont en cours de réalisation entre, d'un côté, l'Espagne, l'Italie et la France et de l'autre, les pays de la rive sud de la Méditerranée en vue d'une coopération d'ensemble sur ces questions, ouvrent la porte à d'autres ententes entre pays européens particulièrement concernés. Nous devons également utiliser le plus rapidement possible les 40 millions d'euros prévus dans le cadre du programme européen MEDA pour aider le Maroc dans la gestion de ses frontières et mettre en place des actions de formation pour les garde-frontières.
Pour réussir, ce dispositif a besoin de reposer sur l'échange et le dialogue permanents entre l'Europe et l'Afrique. Ils en sont la condition sine qua non. Voilà pourquoi il nous faudra mener un dialogue régional suivi sur les questions migratoires entre les pays d'origine, les pays de transit et les pays de destination fondé sur la coresponsabilité. Le Sommet de Barcelone, qui marquera le dixième anniversaire du processus euro-méditerranéen en novembre, est un autre rendez-vous à ne pas manquer parce qu'il tient à intégrer dans son acquis la dimension migratoire. Mais c'est dès la semaine prochaine, au Conseil européen de Hampton Court, que les 25 doivent décider d'agir plus.
Ils le peuvent, car c'est leur intérêt partagé. Seule une politique globale, prenant en compte l'ensemble des dimensions du problème, permettra d'apporter les bonnes réponses. C'est-à-dire apporter de l'humanité à notre monde. A l'Europe d'être la première.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 octobre 2005)