Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec LCI le 30 mai 2005, sur la poursuite de l'intégration européenne et la perspective d'une renégociation après le rejet du traité constitutionnel européen par les Français, le 29 mai, et le vote de ratification aux Pays-Bas le 1er juin.

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Texte intégral

Q - Bonsoir Monsieur le Ministre, qu'allons-nous faire ? Que va-t-il se passer à court et à moyen terme en Europe ? Le Traité de Nice est-il le terminus de l'intégration européenne ? Quelle est la marge de manuvre de la France ? Quelles sont donc les conséquences pour notre diplomatie ? Autant de questions évidentes. Et puis, nous examinerons ensemble les réactions que ce "tsunami" référendaire a provoqué alentours.
Qu'allez-vous dire à vos collègues européens que vous rejoindrez dans quelques heures, pour une de ces conférences dont l'Europe a le secret : la conférence euroméditerranée ? Vous présenterez-vous à eux comme une sorte d'Européen piteux, ou allez-vous traduire la colère des Français, face à la façon dont l'Europe avance ?
R - D'abord, mes collègues me connaissent depuis longtemps, ils savent bien que le ministre français des Affaires étrangères n'est pas un Européen qui se cache, il reste passionnément patriote et passionnément Européen, et ils savent bien aussi que le président de la République, comme il l'a dit avant et après le référendum, continuera de défendre la place de la France en Europe.
J'ai eu beaucoup de mes collègues au téléphone depuis ce matin. Ils sont inquiets et ils s'interrogent. Ils sont inquiets parce que nous risquons de ne plus avoir cette Constitution. Nous pouvons en dire un mot, car cette Constitution tentait de régler des problèmes qui restent posés, et il faudra bien les régler. Si cette Constitution n'existe pas, il faudra la réinventer d'une manière ou d'une autre.
Q - Vous dites que vous allez "détricoter" le texte, va-t-on essayer d'en réutiliser certains aspects ?
R - Non, je ne sais pas comment les choses vont se passer, nous ne pourrons pas renégocier ce texte demain ou après-demain alors que nous venons de passer trois ans, et même une dizaine d'années en tout, à travailler sur ces questions. Ce que je sais, c'est que ces questions restent posées.
Avec cette Constitution, quelles sont les questions que nous avons essayé de régler ? Comment travaille-t-on lorsque l'on est 25 ou 27 pays qui veulent rester chacun une Nation avec son identité, mais qui mutualisent et qui travaillent ensemble ? Comment fait-on de la politique en Europe, comment y met-on de la démocratie, comment fait-on de la politique étrangère ? Toutes ces questions, si nous n'avons pas la Constitution, resteront des questions, mais il n'y a pas les réponses.

Q - L'ancien commissaire européen que vous êtes est-il déçu par les Français ?
R - Je suis un citoyen déçu. Maintenant, je prends acte du vote du peuple français, et le peuple a raison dans le vote qu'il vient d'exprimer. Il faut tenir compte de ce vote et des leçons que nous pouvons en tirer.
Q - On dit cela depuis hier soir, mais avez-vous l'impression que c'est le triomphe de la mauvaise foi ou est-ce le vote de la mauvaise humeur ? Finalement est-ce le gouvernement qui a perdu les élections ou bien est-ce l'Europe elle-même et la façon dont elle se construit qui est remise en cause par les Français ?
R - Vous savez, hier, les Français ont répondu avec un seul bulletin de vote à plusieurs questions à la fois. Ces questions portaient sur la Constitution, mais aussi sur la situation sociale, l'inquiétude, la vie chère, le chômage ; des questions de politique nationale et puis aussi des questions peut-être plus existentielles, que l'on n'a pas beaucoup évoquées et qui concernent le sens du projet européen. Toutes ces questions étaient mélangées et il n'y avait qu'une seule réponse.
Ce que je peux dire, c'est qu'il n'y a pas de mandat du "non". Si vous cherchez ce qu'il y a dans le "non", vous verrez qu'il y a beaucoup de contradictions.
Q - Et est-ce pour cela que les Français ne voteront pas à nouveau ?
R - Je ne vois pas comment les Français pourront voter à nouveau ce texte-là.
Q - Pour vous, c'est d'autant plus cruel que, de tous les ministres des Affaires étrangères qui se sont succédés au Quai d'Orsay depuis des années, vous êtes celui qui vous êtes le plus concentré sur les questions européennes, le plus enthousiasmé. Vous avez été l'un des commissaires européens, vous avez été conventionnel, le "non", est-ce votre défaite personnelle ?
R - Nous sommes tous coresponsables de cette défaite. Je me sens touché par ce scrutin et un tel résultat vous oblige à vous remettre en cause, vous-même. Mais je pense que je ne dois pas être le seul, au parti socialiste, à l'UDF, nous sommes tous coresponsables, car tous ceux qui se sont engagés pour le "oui" sont des Européens convaincus. Ils savent que nous avons besoin d'être ensemble avec les autres Européens pour compter dans le monde, parce qu'au fond, ce que l'on ne voit pas bien aujourd'hui dans notre pays et ce qu'il faut pourtant bien montrer, c'est le monde tel qu'il est, tel qu'il avance, avec la Chine d'un côté, les Etats-Unis de l'autre, et les autres qui ne nous attendront pas.
Je reste convaincu que le projet européen, qu'il faut corriger, adapter, améliorer, et nous avions quelques outils pour cela dans la Constitution, ce projet-là est tout à fait vital.
Q - Vous n'avez pas ménagé votre peine, en participant à 80 meetings et réunions. Dans les dernières semaines, huit des dix livres qui étaient en tête de vente traitaient de la Constitution européenne. Il y a eu des centaines de débats. On ne peut donc pas dire que les Français ont voté sans savoir.
R - Non, en effet.
Q - Pouviez-vous imaginer que c'est l'Europe, telle que vous l'incarnez dans ce gouvernement dont les Français ne veulent pas, qu'ils ont répugné à de nouveaux abandons de souveraineté au bénéfice d'un "machin" qu'ils voient de moins en moins clairement ?
R - Ce que j'ai constaté dans cette campagne, et j'avais déjà eu ce sentiment il y a une dizaine d'années lorsque j'étais ministre délégué aux Affaires européennes, c'est que l'Europe intéresse et inquiète à la fois les Français et que les hommes politiques, depuis vingt ou trente ans - je mets de côté les chefs d'Etat qui en parlent et s'expriment régulièrement -, ne l'ont pas expliquée. On a fait comme si l'Europe était à côté. Il y a une sorte de déconnexion avec le mode de décision à Bruxelles : la Commission propose, les ministres décident, les parlementaires européens co-décident tous ces textes qui nous concernent dans notre vie quotidienne et ils ne sont pas expliqués sur le terrain. L'une des leçons que je tire de cette campagne, c'est qu'il faut, non pas mettre à plat, ni mettre en cause le projet européen mais probablement mettre davantage de démocratie, de proximité, d'explications dans ce qui se passe.
Q - Durant la campagne, vous disiez que nous ne pourrions pas renégocier. Maintenant, il va falloir que les diplomates fassent leur travail.
R - J'ai dit précisément que nous ne renégocierions pas avant très longtemps, et je le pense toujours. Il y a d'abord un processus qui continue dans les autres pays, aux Pays-Bas dans quelques jours, en septembre au Portugal, viendront ensuite la Pologne et le Danemark. Donnons-nous jusqu'à la fin de l'année pour voir ce qu'il en est des autres pays. On ne doit pas faire preuve d'arrogance française : le choix des autres pays sur ce texte, et la responsabilité que chacun d'entre eux a de se prononcer, existent. Nous n'allons pas imposer notre point de vue aux autres.
Q - Peut-on imaginer que l'on renégocie certaines parties ? Le pouvoir du Parlement avec une augmentation des pouvoirs de codécision, l'élection pour deux ans et demi d'un président du Conseil européen, le mode de calcul de la majorité qualifiée, ces différents points peuvent-ils se discuter ?
R - Les difficultés de la question que vous posez c'est que, durant la Convention, nous avons travaillé sur ces sujets durant dix-huit mois. Tous les pays étaient là, toutes les options, toutes les idées ont été mises sur la table et ensuite, les chefs d'Etat ont repris 90 % de notre travail.
Chacun de ces pays, les Vingt-cinq, a mis quelque chose auquel il tient, dans l'une ou l'autre des parties.
Q - L'ensemble serait donc à prendre ou à jeter ?
R - Il y a, dans tout ce texte, des choses qui se tiennent, des idées, des options, des avancées auxquelles chaque pays tient. Si vous dites, en tant que Français, que vous tenez au service public par exemple, à la diversité culturelle, à l'article qui protège les départements d'outre-mer - voilà des choses que la France a obtenues -, les autres pays diront qu'ils tiennent aux droits fondamentaux, les Anglais diront qu'ils tiennent à l'unanimité sur la fiscalité, et nous reprenons une discussion. Voilà pourquoi cela va prendre beaucoup de temps.
Personne n'a dit qu'il n'y aurait jamais de renégociation, mais elle prendra du temps. Je ne vois pas pourquoi nous réussirions demain, en quelques mois, mieux que ce que nous avons fait depuis trois ans.
Q - La première onde de choc, Emmanuel Ostian l'évoquait à l'instant : ce sont les Pays-Bas qui votent après-demain. Les sondages donnaient le "non" gagnant avant le week-end, l'exemple donné par la France ne va pas aider le gouvernement et pourtant le Premier ministre a prétendu le contraire ce matin en expliquant que le vote des Français ne devait pas avoir d'impact, qu'il ne devait pas influencer les Néerlandais et, s'il y a un impact, que ce doit être pour encourager ces votants néerlandais à voter "oui".
Concernant l'immigration, n'avez-vous pas l'impression que c'est la politique où l'Europe aura été la plus absente, la plus contradictoire par rapport à ce que vivent les peuples ?
R - Et pourtant la plus nécessaire n'est-ce pas ! Et d'ailleurs, le paradoxe est que, dans ce texte de la Constitution que nous venons de rejeter, il y a des nouveaux outils pour une vraie politique commune de maîtrise de l'immigration clandestine. Nous y renonçons.
On parle des Pays-Bas ; n'oublions pas que les Pays-Bas sont aussi pays fondateur de l'Europe.
Q - Autre pays fondateur en effet et 60 % pour le "non" selon les derniers sondages.
R - Nous verrons bien. Je voudrais dire un mot de cette fondation de l'Union européenne, de ce cap qu'avec les Allemands, grâce à la réconciliation et avec d'autres pays comme les Pays-Bas, nous avions fixé : c'est celui d'une Europe qui n'est pas seulement un grand supermarché, avec des règles et de la régulation, mais aussi une communauté solidaire et de grandes politiques auxquelles nous tenons et que nous allons défendre, que le chef de l'Etat va défendre - je pense à la politique agricole, à la politique régionale et puis aux outils d'une politique étrangère et de défense. Voilà le projet européen et, ce que je crains, c'est que, dans cette divergence franco-allemande qui vient d'apparaître, puisque c'est la première fois depuis cinquante ans que nous n'avons pas la même opinion sur un problème de fond, nous perdions ce cap d'une certaine idée de l'Europe.
Q - Mais il n'y a pas eu de référendum en Allemagne.
R - Non, mais je vous dis que l'Allemagne a approuvé ce texte et que nous venons de le refuser. Il y a donc une divergence, c'est la réalité, et si nous perdons le cap de cette idée de l'Europe qu'avec les autres pays, notamment les Allemands, nous avons voulue, quel cap va-t-on prendre la direction ? Peut-être, ou sûrement, un cap beaucoup plus ultra-libéral, celui d'une Europe telle qu'en rêvent les Anglo-Saxons, une Europe plus "supermarché". Voilà ce que je crains.
Q - En effet, ils se réjouissent.
Si après-demain, les Néerlandais votent "non" comme le disent les sondeurs - deux pays fondateurs qui rejètent les deux premiers référendums - est-ce que la construction européenne qui s'est faite pendant des décennies en cachette des peuples, et où, à chaque référendum, les choses étaient tangentes - en 1972 c'était difficile, Maastricht était "au ras de la moustache" -, là un "non" clair et net - n'auriez-vous pas dû continuer de la faire cette Europe, entre professionnels de la politique, et sans trop demander son avis à l'opinion publique ? N'avez-vous pas des regrets ?
R - Je n'ai pas de regrets car je crois en effet que nous ne pouvons pas continuer à faire avancer le projet européen pour les citoyens mais sans les citoyens. Je pense qu'une fois tous les treize ans, ce n'est franchement pas beaucoup et je pense qu'il y a des leçons à tirer en terme de débat public dans notre pays, pour que les parlementaires nationaux, les ministres, les collectivités locales, les associations, la société civile se saisissent du projet et j'ai quelques idées assez précises de ce point de vue-là.
Q - On en a souvent parlé, nous avons le temps de réfléchir aussi maintenant.
R - Non, nous n'avons pas trop de temps parce que le projet européen est toujours là, nous nous y trouvons, nous avons des intérêts à défendre. Nous allons travailler obligatoirement avec le Traité de Nice, avec les outils actuels pendant un certain temps mais la France tient sa place, elle a des idées et une place à défendre.
Q - Vous disiez que le "non" était très contradictoire et que l'on ne pouvait pas en tirer un mandat. Il y a quand même un consensus du "non" au moins sur un point, c'est pour dénoncer la politique monétaire de la Banque centrale, qui est d'ailleurs critiquée aussi bien par le FMI que par l'OCDE sans que rien ne bouge. Sur ce plan-là au moins, est-ce que la crise peut être salutaire, est-ce que cela peut être un électrochoc, une prise de conscience pour remettre en cause ces "dogmes" de la Banque centrale ?
R - Et de son indépendance. Paradoxalement, en votant "non", nous gardons l'intégralité du Traité de Maastricht, sans la correction qui était, de mon point de vue, insuffisante, car c'est l'un des regrets que j'avais dans cette Constitution, que nous n'ayons pas intégré davantage de gouvernance de l'économie européenne. Mais il y avait un progrès qui était l'élection, au niveau de l'Eurogroupe, d'un président stable.
Q - Mais, cela peut-il les faire changer, faire réfléchir les banquiers ?
R - Je crois qu'ils sont attentifs et ce dont ils ont besoin, c'est que les politiques que nous sommes, au sein du Conseil de l'euro, fassent entendre leur voix, parlent de la croissance et qu'il y ait un dialogue entre la Banque centrale et le Conseil de l'euro. Voilà ce dont il est question.
Q - Je ne veux pas vous demander quel est le portrait du Premier ministre idéal pour ces temps de crise, je suis sûr que vous me répondrez qu'il faut un homme d'action, qui sache enthousiasmer une assemblée générale et se faire applaudir au Conseil de sécurité éventuellement, mais quel est le profil du meilleur ministre des Affaires étrangères pour les mois qui viennent ?
Faut-il quelqu'un qui connaisse bien les arcanes européennes ?
R - C'est une question difficile, en toute hypothèse, le ministre français des Affaires étrangères doit être très engagé sur ces questions européennes et probablement en faire sa priorité puisqu'il y a ce problème, et qu'il va falloir, aux côtés du chef de l'Etat et du Premier ministre, avoir des discussions extrêmement difficiles sur le budget. N'oubliez pas qu'au mois de juin nous discuterons du budget, de la politique agricole commune (PAC), de la politique régionale et il y aura nombreux autres rendez-vous. Voilà ce que je peux dire mais je ne peux pas aller au-delà dans ma réponse.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er juin 2005)