Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, dans "Les Echos" du 13 juin 2005, sur le refus de l'UDF de voter la confiance au gouvernement et sur sa politique de l'emploi.

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Texte intégral

QUESTION.- Comment ressentez-vous l'ambiance du pays en ce début de mois de juin ?
François BAYROU.- Il y a une bonne nouvelle, qui est l'heureuse libération de Florence Aubenas et de Hussein Hanoun. C'est l'occasion de rendre hommage au courage individuel des otages et de leur famille, et aux services secrets, les serviteurs de l'Etat qui, dans l'ombre, prennent le plus de risques. Cela montre aussi que le pays peut éprouver des émotions communes, se rassembler, se serrer les coudes. Pour le reste, il y a une crise sans précédent qui s'est exprimée le 29 mai. Si l'on s'obstine à ne pas en prendre la mesure, on ira vers de lourdes conséquences.
QUESTION.- Pourquoi avoir pris la décision, très lourde, de ne pas voter la confiance au gouvernement Villepin ?
François BAYROU.- On ne doit voter la confiance que lorsqu'on ressent de la confiance. Le 29 mai, la France a demandé des changements profonds. Il fallait une cohérence forte et nouvelle. Or, on a choisi la continuité, en reconduisant pour l'essentiel la même équipe et les mêmes choix, et on a organisé en plus une cohabitation interne entre Villepin et Sarkozy. Les seuls changements marquants relèvent des chaises musicales. Regardez par exemple le sort qui a été réservé à Michel Barnier, désigné comme victime expiatoire, alors que son expérience européenne aurait pu être extrêmement utile dans la crise qui commence.
QUESTION.- Qu'ont voulu dire les électeurs le 29 mai ?
François BAYROU.- Ayons le courage de reconnaître qu'ils ont exprimé une défiance à l'égard de l'Europe, perçue comme floue et lointaine. La France a payé au prix fort qu'aucune pédagogie n'ait été faite sur l'élargissement. A elle seule, l'ouverture non réfléchie des négociations d'adhésion avec la Turquie a coûté dix points au " oui ". Nous avons payé au prix fort l'absence de toute éducation civique européenne. Dans le " non " massif, s'exprime aussi la phase terminale de la crise politique nationale française. Crise que les gouvernants s'obstinent à ne pas voir. Déclarations martiales cent fois entendues, guerre des clans, on peut relire de Gaulle : nous sommes comme à la fin de la IVème République. Comme nous sommes dans une société policée, la colère rampante ne s'exprime pour l'instant que dans les urnes. Mais la confiance dans notre démocratie est profondément minée, et c'est grave.
QUESTION.- Jacques Chirac aurait-il dû mettre son mandat en jeu comme promet de le faire Jean-Claude Junker au Luxembourg ?
François BAYROU.- Soyons justes : il y avait un consensus en France pour ne pas mélanger politique intérieure et européenne. Mais avouez que le geste de Junker a de la gueule, une vraie dimension historique.
QUESTION.- Que faut-il faire pour sortir de la crise ?
François BAYROU.- Cette crise est d'abord démocratique. Les Français ne se reconnaissent pas dans le système politique. Regardez l'UMP, elle a obtenu 16,5% des voix aux élections européennes, et elle détient à elle seule 65% des sièges à l'Assemblée. Hier, le PS était exactement dans la même position. Ce décalage n'a pas de sens. La première des nécessités est donc de réfléchir à une représentation juste du pays. Ensuite, il faut rendre au Parlement la place qu'il a dans toutes les démocraties. S'il y avait un Parlement responsable, les choses seraient bien plus saines. Le contrôle serait effectif. Le débat serait organisé. Le vote de la loi serait sérieux. Le Premier ministre serait obligé de convaincre, il serait contraint de choisir des personnalités fortes pour entraîner une majorité. Au lieu de quoi, plus on avance, plus le Parlement est réduit à rien. Le gouvernement choisit les ordonnances, qui empêchent le Parlement de délibérer. Et le pire, c'est que la majorité applaudit.
QUESTION.- Certes, mais il fallait aller vite.
François BAYROU.- Quand il faut aller vite, il y aune procédure : c'est l'urgence. Les ordonnances peuvent se justifier dans les premiers jours d'une législature quand il y a un contrat clair avec le pays, validé par les urnes. Mais dans une crise aussi grave, mettre le Parlement hors circuit, c'est un pas de plus vers la défiance. Et croire qu'on évitera ainsi le débat, par exemple sur le contrat de travail avec période d'essai de deux ans, c'est une grande naïveté.
QUESTION.- Pour mieux légiférer, ne faut-il pas limiter le cumul des mandats ?
François BAYROU.- Sur ce point, les choses avaient changé. Il ne faut pas revenir en arrière. Comment un ministre, compte tenu du poids de sa charge, peut-il en 2005 cumuler sa fonction avec un exécutif local ? Autrefois, c'était accepté, ce ne l'est plus.
QUESTION.- Vous ne prononcez par le mot de VIème République ?
François BAYROU.- Le changement de République dépendra de la gravité de la crise. Mais, sur le fond, ceux qui défendent la VI République veulent en général supprimer l'élection du Président de la République au suffrage universel. Je pense, au contraire, que c'est le seul moment où le peuple peut renouveler la donne.
QUESTION.- En refusant d'aider le gouvernement Villepin, ne jouez-vous pas les pyromanes ?
François BAYROU.- Nous le soutiendrons chaque fois que les décisions iront dans le bon sens, même si elles sont impopulaires.
QUESTION.- Y a-t-il vraiment tout à jeter dans ce qu'il propose ?
François BAYROU.- Bien sûr que non, il n'y a jamais tout à jeter. Encore faut-il qu'il y ait une vision d'ensemble et de la cohérence dans les mesures annoncées. Là, on a plutôt eu l'impression d'une collection de mesures.
QUESTION.- Concrètement, qu'est-ce que vous approuvez dans ce plan ?
François BAYROU.- L'accent mis sur le rôle des petites entreprises. Le chèque emploi-service mis en place par le gouvernement Balladur en 1993, même s'il va falloir clarifier son statut en termes de contrat de travail. La fin de la limite d'âge pour l'entrée dans la fonction publique.
QUESTION.- Quelle serait votre politique de l'emploi ?
François BAYROU.- La vraie politique de l'emploi, c'est une politique de l'activité et de la croissance. Aucune entreprise ne va embaucher si le marché n'existe pas, si le besoin n'existe pas. Donc innovation, recherche, fiscalité encourageante. Parallèlement, une politique de facilitation de l'entreprise face à l'administration, une politique de confiance face au soupçon. Il faut introduire le réel, c'est-à-dire la diversité de notre système tellement jacobin : pourquoi faut-il que ce soit l'Etat qui définisse les termes du contrat de travail alors que la situation est tellement différente selon les branches et les régions ? Sans parler de la paperasserie qui tue toute initiative. On a besoin d'une profonde réforme de l'Etat. Enfin, il faut une politique de dégel dans les petites entreprises : il y a des centaines de milliers d'emplois gelés, qui pourraient être créés et ne le sont pas, notamment en raison de charges excessives. Mais il faut arrêter de limiter les allégements de charges aux salaires proches du SMIC parce qu'on crée une vraie trappe à bas salaires. Si une petite entreprise veut embaucher un designer, ou un ingénieur, pourquoi ne pas l'y aider ?
QUESTION.- Face à l'UMP et au PS, l'UDF a objectivement peu de chances de se faire entendre en 2007.
François BAYROU.- Il va falloir que vous vous mettiez dans la tête que le temps des mammouths est fini. Face à l'ampleur de la crise, le mot qui va s'imposer en 2007 est celui de " reconstruction ". Il va falloir reconstruire la France et reconstruire l'Europe. Pour cela, il faudra une démarche différente, très cohérente, capable de rassembler au-delà des frontières habituelles. Les deux grands partis, empêtrés dans leurs guerres internes, ne pourront pas le faire. Le clivage droite-gauche continue d'exister mais il n'est plus dominant. Ce qui désormais structure la vie politique ce sont quatre questions clefs. D'abord la façon de gouverner : il faut une réforme des institutions. Ensuite la vision de l'Europe : il faudra un projet crédible de reconstruction. En troisième lieu, le rapport à la mondialisation : il faut assumer l'économie de marché. Enfin, la prise en compte de l'aspiration sociale française : il faut en faire un atout dans la compétition mondiale. Beaucoup de Français, aujourd'hui sans boussole, veulent s'inscrire dans cette démarche de reconstruction.
(Source http://www.udf.org, le 15 juin 2005)