Déclaration de M. Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la culture te de la communication, sur le cinéma d'art et d'essai, notamment l'accès au patrimoine cinématographique, Paris le 18 octobre 2005.

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Circonstance : Célébration du cinquantenaire de l'Association française des cinémas d'art et d'essai (AFCAE) à Paris le 18 octobre 2005

Texte intégral

Monsieur le Président de l'Association française des cinémas d'art et d'essai, Cher Patrick Brouiller,
Madame la Directrice générale du Centre national de la Cinématographie, Chère Véronique Cayla,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
Au moment de célébrer le cinquantenaire de l'Association française des cinémas d'art et d'essai (AFCAE), je tiens tout d'abord à dédier cet événement à la mémoire de Jean Lescure, disparu avant-hier. Il fut, cher Patrick Brouiller, votre prédécesseur à la présidence de l'AFCAE, pendant vingt-six ans, de 1966 à 1992. Il a également animé, et longtemps présidé, la Confédération internationale des cinémas d'art et d'essai. Né il y a quatre-vingt-treize ans, à Asnières, Jean Lescure avait succédé à son père, à la direction du cinéma l'Alcazar, l'une des toutes premières salles d'art et d'essai de banlieue. Et il se trouve, Monsieur le Président, que vous êtes aussi le successeur de Jean Lescure à la direction de cette salle emblématique de l'apport des cinémas d'art et d'essai à la culture, à la diversité culturelle, à la richesse du cinéma.
Je tiens à rendre hommage à cette grande figure, l'une des figures fondatrices de votre mouvement. Il était avant tout poète, l'un des créateurs de l'Oulipo (l'Ouvroir de littérature potentielle), membre du collège de pataphysique, philosophe, et disciple de Gaston Bachelard, mais aussi Résistant, médaillé de la Résistance, Croix du combattant volontaire de la Résistance, rédacteur de la revue poétique et résistante " Messages ", dont il a retracé l'histoire dans Poésie et liberté, proche depuis cette date d'André Malraux et du gaullisme, proche aussi des plus grands peintres de sa génération, comme Raoul Ubac, Zao Wou-Ki, Maurice Estève, et pendant des années, directeur littéraire de l'ORTF. Je voudrais évoquer son humour subtil, sa poésie ludique, en rappelant qu'aujourd'hui spécialement, en mémoire de lui
" Au zénith, un zeste de zéphyr fait zézayer le zodiaque "
et en vous demandant d'observer un instant de silence, en rappelant ce passage de son introduction à la poétique de Bachelard, dans L'Intuition de l'instant : " Nous ne vivons que peu de choses, à chaque instant, de ce que l'instant nous propose. Et pourtant, tout ce que nous en vivons est l'instant lui-même "
Même si des salles pionnières comme l'Alcazar, ou des salles d'avant-garde parisiennes, comme le Vieux Colombier de Jean Tedesco, le Studio des Ursulines d'Armand Tallier, le Panthéon de Pierre Braunberger, le Studio 28 de Jean Mauclaire, ou l'Oeil de Paris de Jean Vallée, ont ouvert la voie d'un cinéma expérimental, indépendant et exigeant, dès l'entre-deux-guerres, c'est donc il y a cinquante ans, en 1955, que cinq directeurs de cinéma et des critiques s'associaient pour fonder votre association.
Cinquante ans après, l'AFCAE incarne la vocation culturelle du cinéma dans notre société. 947 établissements - et 1 957 écrans art et essai sur 5 314 écrans en tout, soit 37 % des écrans - sont aujourd'hui membres de votre association. Je tiens à vous adresser toutes mes félicitations pour ce résultat remarquable, qui prouve la qualité et la sincérité de votre engagement pour assurer le succès de la culture dans nos villes. Cela veut dire que partout sur notre territoire, auprès de tous les publics, il existe une salle d'art et d'essai, où les films sont choisis par des amoureux du cinéma, soucieux de la transmission et de la découverte, respectueux aussi de la diversité des langues et des expressions artistiques. C'est ainsi, faut-il le rappeler, dans les salles classées art et essai que l'on peut voir les films étrangers en version originale sous-titrée. C'est dans les salles art et essai que les uvres sont présentées, expliquées, discutées, et sans doute aimées comme nulle part ailleurs.
Nous avons tous le souvenir d'une découverte qui a changé notre vision du cinéma. Et tous nous savons que cette découverte a eu lieu dans une salle d'art et d'essai. De La vie d'Hoaru, femme galante de Kenji Mizoguchi, en 1955, aux Fraises sauvages d'Ingmar Bergman en 1957, au Salon de musique de Satyajit Ray en 1958, à L'Avventura de Michelangelo Antonioni en 1960 jusqu'à My Beautiful Laundrette de Stephen Frears en 1985, ou La loi du désir de Pedro Almodovar en 1986, La Promesse de Jean-Pierre et Luc Dardenne en 1996, de Central do Brasil de Walter Salles, en 1998 à Good Bye Lénin ! de Wolfgang Becker en 2003, pour ne citer que quelques exemples totalement subjectifs, choisis à dessein avant ma nomination, et permettez au cinéphile que je suis d'assumer cette subjectivité et au ministre de vous dire qu'elle est à la fois tout à fait partiale et largement partagée !
Pendant les cinquante années de la vie de votre association, les pouvoirs publics se sont tenus résolument à vos côtés. C'est particulièrement vrai depuis 1959, date de la création de ce ministère par André Malraux, qui la même année a créé l'avance sur recettes et reconnu officiellement le statut de votre association. La volonté de l'État d'encourager la production d'uvres cinématographiques de qualité était soutenue par le développement des salles qui allaient en assurer une meilleure diffusion auprès des publics. Cette vision de la politique française du cinéma demeure aujourd'hui et continue, bien sûr, à m'inspirer : l'avance sur recettes et l'art et essai sont deux des piliers de ma politique de la création cinématographique et de développement des publics. Il faut assurer le développement des uvres nouvelles, encourager la réalisation de premiers films, courts et longs, soutenir les écritures innovantes. Il faut aussi que les uvres puissent être vues dans de bonnes conditions, dans des salles modernes, où l'accueil des publics aille un peu plus loin que l'attribution d'un billet d'entrée. L'art et essai, c'est cet accompagnement, ce " plus ", qui fait de la cinéphilie, non plus une exception réservée à quelques happy few, mais une passion partagée, un véritable amour du cinéma de toutes les époques et de tous les pays.
Amener les publics vers des uvres qu'ils n'iraient peut-être pas voir spontanément, cela demande un travail considérable et emblématique de la diversité culturelle, qui vient, vous le savez, de remporter une première grande victoire, avec l'adoption, par la commission culture de l'Unesco, hier soir, à Paris, du projet de convention qui est maintenant soumise au vote de la conférence générale, devant laquelle j'ai plaidé mardi dernier.
Bien souvent, les films recommandés art et essai ne bénéficient pas de grandes campagnes de promotion. Les faire connaître, susciter l'envie de les découvrir, c'est une grande partie du travail qu'accomplit votre association, en fournissant par exemple des informations aux salles membres du réseau, ou en éditant les documents destinés aux publics. J'en suis conscient, il sort beaucoup de films dans les salles toutes les semaines, et certains ont une " force de frappe " que d'autres n'ont pas. Votre rôle est donc difficile, mais passionnant et indispensable à la vie culturelle de notre pays, notamment pour distinguer dans cette abondance les uvres les plus exigeantes.
J'ai eu le plaisir et l'honneur d'inaugurer la Cinémathèque française le 28 septembre dernier rue de Bercy. Cette institution jouera tout son rôle pour permettre notamment l'accès aux uvres de patrimoine. Mais je tiens à affirmer ici mon attachement au travail vos salles, au plus près des publics, en matière de diffusion des films de patrimoine.
L'accès à l'histoire du cinéma, à ses grands classiques, ne saurait être le monopole des cinémathèques. Les salles commerciales, qui se sont d'ailleurs récemment inquiétées du développement des projections dans le secteur dit " non-commercial ", ne sauraient être l'objet d'une quelconque concurrence déloyale. Vous le savez, Michel Berthod m'a récemment remis son rapport sur le cinéma non-commercial : j'ai demandé au CNC d'étudier ses propositions. Elles constituent une base pour la concertation que je souhaite voir s'engager avec vous et avec l'ensemble des professionnels concernés, sur l'évolution de la réglementation dans ce domaine. Sans préjuger de l'issue de cette concertation, je tiens à le dire tout net : il faudra mieux encadrer ce type de projections.
Je tiens à saluer aussi le travail essentiel que vous accomplissez auprès des jeunes publics, qui rejoint mon action en faveur de l'éducation artistique et culturelle, priorité de ma politique culturelle, que je soulignerai demain, en compagnie de mon collègue Gilles de Robien, en installant à l'Ecole du Louvre le Haut conseil de l'éducation artistique et culturelle. Vous avez mis en place un programme remarquable dans ce domaine, en prenant des initiatives avec des enseignants cinéphiles, en menant des actions de formation des exploitants, d'édition de documents à l'intention des jeunes, et des réflexions, avec les Journées annuelles AFCAE jeune public, qui se tiennent prochainement et dont je suivrai les conclusions avec attention. Aux côtés des enseignants et des élus des collectivités territoriales, dans le cadre des programmes d'éducation au cinéma pilotés par le CNC, vous formez les prochaines générations d'amoureux du 7e art, les publics de demain, en les armant d'un regard critique, d'une connaissance des rouages du cinéma et de ses professionnels, dans leur diversité.
Le Centre national de la cinématographie est votre interlocuteur de tous les instants. C'est avec lui que vous procédez aux recommandations de classement des salles art et essai. C'est lui qui étudie vos demandes d'aides, qui accompagne vos salles dans vos efforts d'animation, de modernisation, d'équipement. L'un des grands enjeux de sa modernisation aujourd'hui est le passage de l'ensemble des salles au système informatique Webcinédi. Un grand nombre d'entre vous y ont déjà adhéré, dans votre intérêt, ne serait-ce que parce que cet outil va accélérer et optimiser la gestion du compte de soutien. Des données plus fiables, plus rapidement enregistrées, c'est un soutien plus vite calculé, pour vos salles, mais aussi pour les producteurs et pour les distributeurs. Les métiers du cinéma sont aujourd'hui solidaires les uns des autres : je souhaite que toutes les salles participent à cette nécessaire modernisation dès l'an prochain.
Il est essentiel que l'administration, et le CNC en particulier, se modernise. Il vous faut aussi vous préparer à des mutations technologiques majeures. Je pense en particulier à la projection numérique en salles. L'AFCAE s'est saisie très rapidement de cette question. Elle a fait preuve d'un grand sens des responsabilités qui a toujours caractérisé son action sur le plan national. Véronique Cayla désignera prochainement un expert chargé d'animer un groupe de travail sur le passage à la projection numérique : je souhaite évidemment que vous y soyez pleinement associés. Il y aura un modèle économique à la française à imaginer pour cette transition vers le cinéma numérique. C'est tous ensemble que nous y réfléchirons.
Chers amis,
L'art et essai a traversé cinquante années d'évolutions continues de l'exploitation : les salles de quartier existent toujours, mais sont depuis apparus les multiplexes, où un nombre important de films peuvent être programmés en même temps, et dont certains sont d'ailleurs classés art et essai. Vous êtes passés d'une activité marquée par les fortes personnalités de quelques entrepreneurs un peu aventuriers, curieux de découvertes, à une industrie moderne, qui compte dans la vie de nos sociétés et joue un rôle essentiel, emblématique de la diversité culturelle. L'art et essai n'est plus depuis longtemps un club réservé à quelques uns, c'est désormais une grande famille, une composante majeure du secteur de l'exploitation, un partenaire indispensable des auteurs, des réalisateurs, des producteurs, de tous les artistes et les techniciens du cinéma, que je tiens à saluer ce soir, et du public, de nous tous qui aimons le cinéma, qui est l'une des plus belles expressions du rayonnement de notre culture.
Au moment où la communauté internationale s'apprête, à l'Unesco, à faire entrer la diversité culturelle dans le droit international, je sais combien ce beau résultat, qui n'est encore qu'une étape - mais quelle étape ! - doit à votre action exemplaire au service de l'amour et de la connaissance du cinéma. L'on ne pouvait rêver plus bel anniversaire !
Je vous remercie.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 19 octobre 2005)