Interview de M. Dominique de Villepin, Premier ministre, dans "Maroc Soir" du 16 novembre 2005, sur les relations historiques entre la France et le Maroc et sur des questions d'actuazlité internationales.

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Circonstance : Voyage officiel au Maroc le 16 novembre 2005 à l'occasion du 50ème anniversaire de l'indépendance du Maroc

Média : Maroc Soir

Texte intégral

QUESTION : En ce cinquantième anniversaire de l'indépendance du Maroc, l'harmonie des relations entre Rabat et Paris apparaît comme un exemple rare dans l'Histoire de la décolonisation. Comment expliquez-vous cette coopération exemplaire entre l'ex-colonisé et l'ex-colonisateur ?
Dominique de VILLEPIN : Nous avons avec le Maroc un partenariat exemplaire, caractérisé par des relations exceptionnelles, denses et confiantes. Celui-ci est bien évidemment le fruit d'une longue histoire, qui a pu connaître des moments délicats, mais n'a laissé aucune amertume. Cet héritage historique commun est pour nos deux pays une force.
Une telle singularité résulte de la conjonction de plusieurs facteurs. Le protectorat, sous l'impulsion de Lyautey en particulier, a permis de préserver la culture du Maroc de même que sa religion. Les Marocains eux-mêmes rappellent souvent le respect du premier Résident Général pour la personne du Commandeur des Croyants. Le deuxième facteur, c'est le rôle des hommes : Mohammed V a joué un rôle exceptionnel et a contribué à cette sérénité des relations, par sa stature exceptionnelle, par sa tolérance et sa grandeur d'âme. Le roi Hassan II a lui aussi toujours été fortement attaché à ce dialogue étroit entre les deux pays.
Aujourd'hui, Sa Majesté le Roi Mohammed VI et le Président de la République Jacques Chirac jouent un rôle moteur dans l'approfondissement de nos relations. Enfin, le Maroc a toujours suscité dans notre pays des sentiments d'amitié ou d'admiration pour sa culture qui ne se sont jamais démentis.
Un dialogue fondé sur des bases aussi solides ne pouvait que durer et prospérer. C'est notre devoir aujourd'hui de le faire fructifier encore.
La France est attachée à sa mémoire partagée avec le Maroc et elle se tourne avec sérénité vers ce passé, marque d'une aventure commune que nous poursuivons aujourd'hui. Je remercie Sa Majesté le Roi et les autorités marocaines de nous associer à ces célébrations.
QUESTION : Héritier du Gaullisme, vous agissez avec la conviction que, dans la grande Histoire, un individu peut toujours faire la différence. Cette réussite de la relation franco-marocaine n'est-elle pas justement due à la force de caractère de quelques rares personnalités, comme Lyautey ?
Dominique de VILLEPIN : Je le soulignais précédemment : l'histoire de nos relations est redevable à certains hommes d'exception du cours qu'elle a pu prendre. Les noms de Mohammed V, du Maréchal Lyautey viennent naturellement à l'esprit car ces figures emblématiques ont jeté les fondements de notre partenariat. Ces hommes ont su incarner, chacun à sa façon, le génie de leur peuple.
La figure de Lyautey est bien à cet égard emblématique : stratège pétri d'humanisme, il était surtout mû par une profonde empathie pour le pays où il était Résident Général et s'est attaché à acquérir une connaissance étendue, de ses traditions, de sa culture et de sa religion. Son uvre reste celle d'un pacificateur, d'un bâtisseur, qui a uvré pour le développement économique du pays et a jeté les bases de l'administration et des infrastructures modernes.
QUESTION : Du côté marocain, comment analysez-vous le personnage de Mohammed V ? Il fut le premier des résistants à la puissance coloniale au point qu'il fut condamné à l'exil en 1953. Mais, avec ses goumiers et ses tirailleurs, il se montra un allié si fidèle contre Hitler que de Gaulle en fit son compagnon dans l'Ordre de la Libération.
Dominique de VILLEPIN : Mohammed V était une personnalité hors du commun. Le Président de la République lui a rendu un hommage émouvant en 2002 par l'inauguration, en présence de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, de la place qui porte désormais son nom devant l'Institut du monde Arabe.
Soulignant cette magnanimité qui le caractérisait avant tout, le Président de la République avait alors rappelé dans son discours comment, grâce à sa foi et à son courage Mohammed V avait "affronté la France au temps de la puissance" mais aussi comment il l'avait "soutenue au temps de l'adversité".
Son soutien a été considérable dans notre lutte contre le nazisme. 85 000 soldats Marocains ont combattu sur les fronts européens. Le refus de Mohammed V de s'incliner devant les lois antisémites du régime de Vichy et son souci de veiller sans discrimination à la sûreté de tous ses sujets sont un autre témoignage de son engagement en faveur de la liberté.
QUESTION : Les hauts et les bas dans nos relations bilatérales ont sans doute atteint leur paroxysme pendant le règne de Hassan II. Le plus bas, ce fut à cause de l'enlèvement de Ben Barka à Paris en 1965. Le plus haut, ce fut le temps de l'amitié entre Hassan II et Jaques Chirac. Là aussi, quelle est votre explication de l'heureux dénouement qui permet toujours de surmonter les crises entre le Maroc et la France ?
Dominique de VILLEPIN : Je suis convaincu qu'un heureux dénouement peut toujours être trouvé lorsque deux pays le veulent vraiment, et qu'ils bâtissent sur une histoire commune riche d'enseignements. Le simple fait que nous puissions célébrer aujourd'hui si naturellement avec nos partenaires le 50ème anniversaire de leur indépendance est plus éloquent que bien des discours.
Notre relation avec le Maroc est aujourd'hui rythmée par des contacts à haut niveau particulièrement denses qui témoignent du caractère exceptionnel de cette amitié. La pratique des séminaires gouvernementaux franco-marocains, sur une base annuelle, est la marque d'un dialogue politique de premier plan.
QUESTION : Quelle est votre analyse de la stratégie du " développement humain " dont Mohammed VI pense qu'elle représente le meilleur remède pour détourner son peuple du double mirage du fanatisme et de l'exil ? Pour aller au bout de son potentiel, l'INDH lancée par Mohammed VI a besoin de la coopération des pays amis. Quelle est la réponse de la France ?
Dominique de VILLEPIN : Il n'est pas de meilleur rempart, en effet, contre le fanatisme et contre le désespoir qui le nourrit et pousse parfois à l'exil, que le "développement humain". Le capital le plus précieux et le plus rentable est bien celui des investissements en matière d'éducation, de santé, d'emploi.
La France soutient pleinement ces objectifs et le programme lancé par le Roi. J'ai déjà eu l'occasion de souligner, lors de mon déplacement au Maroc, le 27 septembre, à l'occasion de la VIIe session de notre séminaire gouvernemental franco-marocain, la convergence entre l'Initiative nationale pour le développement humain lancée par le Roi Mohammed VI et notre propre ambition d'un développement économique et social volontariste.
La croissance sociale, la croissance au service de l'emploi, a été au cur de nos travaux lors du séminaire gouvernemental. Et c'est dans cet esprit que nous renforçons, en partenariat avec nos amis marocains, notre coopération pour la rendre plus efficace et plus visible. Nous avons créé à cette fin deux nouveaux instruments, un groupe d'hommes d'affaires franco-marocains et un forum entre sociétés civiles, chargés de nous faire des propositions pour dynamiser encore notre coopération. Nous avons aussi signé de nombreux accords dans des domaines clés aussi divers que l'économie, la santé, les infrastructures ou la culture.
QUESTION : Après les tragédies de Ceuta et Melilla, la France et l'Occident font-ils assez pour assumer leur part du fardeau ? Que suggérez-vous notamment pour que le Maroc ne reste pas seul chargé du contrôle des frontières de l'Europe ?
Dominique de VILLEPIN : Les événements de Ceuta et Melilla nous concernent tous. Ils appellent une réponse concertée non seulement avec l'Europe, mais aussi avec la rive sud de la Méditerranée, avec les pays du Maghreb, et au-delà, avec le continent africain dans son ensemble. Le Maroc ne peut être laissé seul dans son combat contre l'immigration irrégulière et le trafic honteux d'être humains. Il s'agit là en effet d'un fléau qui nécessite une approche collective et globale.
La France et l'Union Européenne veulent renforcer leur coopération avec l'Afrique dans le domaine des migrations, comme cela a été dit au Sommet de Hampton Court. Les prochaines échéances, sommet de Barcelone, conférence France-Afrique et conférence euro-africaine, devraient le confirmer.
Il s'agit de donner les moyens à nos voisins du sud de mieux contrôler, avec nous, leurs frontières, dans le cadre d'une approche globale incluant la réadmission mais aussi, en amont, le co-développement et les mesures permettant de stabiliser chez elles les populations des pays d'origine.
QUESTION : La France demande que les assassins de Rafic Hariri soient jugés par un tribunal international et, de concert avec les Etats-Unis, préconise le vote par l'ONU de sanctions contre la Syrie. Le régime de Damas peut-il survivre à une telle mise en cause ?
Dominique de VILLEPIN : Concernant les autorités syriennes, nous appelons, après le vote de la résolution 1636 du Conseil de sécurité, à leur pleine coopération avec la commission Mehlis. Il faut désormais que les paroles se transforment en actes.
Notre seul but est la manifestation de la vérité. La résolution 1636, adoptée à l'unanimité par le Conseil de Sécurité, ne prévoit que des sanctions individuelles et financières contre des personnes suspectes de toute nationalité désignées par le juge Mehlis ou les autorités libanaises, pour les besoins de l'enquête.
En ce qui concerne la juridiction qui aura la charge de juger les responsables présumés de l'assassinat de Rafic Hariri, il appartiendra au gouvernement libanais, le moment venu, de se prononcer sur cette question. Nous avons, en ce qui nous concerne, fait part de notre disponibilité à apporter toute assistance que les autorités libanaises jugeraient utile.
QUESTION : Vous avez multiplié les efforts pour retenir l'Iran sur la pente de l'armement nucléaire et les Etats-unis sur la pente des représailles contre Téhéran. Maintenant que le nouveau président iranien affiche sa volonté de poursuivre sa politique nucléaire et tient des propos sur Israël qui ont suscité des condamnations unanimes, quelles chances de compromis y a-t-il encore ?
Dominique de VILLEPIN : Nous avons condamné avec la plus grande fermeté les déclarations inacceptables du Président iranien appelant à la destruction d'Israël. L'Iran doit se conformer aux règles communément acceptées dans les relations entre les Etats membres de la communauté internationale.
Nous privilégions une solution diplomatique pour résoudre les inquiétudes internationales sur le programme d'enrichissement iranien. Nous pourrons ainsi développer des relations nouvelles avec l'Iran une fois rétabli un climat de confiance. Mais seule la suspension des activités nucléaires sensibles permettra un retour à la négociation, comme le demande la résolution de l'AIEA du 24 septembre.
Le conseil des gouverneurs de l'AIEA se réunit à nouveau le 24 novembre. L'Iran doit faire les gestes nécessaires pour rétablir la confiance. Nous sommes pour notre part disposés à reprendre les négociations. Mais si l'Iran persiste dans une attitude de blocage, le Conseil de sécurité pourra être saisi.
QUESTION : Dans le conflit israélo-palestinien, l'espoir de l'apaisement a été de courte durée. Croyez-vous que l'escalade des affrontements va se poursuivre ou bien pensez-vous que l'évacuation de Gaza a déclenché un engrenage "vertueux" que Sharon ne pourra arrêter ?
Dominique de VILLEPIN : La dynamique engagée par le retrait israélien de Gaza est, comme la reprise des violences de ces dernières semaines l'a montré, très fragile. Notre action doit consister, pour la préserver, à faire en sorte que le dialogue entre Israéliens et Palestiniens ainsi que la trêve ne soient pas interrompus. C'est pourquoi l'Union européenne a proposé de jouer un rôle de tierce-partie au point de passage de Rafah.
Mais rien ne sera possible sans une perspective politique, économique et sociale offerte aux Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie. Tel est d'ailleurs le sens de la Feuille de route que la France continue de soutenir, même s'il peut être nécessaire de l'actualiser.
QUESTION : Que faut-il retenir des derniers événements iraquiens ? le meilleur parce que la Constitution a été adoptée et que des élections auront bientôt lieu ? ou le pire parce que la tuerie continue ?
Dominique de VILLEPIN : La tenue, le 15 octobre 2005 en Iraq, du référendum, qui a approuvé le projet de constitution constitue une étape supplémentaire du processus politique en cours dans ce pays. Il importe que celui-ci se poursuive en vue des élections législatives du 15 décembre, afin que tous les Iraquiens participent à la définition et à la mise en place de leurs nouvelles institutions.
A cet égard, la France accueille avec intérêt l'initiative de la Ligue arabe visant à favoriser le dialogue national inter-iraquien de manière à rendre le processus politique plus représentatif de la diversité du pays.
Au vu de la situation sur le terrain, marquée effectivement par des violences quotidiennes, la réunion des efforts de tous, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Iraq, est indispensable pour contribuer à y ramener la paix et la stabilité et pour garantir à ce pays l'exercice effectif de sa souveraineté.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 18 novembre 2005)