Déclaration de M. Edouard Balladur, Premier ministre, sur les relations de l'Union européenne avec les pays du Maghreb et la situation des pays du pourtour de la Méditerranée, Paris le 18 février 1995.

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Circonstance : Colloque international sur le thème "Méditerranée : après la paix, quel avenir", Paris du 18 au 20 février 1995

Texte intégral

C'est avec plaisir que j'ai accepté l'invitation qui m'a été adressée de prendre la parole à la séance solennelle d'ouverture du colloque sur la Méditerranée. J'en remercie très vivement les organisateurs.
L'occasion m'est ainsi donnée de m'exprimer sur l'avenir d'une région dont la stabilité et la prospérité sont indissociables de la sécurité et du bien-être de la France et de l'Union européenne.
Que la France qui assume aujourd'hui la responsabilité de la Présidence de l'Union européenne parle sur ce sujet au nom de ses partenaires n'étonnera personne. C'est l'un des privilèges qui s'attache à l'exercice de la Présidence de l'Union. Mais soyez assurés que la France s'est saisie de cette question avec la détermination, la conviction, j'ajouterai, la passion et la vocation d'un pays décidé à réussir la tâche qu'il s'est fixée : poser les fondements d'une nouvelle alliance entre les deux rives de la Méditerranée.
La France est une puissance méditerranéenne. Elle n'est pas la seule dans l'Union européenne et l'heureuse succession des présidences permettra à l'Espagne et à l'Italie de continuer le travail accompli. Je crois pourtant que la France possède au plus haut point toutes les qualités qui lui permettent d'agir et d'entraîner ses partenaires dans la construction d'une grande politique méditerranéenne.
Je pense à la géographie, aux liens très étroits que la France a établis au cours de l'histoire avec ses voisins du Sud. J'ajouterai que les trois grandes religions qui sont nées sur les rivages de la Méditerranée ont chacune leur place dans notre pays et qu'il est peut-être plus sensible qu'un autre à leur nécessaire coexistence. Je crois surtout que si la France a un rôle privilégié, sans doute unique à jouer, pour un rapprochement des deux rives de la Méditerranée, c'est parce que c'est sur le territoire français qu'ont pris corps les deux influences qui ont fait l'Europe, celle du Nord et celle de la Méditerranée. C'est en France que l'on rencontre pour la première fois en venant du Nord, l'olivier, le grenadier, le figuier, l'arbre de Judée. C'est en France, comme l'écrivait, il y a soixante ans, l'essayiste allemand, Ernst Curtius, que "l'homme du Nord peut satisfaire son désir nostalgique de la Méditerranée". C'est parce que la France est le pays où se rencontrent les deux cultures qui ont façonné l'Europe qu'elle se doit de rappeler à ses partenaires de l'Union européenne que leur destin est intimement lié à celui du bassin méditerranéen.
Chacun sait que la Méditerranée s'identifie à la culture la plus ancienne. Toutes les grandes civilisations et les grandes religions qui nous ont fait ce que nous sommes y sont nées. Quand on contemple la Méditerranée, cette mer au milieu des terres, au carrefour de trois continents, on doit constater que l'on est bien face à l'un des centres du monde. Les cultures gréco-latine, judéo-chrétienne, arabo-musulmane, hispano-mauresque, y ont pris leur essor. Tout laisse à penser que tout est né ici.
Jérusalem
Jérusalem symbolise cela à la perfection. Ville trois fois sainte, unique et diverse, revendiquée et convoitée, elle appartient à tous les hommes.
En faisant cette remarque, je n'ignore pas la signification particulière que revêt Jérusalem pour les Israéliens et le peuple juif.
Jérusalem, ce fut pour un peuple dispersé et persécuté, le rappel de son unité et de sa capacité à survivre aux malheurs qui l'accablaient. C'est aujourd'hui le témoignage de la fidélité d'Israël au passé et aux valeurs qui font la grandeur du peuple juif.
Plus tard, les grandes découvertes, l'élargissement du monde et des horizons connus n'ont pas apporté de véritables démentis au rôle central de la Méditerranée. C'est vers elle que se dirigeaient les hommes du Nord, à la recherche de leur héritage. Au siècle dernier, Delacroix en Algérie et au Maroc, Flaubert en Tunisie et en Egypte, Chateaubriand en Terre Sainte - pour ne citer que des artistes français - tous sont revenus vers ces lieux marqués par le génie. Il y a encore soixante ans, le grand géographe français, Vidal de la Blache écrivait que "si tous les éléments de la civilisation méditerranéenne ne sont pas originaux du moins réalise-
t-elle une perfection d'équilibre avec de remarquables possibilités de progrès. En dehors d'elle, il n'y a eu longtemps chez nous que des Barbares et nous vivons sur cet héritage". "Perfection d'équilibre", "remarquables possibilités de progrès", ce ne sont pas des expressions que nous avons eu le bonheur d'entendre depuis longtemps sur la Méditerranée. La violence et la guerre, l'instabilité et l'échec économique ont été, hélas, plus couramment associés à cette région ces dernières années.
Ce fut hier le conflit entre Israël et le monde arabe. C'est aujourd'hui la montée du fondamentalisme religieux dans le monde arabe mais également en Europe et en Afrique. La Méditerranée parait ne nous envoyer que des messages chargés d'inquiétude. Et pourtant, l'espérance est là. Malgré toutes les difficultés, la paix est devenue une réalité dans une partie du Proche-Orient. Elle doit nous inciter à considérer sous un jour nouveau l'avenir de la Méditerranée. Quatre guerres, où Israël a eu, à chaque fois, le sentiment très vif de combattre pour sa survie, ont laissé des traces profondes en Israël même mais également dans les Etats et les sociétés arabes. Que voit-on aujourd'hui ? La Jordanie, après l'Egypte, a conclu la paix et établi des relations diplomatiques avec l'Etat hébreu. Surtout, les adversaires si implacables d'hier, Israéliens et Palestiniens, ont scellé à Oslo un processus qui doit les conduire de la reconnaissance mutuelle à la coexistence pacifique.
Je n'ignore pas que les bouleversements qui ont affecté les relations internationales depuis 5 ans expliquent en partie cette évolution : la fin de la rivalité est-ouest a ôté aux pays de la région l'alibi qui leur permettait de s'observer avec hostilité, avec le sentiment d'être à l'abri dans l'un des deux camps qui divisaient le monde ; la guerre du Golfe a également modifié les rapports de force et la perception des dangers dans la région.
Rien n'aurait cependant été possible sans le courage des hommes. Je voudrais ici saluer l'action déterminante d'Itzhak Rabin, de Shimon Peres et de Yasser Arafat. Ils ont choisi la reconnaissance mutuelle et le dialogue direct. Cela ne fut sans doute pas un choix facile à faire. Chacun pouvait, en excipant de ses droits intangibles, en évoquant le sang versé et les sacrifices consentis, demeurer dans ses certitudes, refuser le moindre mouvement vers l'adversaire. Les dirigeants israéliens et palestiniens ont compris que, comme les guerres d'attente n'avaient jamais conduit qu'à la défaite, l'immobilité ne servirait jamais la paix.
La paix reste incomplète et fragile. Elle ne va pas sans risque. On le voit bien aujourd'hui. La violence terroriste n'a pas disparu et elle devient encore plus insupportable aux populations qui pourraient légitimement attendre que le dialogue aille de pair avec un accroissement de la sécurité.
Dans les Territoires soumis à l'autorité palestinienne, le processus de paix ne s'est pas encore traduit par une amélioration des conditions de vie de la population.
Je demeure pourtant convaincu qu'il n'y a pas d'autre chemin que celui qu'ont emprunté les adversaires d'hier. Sans paix entre Israël et les Palestiniens, il ne pourra y avoir de vraie stabilité au Proche-Orient, et, au-delà, d'équilibre et de prospérité pour toute la Méditerranée.
C'est au nom de cette conviction que la France et l'Union européenne ont apporté, dès le départ, un soutien déterminé au processus de paix et qu'elles ont joué un rôle dans toutes les enceintes où elles étaient conviées. Chacun sait que l'Europe est le premier donateur de l'aide internationale à l'autonomie palestinienne. 500 millions d'Ecus ont déjà été engagés en faveur des Territoires occupés. La France a fait des propositions plus ambitieuses, visant à accorder 500 millions d'Ecus à l'ensemble des Etats concernés par le processus de paix. Elle ne peut pas se contenter de ce rôle d'assistance économique. Je suis convaincu que tel est l'intérêt des Etats de la région. La France et l'Union européenne entretiennent des rapports de confiance et d'amitié avec toutes les parties. Elles ont depuis deux ans donné un nouvel élan à leurs relations avec Israël. Dois-je rappeler que par la voix du Général de Gaulle, la France avait défini des principes politiques. Je pense en particulier au dialogue direct entre Israël et les Palestiniens qui nous a valu tant d'incompréhension avant d'être reconnu par tous comme une évidence. Son assistance et celle de l'Union européenne sont jugées indispensables au succès du processus de paix. Il est juste que la France fasse également entendre sa voix.
Le second sujet de préoccupation pour l'avenir de la région, c'est l'islamisme radical qui entretient la confusion entre violence meurtrière et religion. Il provoque crainte et incompréhension. Par l'hostilité fondamentale qu'il exprime vis-à-vis de la civilisation occidentale et qui se traduit tragiquement dans certains pays par l'assassinat d'étrangers, il suscite une question majeure : les deux rives de la Méditerranée sont-elles condamnées à s'éloigner inexorablement l'une de l'autre ?
Le risque existe. C'est notre responsabilité de Français et d'Européens de faire en sorte que la Méditerranée reste le carrefour des peuples et des civilisations qu'elle n'a jamais cessé d'être. L'islamisme est l'expression d'un désarroi de populations confrontées à de très graves difficultés. Il ne m'appartient pas de les énumérer ici. Je suis sûr que vos travaux s'y attacheront. Ce que je crois, c'est qu'il faut rester attentif aux aspirations que ce mouvement traduit : une répartition plus juste de la richesse, le souhait d'être davantage associé à la vie politique, la redécouverte d'une identité et d'une culture traditionnelles mises à mal par la colonisation et la modernisation rapide qu'ont connues les sociétés au Sud de la Méditerranée. Il n'y a rien là dont nous devons avoir peur.
Il revient aux Européens et aux riverains de la Méditerranée de mieux analyser ce phénomène et de préciser quelle peut être notre contribution à un retour à la stabilité de ces sociétés traversées par des mouvements radicaux.
Cela peut se faire en réaffirmant notre volonté de dialogue et d'écoute avec les sociétés de religion et de tradition islamiques. Cela peut également se faire en favorisant les pays qui ont su s'engager dans la voie du progrès économique, et maintiennent et approfondissent le pluralisme et l'état de droit. Je suis convaincu de la vertu de l'exemple : les pays qui auront réussi leur développement seront suivis par d'autres. Je souhaite que, dans les vingt prochaines années, les pays du Sud de la Méditerranée connaissent le développement qui a marqué l'Asie du Sud-Est à partir des années 1980 et que de proche en proche, la Méditerranée redevienne un lac de prospérité. Quel plaisir il y aura à entendre parler de "l'âge de la Méditerranée", comme certains évoquent aujourd'hui "l'âge du Pacifique" ! Pour permettre à ce rêve de se réaliser, la France et l'Europe doivent offrir aux peuples et aux Etats de la Méditerranée une nouvelle alliance capable de redonner à cette région unique sa "perfection d'équilibre" et son "immense potentiel de développement", pour reprendre les belles expressions de Vidal de la Blache.
Tout nous conduit à faire de la Méditerranée une des priorités de la politique extérieure de l'Union européenne. Il ne s'agit pas d'un mouvement tactique de rééquilibrage de l'action extérieure de l'Union, engagée légitimement dans un rapprochement avec les pays d'Europe centrale et orientale. La France et l'Europe sont convaincues que leur sécurité, leur prospérité, leur poids dans les affaires du monde dépendent du partenariat qu'elles sauront établir autour de la Méditerranée.
Un grand objectif découle de cette conviction : mettre en place une véritable architecture de coopération en Méditerranée.
La clé de voûte de cet édifice doit être le développement d'échanges équilibrés entre les Etats de la Méditerranée. N'oublions pas que les très grandes heures de la Méditerranée sont les moments où elle a été à la croisée des routes du commerce mondial dont beaucoup de règles ont pris naissance sur ses rives. Faisons en sorte de l'engager résolument sur le chemin des échanges qui sont le socle de sa grandeur et de sa prospérité.
Israël - Jordanie - création d'un Marché commun du Proche-
Cela suppose d'abord que les pays de la rive sud s'entendent pour établir entre eux des relations politiques et économiques plus étroites. L'exemple européen peut inspirer nos voisins du sud. Le traité de paix entre Israël et la Jordanie a justement ouvert des perspectives très prometteuses de coopération entre les deux pays. Je pense en particulier à la question de l'eau qui fait l'objet d'un volet essentiel du récent traité de paix. L'histoire nous apprend que la gestion de ce bien rare et précieux est à la naissance des Etats au Proche-Orient. Puisse le développement des ressources en eau de la région constituer la pierre fondatrice d'un futur Marché commun du Proche-Orient. Je ne doute pas que la France et l'Europe apporteraient leur appui pour que ce projet voit le jour.
La France voit également avec beaucoup d'intérêt les efforts faits par les Etats du Maghreb, au sein de l'Union du Maghreb arabe, pour affermir leurs liens politiques. L'instabilité que traverse l'Algérie a nui à ce projet mais je souhaite qu'il soit préservé parce qu'il va dans le sens de l'histoire et qu'il est de l'intérêt de tous.
Sécurité en Méditerranée - contrôle des armements - non-
La stabilité suppose également que s'engage un vrai dialogue de sécurité entre tous les pays de la région. Les Etats parties au processus de paix ont commencé d'explorer cette voie avec la participation active de la France et de l'Europe. Chacun sait que la paix devra s'accompagner de véritables mesures de confiance et par conséquent de transparence sur le modèle de ce qu'a pu construire l'Europe au sein de la CSCE. La confiance devra également s'appuyer sur des objectifs communs en matière de maîtrise des armements et de non-
prolifération. Je n'ignore pas la difficulté de la tâche mais elle est indispensable à l'affermissement d'une paix durable dans la région.
La consolidation de la paix au Proche-Orient, la mise en place de solidarités régionales entre Etats du Sud de la Méditerranée, voilà les éléments sur lesquels pourrait se fonder la nouvelle alliance que j'appelle de mes voeux entre les deux rives de notre "mer commune".
Je souhaite que cette nouvelle alliance puisse se traduire, dans les quinze ans qui viennent, par un développement rapide du commerce euro-méditerranéen et d'une coopération étroite en matière politique et de sécurité.
La France, de son côté, est prête à mobiliser ses partenaires de l'Union européenne pour y parvenir. C'est sous sa présidence que seront, je l'espère, conclus les nouveaux accords d'association avec le Maroc, la Tunisie et Israël. Les négociations préparatoires avec l'Egypte ont été lancées. Vous savez par ailleurs les efforts de la Présidence pour faire aboutir l'accord d'union douanière avec la Turquie. Enfin, la France souhaite que le Conseil européen de Cannes arrête une stratégie européenne en faveur de la Méditerranée, à l'image des orientations arrêtées à Essen en faveur des pays de l'Europe centrale et orientale.
La France a soutenu dès l'origine l'idée de la conférence euro-méditerranéenne que nous préparons avec nos partenaires espagnols et qui se tiendra à Barcelone à l'automne prochain. Un volet de coopération substantiel, un dialogue politique et de sécurité, un dialogue entre les cultures en seront les composantes indispensables. Ce cadre général n'exclut pas des approches différenciées. Chacun sait les liens très particuliers qui nous attachent aux pays du Maghreb ; les pays engagés dans le processus de paix méritent également une attention particulière ; la Turquie occupe une place à part étant donné ses relations très anciennes avec l'Europe.
Il y aura des difficultés sans doute mais il est clair que la France et l'Europe, qui ont un intérêt vital à la stabilité du bassin méditerranéen, ont la volonté de tisser des liens étroits de solidarité et de partenariat avec l'ensemble des pays de la région.
La Méditerranée, comme l'écrivait Fernand Braudel, est une "rencontre des hommes et un alliage d'histoires".
Les hommes sont nombreux, ingénieux, héritiers de traditions et de valeurs qui sont devenues universelles. Les histoires ont été quelquefois tragiques mais jamais dépourvues de grandeur et d'aspirations au progrès des peuples. Nous sommes arrivés à l'un de ces instants exceptionnels dans l'Histoire où l'on pressent que le destin d'un pays, d'une région, est en train de se jouer. La réussite du processus de paix au Proche-Orient est la clé d'une nouvelle Méditerranée réconciliée et prospère. Je sais que les pays et les hommes d'Etat de la région en ont conscience. Ils ont déjà montré qu'ils savaient faire les gestes qui changent le cours des choses. Je forme le voeu qu'ils continuent de manifester le même courage et la même volonté politique pour sortir les négociations de paix des circonstances difficiles que nous connaissons. Que ne pourrions-nous faire, ensemble, une Europe unie, un Proche-Orient en paix, un Maghreb réconcilié avec lui-même. Il est de notre responsabilité à tous de faire en sorte que la Méditerranée redevienne ce coeur de lumière qui brille au centre du monde.