Texte intégral
En 1965, le Musée de la Résistance nationale voyait le jour. Aujourd'hui, je suis parmi vous pour inaugurer son tout nouveau centre de conservation et de consultation. Trente-cinq ans séparent ces deux jalons. Entre les deux, se déploie une aventure humaine écrite à plusieurs mains. Notre attachement à ce levier de la mémoire, occulte parfois, c'est un paradoxe, la singularité saisissante de cette aventure.
Façonner un " musée vivant au coeur de la cité ", voilà votre ambition. Elle puise à la source. Au début des années 1960 en effet, des femmes et des hommes qui avaient dit non à la "peste brune", s'associaient avec d'autres pour que naisse un musée. Ce musée, c'est leur histoire, celle qu'ils venaient d'accomplir, offerte à tous, en partage. " L'Histoire a plus d'imagination que ceux qui la font " a dit Marx. Cette intuition engage, en définitive, à en avoir davantage qu'elle. En s' " imaginant " un musée, ces femmes et ces hommes répondent à l'invitation. Et de quelle manière !
Singulier, le Musée de la Résistance nationale l'est à plus d'un titre. Ce qui me frappe, c'est tout d'abord le réseau original que son statut associatif lui a permis de tisser. Sept villes françaises accueillent ses collections. La démarche est horizontale et non pas verticale. Chacun de ces sites reflète une dimension spécifique et locale de ce que fut la Résistance. En tant qu'artisan de la décentralisation culturelle, vous devinez à quel point je suis sensible à ce parti pris.
Tout comme je suis saisi par la qualité et la richesse inouïe des collections réunies à Champigny, Bourges, Châteaubriant, Givors, Montluçon, Nice, et Varennes-Vauzelles. Cinq cents mille pièces, pour que jamais ne meure la mémoire de la Résistance. Ce fonds est d'une diversité sans égal. Des archives de l'ennemi et des lettres de combattants de l'ombre, des tracts et des objets de la vie quotidienne, des meubles et des toiles, des photographies et des vêtements anonymes, des armes et des poèmes, des affiches et de la musique, ..., c'est un hymne à l'hétéroclite qui n'en finit pas, un inventaire à la Prévert.
A cela, rien de fortuit. Des milliers de donateurs, anonymes ou célèbres, privés ou publics, ont pas à pas constitué ce fonds et continuent à l'enrichir, à l'instar des archives des mouvements Organisation Secrète, Front National, Francs Tireurs Partisans, qui viennent d'être remises au musée. Il en résulte une tonalité, une couleur, qui appartiennent en propre à ce musée : il est un carrefour où s'entrecroisent l'Histoire et l'intime, où la compréhension naît d'un choc fructueux entre la mémoire collective et la mémoire individuelle. Cela donne de la chair au souvenir, de l'épaisseur humaine à la connaissance. Une valise à double fond en dit parfois plus que toute autre chose, sur le courage et l'intelligence de ces "bricoleurs de l'héroïsme" dont parle Doisneau. On comprend toujours mieux, quand on le fait avec son cur, avec son âme...
L'attrait qu'exerce ce lieu, c'est aussi son ouverture qui la lui confère. C'est un musée "hors les murs", "hors de ses gonds", un musée " baladeur ", si je puis dire. Il n'est, à mes yeux, pas de meilleur choix que l'itinérance pour aller à la rencontre des publics, de tous les publics.
Quand il s'agit de mettre à la portée de tous une période aussi cruciale de l'histoire progressiste de notre Nation, l'enjeu redouble. Vous l'avez démontré avec maestria lors de l'exposition consacrée aux " créateurs et créations en Résistance " ou bien encore avec celle dédiée à ces " étrangers " qui résistèrent, installée dans une station de la RATP.
De même, le concours national de la Résistance, consacré cette année à l'univers concentrationnaire, ainsi que tous les volets de votre partenariat avec l'Education nationale, sont précieux. Les fruits de ce travail sont inestimables. C'est un bel exercice d'éducation civique, vivante et moderne.
Conserver, enrichir, rechercher, et diffuser, vous mettez toutes et tous, beaucoup de passion à remplir ces missions. Une passion telle ne se décrète pas. Elle procède de la nécessité impérieuse de protéger la mémoire de la Résistance. Le pluralisme est vital en la matière. La volonté de réécrire l'histoire a toujours pour but d'asservir les hommes du présent. Orwell nous le rappelle : celui qui s'arroge le contrôle du passé, maîtrise le présent.
Dans votre entreprise quotidienne, permettez moi de mettre en pleine lumière la déclinaison artistique et culturelle de la mémoire. Les photographies de Robert Doisneau et de Willy Ronis, les concerts, les uvres de Boris Taslitzky et tant d'autres encore, participent du travail de la mémoire. Jorge Semprun me confiait il y a peu, que la création, la puissance de l'imaginaire, sont parfois l'unique recours, pour transmettre une expérience, dont le témoignage brut et réaliste ne peut tout transcrire. La politique muséographique de ce lieu porte l'empreinte de cette exigence.
A ce titre comme aux autres, je tiens particulièrement à saluer la pertinence des orientations de son président, André Tollet, ainsi que le beau travail du conservateur, Guy Krivopissko, et de toute son équipe.
Vous avez aujourd'hui décidé de franchir un nouveau cap, car le sentiment d'en avoir fini avec une mémoire vivante est une contradiction dans les termes. Le centre de conservation et de consultation, où nous nous trouvons, agit comme un levain de la mémoire. Mais les mots sont parfois superflus. La configuration de ce lieu, dit tout de l'ambition qu'il porte. Il suffit de le regarder. Il est beau car il imprime dans la matière une idée, un projet, une fonction.
Son architecte, Didier Le Neuveu, a sculpté un écrin pour la mémoire, une façon de boîte précieuse. L'unité du lieu repose sur la distinction de deux espaces. Le premier, destiné à la conservation du témoignage, à sa protection, est dense, compact comme un cocon. Le second, consacré à sa consultation, à son exposition, est lumineux, transparent comme une serre. On y accède par une passerelle, on le quitte en l'empruntant à nouveau..., plus lourd et plus léger à la fois.
Cette extension est aussi la traduction en acte de la rigueur scientifique et de la démarche raisonnée du Musée de la résistance nationale. Dès son ouverture, le conseil scientifique y a veillé en faisant preuve de beaucoup de créativité. Depuis 1985, la Direction des archives apporte son concours à ce chantier, dans le même esprit. Avec l'ouverture du centre, c'est un saut qualitatif qui se produit. L'enjeu est de taille : les recherches des historiens sur cette période brûlante de notre Histoire sont nombreuses. Elles méritent des conditions optimales, une liberté absolue. Vous leur offrez. C'est d'autant plus remarquable, à l'heure où le silence, l'amnésie commandée, sur la part de noirceur que l'Etat français hérite de son histoire, n'est plus tolérable. L'ouverture de vos archives sur Vichy est de salubrité publique. Tout comme l'est l'appel de ces personnalités révoltées par l'occultation inique de la torture d'Etat, pratiquée hier en Algérie.
Cette pratique barbare, nous ne la découvrons pas. Il y a quarante ans, j'étais de ceux dont la vie fut changée à la lecture de " La Question " Il ne s'agit pas de faire acte de repentance mais de reconnaître une vérité historique que l'Etat se doit d'affronter.
Protéger et exposer les traces du passé pour ne pas avancer à tâtons dans le temps présent, telle est votre inspiration majeure. Ce centre la matérialise. Voilà pourquoi l'Etat a participé à sa construction, en versant trois millions cent mille francs.
Cette coopération culturelle connaît un nouvel épisode avec la démarche très novatrice de dévolution du fonds aux archives nationales. L'association en a décidé ainsi. Elle uvre de la sorte, avec le concours de l'Etat, à la pérennité de cet extraordinaire fonds patrimonial. Si un jour il en était besoin, vous êtes convenus de passer le relais à un musée national. Les autres sites confieraient, quant à eux, leurs collections aux archives départementales. L'ancrage local et territorial de la mémoire de la Résistance s'en trouverait garanti.
Le soin mis à construire de telles garanties n'est bien évidemment pas gratuit. J'ai déjà évoqué les enjeux que recouvre la mémoire de la Résistance. Pour terminer, je voudrais ajouter ceci. Elle est un travail toujours à recommencer. Elle est le foyer de ce qu'on nomme l'esprit de résistance. Cet esprit-là, nul ne peut le domestiquer. Nul ne peut l'assigner à résidence historique. Il est venu à bout hier de la pire des dominations ; il est aujourd'hui une manière de dire non qui dit oui à l'humain, à l'égal droit de tous au bonheur. Nietzsche a démasqué ce qui se cache derrière la volonté de rappeler sans cesse à l'homme ses fautes : le désir de lui infliger une mémoire animale, qui l'inhibe et le prive de toute liberté.
La mémoire n'est pas toujours émancipatrice, c'est vrai. La mémoire de la résistance l'est, quant à elle, par essence. Cultiver son esprit, c'est s'inscrire dans un processus de libération qui comporte infiniment plus de modernité que tout autre chose.
Merci à vous qui entretenez le jardin où on cultive cet esprit, merci à vous qui avez eu la gentillesse de m'écouter. Merci à celles et ceux qui résistèrent et qui sont parmi nous ce soir. J'aimerais leur dire ma gratitude, mon respect et mon admiration pour ce qu'ils firent, pour ce qu'ils sont ; ma tendresse aussi.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 28 novembre 2000)
Façonner un " musée vivant au coeur de la cité ", voilà votre ambition. Elle puise à la source. Au début des années 1960 en effet, des femmes et des hommes qui avaient dit non à la "peste brune", s'associaient avec d'autres pour que naisse un musée. Ce musée, c'est leur histoire, celle qu'ils venaient d'accomplir, offerte à tous, en partage. " L'Histoire a plus d'imagination que ceux qui la font " a dit Marx. Cette intuition engage, en définitive, à en avoir davantage qu'elle. En s' " imaginant " un musée, ces femmes et ces hommes répondent à l'invitation. Et de quelle manière !
Singulier, le Musée de la Résistance nationale l'est à plus d'un titre. Ce qui me frappe, c'est tout d'abord le réseau original que son statut associatif lui a permis de tisser. Sept villes françaises accueillent ses collections. La démarche est horizontale et non pas verticale. Chacun de ces sites reflète une dimension spécifique et locale de ce que fut la Résistance. En tant qu'artisan de la décentralisation culturelle, vous devinez à quel point je suis sensible à ce parti pris.
Tout comme je suis saisi par la qualité et la richesse inouïe des collections réunies à Champigny, Bourges, Châteaubriant, Givors, Montluçon, Nice, et Varennes-Vauzelles. Cinq cents mille pièces, pour que jamais ne meure la mémoire de la Résistance. Ce fonds est d'une diversité sans égal. Des archives de l'ennemi et des lettres de combattants de l'ombre, des tracts et des objets de la vie quotidienne, des meubles et des toiles, des photographies et des vêtements anonymes, des armes et des poèmes, des affiches et de la musique, ..., c'est un hymne à l'hétéroclite qui n'en finit pas, un inventaire à la Prévert.
A cela, rien de fortuit. Des milliers de donateurs, anonymes ou célèbres, privés ou publics, ont pas à pas constitué ce fonds et continuent à l'enrichir, à l'instar des archives des mouvements Organisation Secrète, Front National, Francs Tireurs Partisans, qui viennent d'être remises au musée. Il en résulte une tonalité, une couleur, qui appartiennent en propre à ce musée : il est un carrefour où s'entrecroisent l'Histoire et l'intime, où la compréhension naît d'un choc fructueux entre la mémoire collective et la mémoire individuelle. Cela donne de la chair au souvenir, de l'épaisseur humaine à la connaissance. Une valise à double fond en dit parfois plus que toute autre chose, sur le courage et l'intelligence de ces "bricoleurs de l'héroïsme" dont parle Doisneau. On comprend toujours mieux, quand on le fait avec son cur, avec son âme...
L'attrait qu'exerce ce lieu, c'est aussi son ouverture qui la lui confère. C'est un musée "hors les murs", "hors de ses gonds", un musée " baladeur ", si je puis dire. Il n'est, à mes yeux, pas de meilleur choix que l'itinérance pour aller à la rencontre des publics, de tous les publics.
Quand il s'agit de mettre à la portée de tous une période aussi cruciale de l'histoire progressiste de notre Nation, l'enjeu redouble. Vous l'avez démontré avec maestria lors de l'exposition consacrée aux " créateurs et créations en Résistance " ou bien encore avec celle dédiée à ces " étrangers " qui résistèrent, installée dans une station de la RATP.
De même, le concours national de la Résistance, consacré cette année à l'univers concentrationnaire, ainsi que tous les volets de votre partenariat avec l'Education nationale, sont précieux. Les fruits de ce travail sont inestimables. C'est un bel exercice d'éducation civique, vivante et moderne.
Conserver, enrichir, rechercher, et diffuser, vous mettez toutes et tous, beaucoup de passion à remplir ces missions. Une passion telle ne se décrète pas. Elle procède de la nécessité impérieuse de protéger la mémoire de la Résistance. Le pluralisme est vital en la matière. La volonté de réécrire l'histoire a toujours pour but d'asservir les hommes du présent. Orwell nous le rappelle : celui qui s'arroge le contrôle du passé, maîtrise le présent.
Dans votre entreprise quotidienne, permettez moi de mettre en pleine lumière la déclinaison artistique et culturelle de la mémoire. Les photographies de Robert Doisneau et de Willy Ronis, les concerts, les uvres de Boris Taslitzky et tant d'autres encore, participent du travail de la mémoire. Jorge Semprun me confiait il y a peu, que la création, la puissance de l'imaginaire, sont parfois l'unique recours, pour transmettre une expérience, dont le témoignage brut et réaliste ne peut tout transcrire. La politique muséographique de ce lieu porte l'empreinte de cette exigence.
A ce titre comme aux autres, je tiens particulièrement à saluer la pertinence des orientations de son président, André Tollet, ainsi que le beau travail du conservateur, Guy Krivopissko, et de toute son équipe.
Vous avez aujourd'hui décidé de franchir un nouveau cap, car le sentiment d'en avoir fini avec une mémoire vivante est une contradiction dans les termes. Le centre de conservation et de consultation, où nous nous trouvons, agit comme un levain de la mémoire. Mais les mots sont parfois superflus. La configuration de ce lieu, dit tout de l'ambition qu'il porte. Il suffit de le regarder. Il est beau car il imprime dans la matière une idée, un projet, une fonction.
Son architecte, Didier Le Neuveu, a sculpté un écrin pour la mémoire, une façon de boîte précieuse. L'unité du lieu repose sur la distinction de deux espaces. Le premier, destiné à la conservation du témoignage, à sa protection, est dense, compact comme un cocon. Le second, consacré à sa consultation, à son exposition, est lumineux, transparent comme une serre. On y accède par une passerelle, on le quitte en l'empruntant à nouveau..., plus lourd et plus léger à la fois.
Cette extension est aussi la traduction en acte de la rigueur scientifique et de la démarche raisonnée du Musée de la résistance nationale. Dès son ouverture, le conseil scientifique y a veillé en faisant preuve de beaucoup de créativité. Depuis 1985, la Direction des archives apporte son concours à ce chantier, dans le même esprit. Avec l'ouverture du centre, c'est un saut qualitatif qui se produit. L'enjeu est de taille : les recherches des historiens sur cette période brûlante de notre Histoire sont nombreuses. Elles méritent des conditions optimales, une liberté absolue. Vous leur offrez. C'est d'autant plus remarquable, à l'heure où le silence, l'amnésie commandée, sur la part de noirceur que l'Etat français hérite de son histoire, n'est plus tolérable. L'ouverture de vos archives sur Vichy est de salubrité publique. Tout comme l'est l'appel de ces personnalités révoltées par l'occultation inique de la torture d'Etat, pratiquée hier en Algérie.
Cette pratique barbare, nous ne la découvrons pas. Il y a quarante ans, j'étais de ceux dont la vie fut changée à la lecture de " La Question " Il ne s'agit pas de faire acte de repentance mais de reconnaître une vérité historique que l'Etat se doit d'affronter.
Protéger et exposer les traces du passé pour ne pas avancer à tâtons dans le temps présent, telle est votre inspiration majeure. Ce centre la matérialise. Voilà pourquoi l'Etat a participé à sa construction, en versant trois millions cent mille francs.
Cette coopération culturelle connaît un nouvel épisode avec la démarche très novatrice de dévolution du fonds aux archives nationales. L'association en a décidé ainsi. Elle uvre de la sorte, avec le concours de l'Etat, à la pérennité de cet extraordinaire fonds patrimonial. Si un jour il en était besoin, vous êtes convenus de passer le relais à un musée national. Les autres sites confieraient, quant à eux, leurs collections aux archives départementales. L'ancrage local et territorial de la mémoire de la Résistance s'en trouverait garanti.
Le soin mis à construire de telles garanties n'est bien évidemment pas gratuit. J'ai déjà évoqué les enjeux que recouvre la mémoire de la Résistance. Pour terminer, je voudrais ajouter ceci. Elle est un travail toujours à recommencer. Elle est le foyer de ce qu'on nomme l'esprit de résistance. Cet esprit-là, nul ne peut le domestiquer. Nul ne peut l'assigner à résidence historique. Il est venu à bout hier de la pire des dominations ; il est aujourd'hui une manière de dire non qui dit oui à l'humain, à l'égal droit de tous au bonheur. Nietzsche a démasqué ce qui se cache derrière la volonté de rappeler sans cesse à l'homme ses fautes : le désir de lui infliger une mémoire animale, qui l'inhibe et le prive de toute liberté.
La mémoire n'est pas toujours émancipatrice, c'est vrai. La mémoire de la résistance l'est, quant à elle, par essence. Cultiver son esprit, c'est s'inscrire dans un processus de libération qui comporte infiniment plus de modernité que tout autre chose.
Merci à vous qui entretenez le jardin où on cultive cet esprit, merci à vous qui avez eu la gentillesse de m'écouter. Merci à celles et ceux qui résistèrent et qui sont parmi nous ce soir. J'aimerais leur dire ma gratitude, mon respect et mon admiration pour ce qu'ils firent, pour ce qu'ils sont ; ma tendresse aussi.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 28 novembre 2000)