Déclaration de M. Raymond Forni, président de l'Assemblée nationale, sur l'histoire des relations entre la France et les Etats-Unis, et sur leur avenir, Paris le 8 novembre 2000.

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Circonstance : Ouverture du colloque "L'avenir des relations transatlantiques" à l'Assemblée nationale, le 8 novembre 2000

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Monsieur l'Ambassadeur,
Mesdames et Messieurs,
Laissez-moi tout d'abord vous dire tout le plaisir que j'ai à vous accueillir ce matin à l'Assemblée nationale pour y ouvrir vos discussions sur l'avenir des relations entre la France et les Etats-Unis.
Je souhaite saluer chaleureusement et féliciter les organisateurs de cette journée qui est évidemment d'une grande actualité au lendemain des élections présidentielles américaines. L'histoire des relations franco-américaines est une histoire ancienne, passionnée et parfois tourmentée.
Une histoire ancienne, car avant même la Révolution française, la France était déjà divisée par un débat scientifique intense à propos d'une étrange invention censée nous protéger de la foudre des orages. Une invention, venue de l'autre rive de l'Atlantique - comme ce sera si souvent le cas par la suite - je veux parler bien sûr du paratonnerre, conçu par un Américain devenu célèbre depuis, Benjamin Franklin.
S'agissait-il d'une oeuvre diabolique venue d'un continent encore bien mystérieux ou d'un authentique progrès pour l'ensemble de l'humanité ? Ce débat agita notre pays pendant des mois au XVIIIème siècle, préfigurant notre rapport futur avec les Etats-Unis d'Amérique, rapport où la fascination et la crainte sont intimement mêlées.
Au coeur de nos rapports avec les Etats-Unis, il y a, je le crois, en tout premier lieu, la divergence de deux points de vue sur l'objectif même de la démocratie.
Pour les Pères fondateurs américains, comme d'ailleurs pour leurs parents anglais qu'ils venaient d'écarter de leurs affaires, il y a d'abord et avant tout la liberté, celle qu'ils obtiendront par le traité de Versailles en 1783 par lequel la Grande-Bretagne reconnaît l'indépendance des Etats-Unis.
L'essentiel, pour eux, est de garantir au citoyen les plus larges libertés possibles dans tous les domaines. L'Etat et ses administrations ne doivent porter atteinte aux libertés des uns que dans la mesure où elles menacent celles des autres. C'est ce que Tocqueville décrit dans sa " Démocratie en Amérique ", cinquante ans après notre Révolution.
Pour nous, et comme l'exprime la belle devise de notre République, la liberté n'est pas suffisante, nous affirmons aussi un souci d'égalité et nous assumons le fait que les deux notions ne soient pas toujours complémentaires. Il peut arriver qu'il faille attenter quelque peu aux libertés de certains pour assurer un peu plus d'égalité entre tous.
Il me semble, Mesdames et Messieurs, et les débats d'aujourd'hui le refléteront certainement, que ce débat est loin d'être clos.
Les dirigeants et le peuple américains, dans leur majorité, sont convaincus que le système politique et économique des Etats-Unis doit constituer pour les autres peuples non pas un modèle parmi d'autres mais l'unique référence dont tous devraient s'inspirer.
Et nous Français persistons, dans notre majorité, à penser qu'il appartient quand même à l'Etat - expression de l'intérêt général -, de maintenir la cohésion sociale en corrigeant les trop grandes inégalités qui se maintiennent au coeur de nos sociétés.
Mais au-delà de cette différence fondamentale, dont l'incessant examen de part et d'autre devrait plus encore enrichir nos réflexions politiques respectives, les Etats-Unis d'Amérique ont nourri l'imaginaire collectif des Français.
L'Amérique, pour nos compatriotes, ce sera, par exemple, celle de la famille Fenouillard, bande dessinée de 1890 conçue par Georges Colomb, illustrant les aventures d'une famille française perdue au milieu des trappeurs et des esquimaux et qui popularise notre premier étonnement - déjà naïvement admiratif - sur ce pays et sur ce peuple.
Et puis, pour prendre un exemple plus récent, ce sera celle du Défi américain de Jean-Jacques Servan Schreiber, qui, trente ans après la fin de la seconde guerre mondiale, nous fera clairement saisir l'écart technologique et économique qui s'est creusé, et constituera une puissante incitation à sortir plus vite de notre société encore trop rurale pour entrer dans celle de l'industrie et du tertiaire marchand.
Je ne citerai pas, en raison de leur grand nombre, les auteurs français ayant exposé ou dénoncé dans leurs écrits, pour en reprendre l'expression la plus fréquente, le " péril américain ". Tous ces auteurs ont exprimé la crainte que le modèle américain ne s'impose au monde et dilue nos valeurs et notre culture.
Cette crainte a suscité chez nous, de manière permanente, il faut le reconnaître, un certain anti-américanisme qui s'alimente régulièrement aussi bien à certaines importations culturelles ou alimentaires, qu'à certaines positions que prennent les Etats-Unis dans les conflits du monde.
Cet anti-américanisme, que je déplore dans ses excès, a évidemment été ravivé, après la fin de la guerre froide, par l'apparition d'un monde unipolaire où domine la seule puissance américaine, parfois perçue comme arrogante et impérialiste.
Au-delà de cette hostilité systématique qui reste toutefois minoritaire chez nous, notre histoire commune a été nourrie par un flot incessant de soupçons, d'admiration, de craintes, qui sont positifs dans la mesure où ils sont pour nous incitatifs, et qui devraient l'être aussi à certains égards pour nos amis américains, mais que nous devons savoir contenir dans des limites raisonnables.
Français et Américains ont le sentiment profond d'appartenir à la même famille. Comme toutes les familles, celle-ci connaît des querelles intimes. Mais je crois qu'en réalité l'amitié franco-américaine doit être, à l'aube d'un nouveau millénaire, l'un des liens les plus puissants entre les deux rives de l'Atlantique.
Je suis en effet convaincu que les " Mac-Do " si décriés par certains de nos compatriotes, sont compatibles avec nos petits restaurants qu'affectionnent d'ailleurs tant les visiteurs d'Outre-Atlantique. Les films à grand spectacle qu'aiment nos jeunes, cohabitent fort bien avec les nôtres, plus intimistes. Et nous savons aussi très bien défendre nos positions commerciales dans de nombreuses industries comme l'aéronautique, l'agro-alimentaire, les matériels de transport terrestre - en particulier le ferroviaire - ou encore les logiciels informatiques.
J'ose même souligner que, sur le plan culturel où nous jouissons d'un certain dynamisme, que nous reconnaissent d'ailleurs volontiers les Américains, la France a su aussi donner à certains de leurs artistes, comme Bob Wilson ou Merce Cunningham, l'audience et la notoriété que les Etats-Unis ont tardé à leur concéder. Inversement, un citoyen américain, Julien Green, membre de l'Académie française, a su illustrer de façon magistrale la littérature française.
Voilà, Mesdames et Messieurs, rapidement évoqués les malentendus ou les clichés qui ont pu ou qui peuvent encore exister de part et d'autre de l'Atlantique.
Mais si l'on songe à l'héroïsme du soldat Ryan et à la générosité du plan Marshall, on comprend mieux que dans les moments importants de leur histoire, la France et les Etats-Unis ont été unis sur l'essentiel.
Nous ne saurions jamais oublier que l'appui qu'apporta Lafayette à la Révolution américaine fut plus que largement payé de retour, par deux fois, un siècle et demi plus tard, par le sang de tant de jeunes Américains.
Depuis lors, ensemble, au cours du dernier demi-siècle, nous avons été le moteur de la paix et de la prospérité. Ensemble, nous avons contribué à transformer des adversaires en alliés et des dictatures en démocraties. Ensemble, nous avons créé des institutions internationales qui ont garanti notre sécurité et contribué à accroître et mieux répartir la croissance économique.
Aujourd'hui, c'est ensemble que nous devons trouver les réponses aux nouveaux défis auxquels nous sommes confrontés, à l'intérieur comme à l'extérieur de nos frontières. La pauvreté, la défense de la démocratie et des droits de l'homme, la protection de notre environnement sont autant de défis que nous saurons mieux relever ensemble.
Mais cette coopération entre nos gouvernements et nos peuples ne doit pas nous conduire à jeter un voile pudique sur un certain nombre de nos préoccupations.
Sans tomber dans l'esprit d'ingérence, sans manifester de crainte excessive ni faire de procès d'intention, nous devons, dans notre dialogue avec les Etats-Unis, si nous voulons qu'il soit franc et constructif, marquer très clairement notre attachement à nos principes et nos idéaux.
Nous devons dire, par exemple, que nous n'acceptons pas que cette grande démocratie exécute chaque année plusieurs dizaines de ses filles et de ses fils, qu'elle condamne à mort dans des conditions parfois expéditives.
Nous devons également lui dire que nous sommes choqués par la violence des rapports sociaux aux Etats-Unis, évolution qui nous affecte aussi, et dont nous devons ensemble trouver des solutions conformes à un Etat de droit.
Nous devons expliquer à nos amis américains, en espérant les convaincre, qu'à nos yeux, les principes de l'économie de marché qui sont à la base de leur indiscutable réussite économique ne doivent pas s'étendre aux rapports sociaux. Comme l'a si justement dit le Premier ministre, Lionel Jospin, " Oui à l'économie de marché, non à la société de marché ". La santé, l'éducation, la culture ne peuvent être soumises à la main invisible du marché, et le moins possible à la concurrence qui est, n'en déplaise aux libéraux, rarement pure et parfaite.
Voilà, Mesdames et Messieurs, quelques-uns des sujets que vous allez aborder tout au long de cette journée et qui sont autant de preuves de notre volonté de réfléchir avec nos amis Américains à la construction d'un monde meilleur, un monde de paix et de coopération fondé sur des valeurs communes.
La multiplication des rencontres, des échanges, des voyages, des colloques, la présence française aux Etats-Unis et celle des Etats-Unis en France sont là aussi un domaine où nous devons exceller mutuellement. En ce qui nous concerne, nous parlementaires, nous souhaitons développer notre dialogue avec la Chambre des Représentants et je sais pouvoir compter sur l'engagement en ce sens de M. André Vallini, Président du groupe d'amitié France - Etats-Unis de l'Assemblée nationale.
Je tiens également à rendre hommage au travail remarquable effectué au service du rapprochement entre nos deux peuples par un francophone virtuose M. Felix Rohatyn, ambassadeur des Etats-Unis en France, que je salue chaleureusement.
Cette relation particulière entre la France et les Etats-Unis pourra, j'en suis convaincu, apporter beaucoup à l'Europe et au monde, et c'est la raison pour laquelle la réunion que vous avez organisée aujourd'hui, au lendemain de l'élection présidentielle américaine, me semble tomber à point nommé pour faire coïncider ou contribuer à faire coïncider cette fin de siècle avec un renouveau de la coopération franco-américaine.
Je souhaite en tout cas que vos travaux recueillent un plein succès, et que leurs conclusions puissent enrichir la réflexion qui est la nôtre et la politique que le gouvernement essaie de conduire vis-à-vis de ce grand pays ami.
(Source:http://www.assemblee-nationale.gouv.fr, le 13 novembre 2000)