Article de M. Alain Juppé, Premier ministre, dans "Le Figaro" du 26 août 1995, sur la reprise des essais nucléaires intitulé "La dissuasion c'est la paix".

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Le 13 juin dernier, le président de la République a déclaré que la France signerait dès sa conclusion - c'est-à-dire avant la fin de l'année 1996 - le traité d'interdiction complète des essais nucléaires.

Pour que notre pays soit en mesure de signer ce traité sans aucune réserve, le président a simultanément décidé de terminer la dernière série d'essais nucléaires dont nous avons besoin pour assurer à long terme la fiabilité et la sûreté de nos armes.

Cette décision a provoqué des réactions d'hostilité prévisibles dans la région du Pacifique et de la part des organisations antinucléaires. Plus surprenantes ont été les prises de position de certains Etats amis ou alliés, au sein même de l'Union européenne. Surprenantes car la dissuasion française n'est pas seulement la garantie de l'indépendance de la France ; c'est aussi un enjeu pour l'Europe, pour sa sécurité et pour la paix.

Première constatation : depuis 1989, la liberté et la démocratie ont gagné beaucoup de terrain en Europe et dans le monde, mais pas la paix ni la stabilité. On le voit hélas ! à nos portes, dans l'ex-Yougoslavie. Aucun ordre international nouveau n'a encore remplacé celui de la guerre froide. De nouvelles puissances se font jour, qui ne sont pas toujours bien disposées à notre égard. Nous avons le devoir de dire à nos concitoyens européens que de nouvelles menaces remplaceront, ou ont déjà remplacé, les anciennes.

Deuxième constatation : face à ces nouvelles menaces, la sécurité et la paix internationale continueront à reposer sur l'existence de la dissuasion nucléaire. Au moment où nous commémorons tous les victimes d'Hiroshima, nous avons aussi le devoir de rappeler que seule la dissuasion nucléaire eût été capable d'empêcher la folie de conquête qui avait saisi les dirigeants japonais dans les années 30. Seule la dissuasion nucléaire a pu apporter un demi- siècle de paix au continent européen.

Troisième constatation : l'attachement à la dissuasion ne contrarie pas notre volonté de réduction du niveau des armements dans le monde et de lutte contre la prolifération. La France, qui n'a jamais participé à la course au surarmement, a d'elle-même diminué ses moyens nucléaires de 15 % depuis 1991. Sa diplomatie et celle de l'Union européenne sous la présidence française ont été particulièrement actives et efficaces pour obtenir la reconduction indéfinie et inconditionnelle du traité de non-prolifération en mai dernier.

C'est sur ces bases que le président de la République a pris sa décision.
Les essais que le moratoire instauré prématurément en 1992 n'avait pas permis d'achever, seront -par définition- les derniers. L'objectif qui leur est assigné et les conditions dans lesquelles ils seront réalisés ont fait l'objet de déformations inacceptables ou d'allégations mensongères.

Certains soi-disant "experts" ont ainsi prétendu qu'ils avaient pour but de mettre au point de nouvelles armes miniaturisées, destinées à préparer de futures "guerres" nucléaires.
Hypothèse de pure fantaisie. La France s'en tient et continuera à s'en tenir au concept de la dissuasion qui est sa doctrine depuis toujours : il s'agit d'empêcher la guerre, car notre pays, par deux fois en ce siècle, en a connu les atrocités.

Les derniers essais n'auront, par ailleurs, aucun impact sur l'environnement car ils seront effectués à de grandes profondeurs dans la roche la plus solide -et cela n'a évidemment rien à voir avec les champignons nucléaires d'il y a trente ans, tels que les ont dessinés et brandis un certain nombre de députés européens protestataires sur leurs pancartes.

Ils permettront à la France de continuer à disposer à long terme d'armes fiables et sûres sans avoir à procéder à de nouveaux essais, grâce en particulier aux moyens qu'offrira la simulation en laboratoire.

La vérité est qu'aucune autre puissance nucléaire n'aura accompli tant d'efforts pour démontrer de manière objective que ses essais n'entraînent pas de dommage sur l'environnement et la population : je ne connais pas d'autre pays qui, comme nous venons de la décider ce mois-ci, aura invité deux organismes scientifiques internationaux totalement indépendants à organiser sur son site d'expérimentation les vérifications souhaitées par les défenseurs de l'environnement.

La France répète depuis des mois que la radioactivité à Mururoa est inférieure à ce qu'elle est dans de nombreuses zones habitées. Elle est en particulier inférieure au niveau constaté à Wellington : il faut que ce soit des scientifiques néo-zélandais qui rappellent cette évidence pour qu'on commence à entendre la voix de la raison. N'est-il pas piquant d'entendre des personnalités australiennes indépendantes déclarer en substance : "que voulez-vous ! Nous sommes bien obligés de dire la vérité ! Les essais nucléaires français à Mururoa sont sans danger pour les populations du pacifique".

"On eût aimé que les responsables de pays européens qui sont les amis de la France et auxquels nous ne demandons pas approbation mais seulement objectivité, tiennent le même langage. La santé des poissons du lagon de Mururoa - qui n'est d'ailleurs pas menacée - mérite certes toute notre sollicitude. Mais le risque de voir se répéter à nos portes d'autres drames aussi terribles que celui de Tchernobyl justifierait une aussi intense mobilisation de certains donneurs de leçons...

Enfin, ceux qui répètent que la reprise de nos essais, limités dans l'espace et dans le temps, peut retarder la conclusion du traité d'interdiction complète des essais nucléaires, ou bien sont de mauvaise foi, ou bien ignorent la réalité de la négociation internationale qui se poursuit à Genève.

C'est au contraire la décision du président Chirac qui permet l'engagement sans réserve de notre pays à conclure ce traité dans les délais souhaités par tous. C'est sa décision de demander, pour l'avenir, l'interdiction, dans le cadre du traité, de toute activité expérimentale, même de faible niveau (option dite "zéro") qui est de nature à débloquer la négociation sur un point sensible où les deux superpuissances nucléaires tardaient à mettre leurs propositions en accord avec leurs arrière-pensées.

Nos censeurs seraient bien inspirés de regarder de près qui est vraiment sincère dans la discussion. Il serait intéressant, en particulier, d'observer les positions des uns et des autres - et pas seulement des puissances nucléaires officielles - sur la question de la vérification du futur traité.

On le voit, la décision du président Chirac - dont il avait annoncé la possibilité pendant la campagne électorale - est le fruit d'une réflexion cohérente. C'est un acte de courage, inspiré par une vision exigeante de l'intérêt supérieur du pays. La France est reconnaissante envers ceux qui, à l'exemple du gouvernement britannique ou du chancelier Kohl, ont su résister à la tentation de se joindre au chur des protestations orchestré par les mouvements antinucléaires dont on connaît l'histoire et les "adhérences" politiques. Le comportement exemplaire de ces dirigeants montre bien en tout cas que démocratie ne rime pas forcément avec démagogie.

Il montre aussi que, dans ce débat, il y va de l'intérêt bien compris de l'Europe toute entière.

Certes, la France a ses responsabilités propres ; elle entend les assumer pleinement pour faire respecter ses intérêts vitaux. Mais son action s'intègre dans une perspective plus vaste. Il s'agit en fait de savoir si l'Europe veut ou ne veut pas exister en tant que telle. Si elle veut, elle doit se doter d'une capacité de défense propre qui lui permette de se faire respecter en restant fidèle à ses alliances. Le contre-exemple de la crise yougoslave est là pour nous convaincre que la crédibilité et l'avenir de l'Europe sont en jeu.

Or la future défense européenne ne se construira pas sans que, d'une manière ou d'une autre, la dissuasion française - et britannique - n'y joue un rôle. La France souhaite ouvrir ce débat, dont je mesure la difficulté, avec ses partenaires. Il ne peut se dérouler que dans la sérénité et l'esprit de solidarité. Je ne cacherai pas que j'éprouve quelque perplexité en voyant des pays récemment entrés dans l'Union prendre la tête d'une campagne antifrançaise en invoquant les obligations de la "politique étrangère et de sécurité commune", alors même qu'ils se déclarent attachés à un statut de neutralité dont l'esprit se concilie difficilement avec celui d'une union politique.

J'avais évoqué moi-même, le 30 janvier dernier, l'idée d'une dissuasion concertée entre la France et ses principaux partenaires européens. Jacques Chirac, avant son élection, avait également avancé cette idée le 16 mars. Une fois nos essais terminés, une fois la preuve apportée de leur innocuité, le débat pourra reprendre sur des bases plus sereines. Chacun, alors, se retrouvera face à ses responsabilités. Depuis près de quarante ans, la construction européenne a beaucoup progressé. En 1996, au moment de la conférence intergouvernementale prévue par le traité sur l'Union européenne, elle aura à faire un véritable saut qualitatif : de l'économie au politique. La France est convaincue que l'Union ne survivrait pas à l'abandon de ses responsabilités dans le domaine de la sécurité et de la défense. Or la tentation est grande de fermer les yeux sur les menaces à long terme et de s'en remettre à la seule alliance américaine pour notre sécurité. Une Europe forte et respectée ne se construira pas sur de telles bases.

C'est l'honneur de tout dirigeant digne de ce nom de dire cette vérité à son peuple, même lorsque le courant dominant de l'opinion trouve ce rappel désagréable. La France, pour sa part, par la voie de Jacques Chirac, vient de le dire. En assurant sa capacité de dissuasion, elle rend service à la paix et à l'Europe.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 septembre 2002)