Déclaration de M. Alain Juppé, Premier ministre, sur la réforme de l'aide au développement, et l'importance de la coopération avec l'Allemagne dans l'optique de la conférence intergouvernementale de 1996 et en matière de sécurité notamment, Paris le 31 août 1995.

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Circonstance : Réception des ambassadeurs de France au Quai d'Orsay le 31 août 1995 à l'occasion de leur conférence annuelle

Texte intégral

Mesdames et Messieurs les Ministres,

Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,

C'est un grand plaisir pour moi, bien sûr, de me retrouver parmi vous. Je suis tout particulièrement heureux de voir que M. de Charette a maintenu la réunion, à la fin de l'été, de l'ensemble des Ambassadeurs de France. Cette réunion est en passe de devenir, sinon déjà une tradition, du moins une pratique établie. Je m'en réjouis, car les travaux et les réflexions que vous y menez sont, je le sais, très utiles.

Je garde, vous le savez tous, un souvenir marquant des deux années que j'ai passées à la tête du Quai d'Orsay et je reste très attaché à votre maison. J'y avais trouvé beaucoup de compétence, un réel esprit d'équipe, un grand dévouement au service de l'Etat, de la part en particulier de ceux qui servent dans des postes difficiles, où ils courent des risques, parfois hélas au péril même de leur vie.

En s'adressant à vous tout à l'heure à l'Elysée, le Président de la République vous a marqué sa confiance. Il a souligné l'importance qu'il attache à votre mission en annonçant son intention de recevoir chaque Ambassadeur nouvellement nommé avant son départ. Ce contact avec le Chef de l'Etat est le privilège de ceux qui sont chargés de mettre en oeuvre notre politique extérieure. Vous êtes, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, vous le savez, parmi les très rares fonctionnaires dont la correspondance est lue quotidiennement par les plus hautes autorités de l'Etat. C'est une lourde responsabilité. Pour vous, une lourde tâche, parfois pour ceux qui lisent, je le sais, car je continue à le faire et je vous incite comme par le passé à veiller à cet exercice avec discernement.

Ce matin, sous la présidence de M. de Charette, vous avez consacré vos travaux à la politique d'information et de communication dans le métier qui est le vôtre. L'importance de cette responsabilité dans le monde d'aujourd'hui n'échappe à personne. Il ne suffit pas d'agir, de lancer des initiatives, de prendre des positions, encore faut-il informer, commenter, convaincre. Je vous invite, dans le cadre défini par le ministre des Affaires étrangères, à vous montrer aussi actifs que possible auprès des médias de vos pays de résidence pour expliquer et défendre notre politique. Cet effort est bien entendu particulièrement nécessaire à l'heure actuelle dans le contexte de la reprise de nos essais nucléaires. Le Président de la République vous en a parlé, le choix que nous avons fait de la transparence et de la communication a au moins permis d'ores et déjà d'atteindre un premier résultat, c'est qu'il est acquis pour quiconque a un minimum de bonne foi, que les problèmes écologiques et environnementaux n'ont rien à voir dans cette affaire.

La réforme de l'Etat figure, vous le savez, parmi les principaux objectifs que le Président de la République a assignés au Gouvernement. J'entends la mettre en uvre avec toute la détermination nécessaire. Le ministère des Affaires étrangères a été depuis deux ans pionnier dans ce mouvement de réforme. Les changements que j'y ai introduits, tant à l'administration centrale que dans les postes à l'étranger, ont donné au Département - j'ai la faiblesse de le penser- une impulsion, un style de travail marqué à la fois par l'efficacité et la convivialité. J'ai demandé à M. de Charette, dans la lettre de mission que je lui ai adressée lorsqu'il a pris ses fonctions, de poursuivre l'effort de modernisation et de rationalisation de notre outil diplomatique et, plus généralement, des moyens d'intervention de la France à l'étranger.
Beaucoup, en effet, reste à faire pour simplifier les structures et les procédures, supprimer les "doublons", dépasser les querelles de chapelle. Le Comité interministériel des moyens de l'Etat à l'Etranger qui est placé sous ma présidence, a présenté, dans son premier rapport, une photographie de nos moyens humains, administratifs et financiers. Cela est déjà très utile, mais il faut maintenant en tirer des conséquences pratiques et faire vraiment bouger les choses. Le ministre des Affaires étrangères, rapporteur ès qualité de ce comité, me présentera, dans les prochaines semaines, des propositions concrètes en ce sens.

Dans ce même souci de rigueur et de bonne gestion auquel l'Etat doit être plus que jamais attentif, compte tenu de l'état de ses finances, je viens de donner les instructions nécessaires à la mise en place, à partir de 1996, d'une idée que j'avais beaucoup évoquée ici entre 93 et 95, celle d'un budget d'action extérieure de la France. C'est, j'en suis conscient, pour tous ceux qui sont très attachés aux habitudes budgétaires, une petite révolution, un défi qu'il appartient à ce ministère de relever pour en tirer le meilleur parti possible, compte tenu bien sûr des contraintes budgétaires auxquelles de toute manière nous n'échapperons pas.
La réforme de l'aide publique au développement et de nos instruments de coopération constitue une initiative majeure pour notre action extérieure. Les Ministres concernés me feront prochainement des propositions en ce sens. La démarche sera progressive, mais le cadre politique et institutionnel est d'ores et déjà posé puisque vous l'avez constaté dans la constitution du gouvernement : le ministre chargé de la Coopération est aujourd'hui ministre délégué auprès du ministre des Affaires étrangères, ce qui signifie que l'aide au développement figure clairement parmi les composantes de la politique étrangère de la France. Notre dispositif d'aide doit s'inscrire dans la vocation mondiale de notre pays, tout en prenant en compte bien entendu nos responsabilités particulières et nos liens de solidarité en Afrique que le Président de la République a rappelés tout à l'heure avec toute la force de conviction qui est la sienne. Ce dispositif doit également être rationalisé en vue d'une plus grande efficacité.
L'investissement étranger en France est un autre domaine où nous devons nous montrer plus dynamiques. C'est pourquoi j'ai suggéré à M. de Charette d'inscrire ce point à l'ordre du jour de vos travaux. J'ai récemment demandé aux Préfets, vous le savez, de se mobiliser pour l'emploi. Aujourd'hui c'est à vous Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, que je demande de vous mobiliser personnellement pour attirer en France les investisseurs des pays étrangers exportateurs de capitaux. Vous avez là une mission importante à remplir, comme je l'ai souvent dit, la bataille pour l'emploi se gagnera aussi en dehors de nos frontières. J'ajoute qu'une réforme du dispositif actuel de promotion des investissements étrangers en France interviendra dans les prochaines semaines.

Enfin, et ce sera mon dernier mot sur ces questions d'organisation et de méthode, je vous rappelle que j'ai signé, peu après mon arrivée à Matignon, une circulaire qui précise les responsabilités d'animation et de coordination du Quai d'Orsay et des Ambassadeurs. J'ai tenu dans le cadre de cette circulaire à ce que vous soyez chargés de signer les accords conclus sur place avec les autorités des pays où vous êtes accrédités. Ces règles étant posées, il vous appartient de les appliquer à la fois avec fermeté et bien sûr avec le souci du travail en équipe.
Le ministère des Affaires étrangères continuera de jouer ainsi son rôle - qui est grand - s'il poursuit, lui aussi, de sa propre initiative, son action permanente de réforme et de modernisation. Je sais que c'est le souci constant de M. Hervé de Charette qui a, dans ce sens, tout mon soutien.
Un bon outil diplomatique doit être évidemment au service d'une bonne politique étrangère. Le Chef de l'Etat vient d'en définir avec précision et ambition les lignes de force. Je n'ai pas l'intention de répéter son exposé qui a été très clair. Je souhaiterais brièvement me concentrer sur un thème que j'estime majeur, à savoir l'avenir de l'Europe, et développer ce qu'a dit le Président de la République à propos de la relation franco-allemande. car celle-ci joue en effet un rôle spécifique et irremplaçable dans la construction européenne.

Une première illustration doit être donnée par la Conférence intergouvernementale de 1996, qui doit permettre de concilier l'élargissement nécessaire que nous avons déjà mis en route et l'approfondissement de l'Union européenne. L'expérience montre que toute réforme des institutions européennes nécessite une impulsion conjointe de la part de la France et de l'Allemagne. La conférence de 1996 n'échappera pas à cette réalité. C'est pourquoi nous devons travailler avec Bonn, nous le faisons on le sait sur les points clés du débat, sans pour autant donner à ce dialogue un caractère d'exclusivité. Les grands principes qui doivent guider la réforme - efficacité et crédibilité de l'Union, démocratie, respect des spécificités nationales - sont d'ailleurs très largement partagés par nos autres partenaires.

C'est aussi la force d'entraînement du moteur franco-allemand qui doit permettre la réalisation de la monnaie unique, selon le calendrier prévu à Maastricht. Si l'un de nos deux pays manquait à l'appel, l'union économique et monétaire ne se fera pas. Notre dialogue dans ce domaine est donc particulièrement décisif. Si l'Allemagne a pris un peu d'avance sur nous dans le respect des critères de convergence, mais nous nous employons à combler le retard, il lui reste à conduire le grand débat qui précédera et accompagnera le passage à la monnaie
unique.

Le développement par l'Union européenne d'une action extérieure équilibrée et à vocation mondiale doit également beaucoup à la complémentarité de nos deux pays. C'est sous la présidence allemande que l'Union a décidé, avec notre soutien, de tenir une grande conférence euro-méditerranéenne. C'est sous la présidence française qu'a été entamé le "dialogue structuré" préparant l'adhésion des pays associés d'Europe centrale et orientale.
C'est grâce aux efforts de la France et de l'Allemagne que l'aide aux Etats d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique a pu être, après une négociation longue et pugnace, reconduite à un niveau élevé.

Dans les trois domaines que je viens de citer, les institutions, la monnaie, les relations extérieures, j'aurais pu en mentionner d'autres encore, le bon fonctionnement du couple franco-allemand apparaît décisif pour que l'Union progresse. Cela ne signifie évidemment pas qu'il faille sous-estimer le rôle de nos autres partenaires ni méconnaître leurs aspirations. La construction de l'Europe est par définition un grand dessein collectif où chacun a sa part et apporte sa contribution.

Autre préoccupation essentielle sur laquelle je souhaiterais m'étendre quelques instants, la sécurité.

Le bilan de la coopération franco-allemande dans ce domaine est quoi qu'on en dise considérable. Vous le connaissez, je ne le développerai pas.

Pourtant, ici aussi, une page nouvelle doit s'ouvrir. Le nouveau contexte stratégique nous confronte à des défis auxquels nous n'étions pas préparés, il ouvre en même temps des perspectives inédites.

Des défis nouveaux d'abord, bien évidemment le plus grave d'entre eux, la crise yougoslave, c'est-à-dire le retour en Europe de pulsions et de pratiques barbares dont l'Ouest du continent, grâce précisément à la réconciliation franco-allemande, avait su s'affranchir.

Sans revenir ici sur les péripéties passées de cette crise, qui nous a tant mobilisés durant les deux années que j'ai passées dans cette maison, nous pouvons d'ores et déjà en tirer plusieurs enseignements.

Le premier est que sans un engagement collectif des Européens, sans une solidarité concrète de leur part sur le terrain, l'Europe n'a pas le poids politique correspondant à son niveau de présence militaire : ce qui se passe ces jours-ci en est la nouvelle démonstration.
Nous devons y réfléchir lorsque nous examinerons, en 1996, les aspects de sécurité de la CIG et l'avenir de l'UEO.

Le second enseignement est que l'intensité du lien franco-britannique, nécessaire et souhaitable - il a été très important dans la gestion de ce conflit -, ne compense pas un éventuel relâchement du couple franco-allemand. On l'a vu aux origines mêmes de la crise de l'ex-Yougoslavie, nous en avons eu la preuve a contrario en 1993 : le moment où les efforts diplomatiques de l'Europe ont été près d'aboutir, et où ils auraient pu aboutir s'ils avaient obtenu les soutiens extérieurs qu'ils obtiennent aujourd'hui, ce fut lorsqu'une initiative franco-allemande relança un processus politique qui paraissait mort. Nous devons retrouver cet esprit, à un moment particulièrement critique.

Il est un autre défi, beaucoup plus général, puisqu'il porte sur la conception même de la sécurité. L'Allemagne, sans doute, se pose les mêmes questions que nous : quelles sont les menaces ? comment prévenir les crises ? comment assurer notre défense ?

Nous ne devons pas tenir pour assuré que nos deux peuples apportent spontanément les mêmes réponses à ces questions, loin de là. L'émotion soulevée dans une grande partie de l'opinion publique allemande par l'annonce de l'achèvement des essais nucléaires montre bien, au-delà des préoccupations écologiques, que c'est souvent la dissuasion elle-même qui est remise en cause. Nos deux pays n'ont pas non plus la même tradition d'intervention extérieure. Il nous appartient d'empêcher que ces différences de sensibilité ou d'histoire n'entraînent de vraies divergences politiques.

Nous avons la chance d'avoir comme partenaires des responsables politiques allemands conscients de ces enjeux : sachons nous appuyer sur cet atout pour explorer les perspectives ouvertes par le nouveau contexte stratégique.

L'heure est venue, d'abord, de dépasser l'opposition entre le dessein européen et la solidarité transatlantique. Chacun est conscient désormais de part et d'autre du Rhin, je dirais même de part et d'autre de l'Atlantique, que l'Alliance ne survivrait pas à un délitement de l'Europe, et qu'inversement une Europe forte ne se construira pas sur une déliquescence de l'Alliance. Il reste néanmoins beaucoup à faire pour que cette prise de conscience se traduise par des réalités concrètes, le Président de la République l'évoquait tout à l'heure à propos des suites données ou pas données encore au sommet de Bruxelles. Le ministre des Affaires étrangères et son collègue de la Défense ont été chargés de faire des propositions dans ce domaine où le couple franco-allemand a un rôle clé à jouer.

Je voudrais enfin redire ici que cette coopération ne peut plus ignorer la dimension nucléaire de notre sécurité commune. Certes, depuis la déclaration d'Ottawa en 1974, personne ne conteste la contribution qu'apportent les forces françaises et britanniques à la dissuasion globale. Mais quand j'ai évoqué au début de cette année le concept de "dissuasion concertée", c'est à une approche plus ambitieuse que je pensais. Le respect des responsabilités propres de chacun doit désormais s'inscrire dans une vision commune de nos valeurs, de nos intérêts et de notre rôle dans le monde, sinon l'Union européenne restera un concept creux. J'ai parfaitement conscience que c'est là un débat difficile. Il ne peut que s'engager dans la sérénité et l'esprit de solidarité. La France doit s'y préparer et le ministère des Affaires étrangères est là encore en première ligne.

Voilà Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs quelques réflexions que je voulais vous livrer sur ce rôle central de la relation franco-allemande dans la construction de l'Europe et de notre politique étrangère. Je vous redis toute la joie que j'ai à me retrouver quelques instants parmi vous.

Je vous remercie.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 septembre 2002)