Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur les effets du passage à l'euro, les conditions d'une union politique plus étroite, les défis de l'élargissement de l'Union européenne, la légitimité démocratique des institutions communautaires, le modèle social européen, la politique étrangère et de sécurité commune, Versailles le 14 janvier 1999.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque franco-britannique sur la construction européenne à Versailles les 14 et 15 janvier 1999

Texte intégral

Je tiens, avant tout, à remercier les organisateurs de ce Colloque, en particulier Sir Christopher Mallaby et Jean-Louis Beffa, qui mont invité à dire quelques mots en guise d'introduction à ce dîner.
Cette rencontre occupe désormais une place importante dans les relations franco-britanniques - ainsi en témoigne la présence de nos deux ambassadeurs, de nombreux ministres, de parlementaires, de chefs d'entreprise et d'éditorialistes. En raison de son caractère informel, elle constitue, me semble-t-il, une occasion rare d'échanger des idées, librement et franchement, entre des hommes et des femmes que, c'est le moins qu'on puisse dire, la construction européenne ne laisse pas indifférents, et l'on sait toute la place que la langue britannique réserve à la litote.
Je trouve également très pertinent le choix de Versailles. Nos amis britanniques peuvent y voir un hommage à l'institution monarchique. « Honni soit qui mal y pense » : je ny vois, pour ma part, qu'un heureux présage européen, puisque députés et sénateurs français se retrouveront dans quatre jours, à quelques centaines de mètres d'ici, pour adopter la révision constitutionnelle préalable à la ratification du Traité d'Amsterdam.
Je voudrais seulement ce soir, pour introduire les débats et, en premier lieu, l'intervention de Mme Joyce Quin, vous donner quelques indications sur les perspectives, que je crois probables, de la construction européenne. Alors permettez-moi d'entrer sans tarder dans le vif du sujet.

I.Quelles sont, d'abord, les pistes de réflexion ?
Il y a d'abord celles qui nous séparent encore, parmi lesquelles, bien évidemment, l'euro. Est-ce vraiment un clivage ? Tony Blair a une jolie formule parlant de la monnaie unique : « the worlds second most important currency, and London markets its financial home ». Pourrait-il être plus explicite ? De même, pourrait-il être plus pragmatique quand il affirme, sagissant dune éventuelle entrée dans leuro : « If the euro works and the economic benefits are clear and unambiguous, we would recommend entry » ?
Quoi qu'il en soit, et quelle que soit la décision finale du peuple britannique, les premiers jours de la monnaie unique ont montré quelle bénéficie d'un énorme capital de confiance, dont les opérateurs qui sont représentés ici ne peuvent, j'en suis sûr, que se réjouir.
Deuxième piste : l'élargissement de l'Union européenne - ou ne faut-il pas parler plutôt de la réunification du continent européen ?
Que signifie, pour nous, cette dynamique ? Un marché élargi à 100 millions de consommateurs supplémentaires ? Certainement. L'aboutissement ultime de la dimension économique et financière de la construction européenne ? Sans doute. Ou bien une étape sur la voie dune Europe politique plus unie, dont la vocation serait de peser davantage sur les affaires du monde ? Peut-être, mais rien n'est encore sûr.

II.La question que nous devons donc évoquer à présent est bien celle-ci : quelle Europe avec l'euro ? quelle Europe après l'euro ? Et je sais que cette question fera demain l'objet dune table ronde, qui ne sera sans doute pas la moins intéressante.
La monnaie unique, qui parachève la réalisation du grand marché, constitue-t-elle, en effet, la limite ultime des transferts de compétences librement consentis par les Etats, ou bien va-t-elle donner une impulsion décisive à l'Union politique ?
La question, à l'évidence, est cruciale mais je note aussi quelle est déjà quelque peu dépassée, puisque le Traité d'Amsterdam qui entrera en vigueur prochainement, organise, comme vous le savez, de nouveaux transferts de compétences au bénéfice de l'Union.

La phase préparatoire au passage à la monnaie unique, qui vient de se terminer, a dores et déjà donné lieu à un processus de convergence sans précédent des économies européennes, ce que j'appellerai les effets anticipés de l'euro. Au-delà, l'euro aura d'autres conséquences, tout aussi importantes à moyen et long termes :

  • - d'abord, la coopération fiscale, qui me paraît souhaitable. Il n'est certes pas question d'uniformisation - je ne voudrais pas déclencher une nouvelle tempête dans la presse britannique - mais il est tout à fait évident qu'il faudra introduire quelques règles du jeu dans ce domaine, dans le sens de la coordination des politiques fiscales.
  • - ensuite, plus largement, une meilleure coordination des politiques économiques qui implique un rôle croissant de l'euro-11.

Celui-ci n'est certes que l'embryon d'un « gouvernement économique », mais il a une réalité forte - je ne m'explique pas autrement les efforts des pays ne participant pas à l'euro pour l'encadrer - et il marque clairement une exigence démocratique face à la Banque centrale européenne indépendante.

III.Les pistes que je viens d'évoquer ici constituent les premiers effets induits par la monnaie unique. Mais il serait vain de penser qu'ils suffiront, à eux seuls, à créer, de façon en quelque sorte mécanique, les conditions dune union politique plus étroite. Ce que j'observe en effet, c'est que la perspective de l'élargissement nous confronte inéluctablement à deux principaux défis.
- Premier défi : comme Jacques Delors, je pense que « prétendre que l'approfondissement et l'élargissement sont parfaitement compatibles, c'est prendre ses désirs pour des réalités. » En fait, je suis même convaincu que, dune certaine façon, l'Union que nous avons créé voici quarante ans a vécu. Elle ne résistera pas, dans sa forme actuelle, à la dynamique de la réunification du continent européen.
Je dis cela, pour ma part, sans éprouver le moindre sentiment de culpabilité ou d'amertume. Je suis trop respectueux de la nation, et du destin de chacune d'entre elles en Europe, pour penser que tous les peuples pourraient concevoir, ensemble et au même moment, les mêmes ambitions. Je crois aussi que ce qui nous réunit ici ce soir, c'est cette idée que l'Europe ne se fera pas contre les nations, mais avec elles.
Je n'ai, bien entendu, pas de réponses toutes faites à la question de l'architecture future de l'Union européenne et ce n'est d'ailleurs pas ce soir que nous pourrions épuiser le sujet. Mais il me paraît évident que, dans l'Europe de demain, il y aura un coeur qu'on voit d'ailleurs dores et déjà se dessiner dans l'Europe des « coopérations privilégiées » - je pense à l'euro à onze, à l'UEO à dix, à Schengen à neuf - mais aussi à la notion de « coopérations renforcées » consacrée par le Traité d'Amsterdam. Bien entendu, je suis profondément convaincu qu'il est de l'intérêt de la France de faire partie de ce noyau dur et que celui-ci doit rester ouvert à ceux qui voudront le rejoindre. Mais chacun devra prendre ses responsabilités.
- Deuxième défi : l'élargissement nous amène à poser à nouveau la question des raisons de construire l'Europe aujourd'hui, à réfléchir à ce qui fonde notre volonté de vivre ensemble, à rendre intelligibles pour les Européens d'aujourd'hui et pour ceux qui aspirent à nous rejoindre, les termes d'un contrat fondé, historiquement et principalement, sur la réconciliation franco-allemande et sur la résistance à la menace soviétique, mais qui, en quarante années, a considérablement changé de nature.
Car, il ne faut pas le nier, nos opinions s'interrogent. Non pas, du moins en France, quelles soient hostiles à l'avancée décisive que nous venons d'accomplir avec l'euro, mais parce quelles ne semblent pas très sûres de savoir où nous allons. Il y a un véritable besoin de sens, ce qui devrait passer par une redéfinition du contrat européen qui nous lie.

IV.Quels pourraient en être les termes ? Je me contenterai, ce soir, d'évoquer les pistes qui, selon moi, mériteraient d'être explorées :

  • Tout d'abord, l'efficacité et la légitimité démocratique des institutions européennes. L'échec d'Amsterdam sur ce point est patent, mais nous sommes plus que jamais convaincus que la réforme institutionnelle est un préalable aux futures adhésions.
  • Deuxième réflexion : comment assurer la pérennité du « modèle social européen » ? Cette interrogation fondamentale demeure. Je dirais même que le passage à l'euro lui donne une actualité renouvelée. En effet, jai la conviction que l'Europe de l'euro ne sera véritablement légitime que si, par delà les facilités quelle procure, par delà la stabilité des prix quelle assure, la monnaie unique est perçue comme un instrument au service de la croissance et de l'emploi. C'est, comme vous le savez, le sens profond de accent que nous mettons depuis un an et demi sur la prise en compte de l'emploi dans les politiques européennes. C'est ce qui justifie, aussi, la réflexion que nous avons décidé de conduire sur l'élaboration dune Charte des droits civiques et sociaux, qui manifesterait de façon tangible le renforcement de la dimension citoyenne de la construction européenne.
  • Troisième réflexion, les questions de paix et de sécurité : ce n'est pas contradictoire avec ce que jai déjà indiqué. Bien au contraire : si la cause première de la construction européenne - la réconciliation des nations européennes - s'est banalisée, cela ne signifie pas quelle soit appelée à disparaître.

D'où la question de la Politique étrangère et de sécurité commune, la PESC. Je ne m'étendrai pas ce soir sur la récente crise iraquienne sur laquelle nos deux pays n'ont pas eu tout à fait - à moi de manier la litote - la même vision. Il demeure que le fonctionnement actuel de la PESC est tout aussi insatisfaisant que celle-ci est indispensable. Quelle serait la crédibilité dune Union européenne, entreprise de paix, si, dans ce domaine-là aussi, les nations ne pouvaient faire preuve d'un minimum de solidarité et de volonté d'agir ensemble ?
D'où encore la question de la sécurité du futur ensemble. Nous sommes convaincus que l'affirmation l'Europe passe par sa capacité à assurer sa propre sécurité. C'est en ce sens que nous nous réjouissons particulièrement des progrès réalisés avec les autorités britanniques dans la conceptualisation dune future défense européenne.
L'ensemble de ces réflexions reviennent en fait à une interrogation centrale : l'Union européenne peut-elle acquérir une puissance politique plus conforme à sa force économique ?
Cette question est affaire de structures, d'institutions. Elle est surtout affaire de volonté commune. Et cette volonté revient pour une grande part, selon moi, à poser la question de l'affirmation de l'Europe face aux Etats-Unis. Que nos amis britanniques n'y voient là aucune malice. Mais je pense que cette dimension ne peut être écartée. Si nos vues divergent encore à ce sujet, parlons-en en toute franchise.
C'est sur cette idée que je terminerai, en soulignant que nous nous réjouissons d'avoir aujourd'hui comme partenaire, en Grande-Bretagne, le Premier ministre et le gouvernement les plus européens depuis plusieurs décennies. Même si des divergences d'appréciation demeurent - et, d'ailleurs, sans ces divergences, et sans le tournoi des Cinq nations, que resterait-il de notre relations spéciale ? - nous devons saisir ce moment pour faire avancer ensemble l'Europe.
Je suis convaincu que vos travaux, aujourd'hui et demain, contribueront à ce vaste projet.
Je vous remercie./.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr)