Extraits de l'interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à RTL le 3 janvier 1999, sur l'évolution de la situation en Irak, la défense européenne et ses liens avec l'OTAN, la poursuite des criminels de guerre au Kosovo, la professionnalisation de l'armée et les perspectives d'alliances dans l'industrie aéronautique européenne.

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Média : Emission L'Invité de RTL - Emission Le Grand Jury RTL Le Monde LCI - RTL

Texte intégral

Olivier MAZEROLLE : Bonsoir monsieur RICHARD.
Alain RICHARD : Bonsoir.
Olivier MAZEROLLE : Monsieur le ministre de la Défense, vos participations à des émissions comme celle-ci sont rares. Vous êtes un membre important du gouvernement, parce que la Défense est au coeur de la souveraineté nationale et que larmée française est en pleine réorganisation. Au moment où lon célèbre lavènement de leuro, les débats sur une possible Défense européenne ont repris. Des débats parfois un peu chaotiques. Les Européens ont bien du mal à sentendre sur le sujet qui symbolise encore pour chacun leur puissance nationale. La Défense exige aussi de la part de son ministre de la détermination et du doigté puisque ce domaine, comme la politique étrangère, relève de la compétence directe du Président de la République et de celle du Premier ministre. La cohabitation risque de sanimer avec les interventions remarquées du président Jacques Chirac lors de son discours de Rennes et lors de ses voeux adressés aux Français où, sans avoir prononcé le mot « gouvernement », il lui a quand même adressé quelques critiques. Vous êtes enfin le chef de file de la tendance rocardienne au PS, qui compte de nombreux parlementaires et que vous avez lintention de relancer.

IRAK
Olivier MAZEROLLE : Depuis quelques jours, il y a eu des incidents au-dessus de la zone dexclusion du Sud de lIrak. Saddam Hussein a ordonné à sa DCA de tirer sur des avions américains et britanniques qui patrouillaient au-dessus de cette zone dexclusion. Les avions français ne participent plus à ces missions de reconnaissance : cela veut-il dire que la France ne va plus jamais participer à ces vols de reconnaissance au-dessus de la zone dexclusion Sud comme la France a déjà cessé de le faire au-dessus de la zone dexclusion Nord ?
Alain RICHARD : Je crois quil faut replacer ceci dans un cadre plus vaste. LIrak est dans un statut international particulier, parce que cest un Etat qui, dans un passé récent, a agressé un Etat voisin en rompant toutes les règles du droit international et qui a accumulé un potentiel darmement de destruction massive. Sa particularité qui le différencie des Etats qui ont des armes de destruction massive est quil sen est servi à deux reprises, dont une fois contre sa propre population, au Kurdistan. Des règles ont été établies qui empêchent lIrak de préparer des manoeuvres agressives vis-à-vis de ses voisins et de zones minoritaires de sa population vers lesquelles les dirigeants irakiens ont une attitude fréquemment répressive. Tout un processus de désarmement et de contrôle du désarmement a été mené. Pendant ce processus, à de nombreuses reprises, il a été vérifié que lIrak avait dissimulé une partie de ses capacités darmement : le mécanisme dinspection sen trouvait donc légitimé. Nous avons en revanche, depuis 98, plusieurs incidents dans le déroulement des contrôles. Nous avons déconseillé à nos partenaires de la communauté internationale, et en particulier aux Etats-Unis, lidée dactions militaires, estimant que ce nétait pas de cette façon quon traiterait le problème à long terme. Nous avons depuis sept ans un mécanisme dembargo qui nest pas satisfaisant : sil faut bien que soit exercée une pression économique sur cet Etat, puisquil utilisera ses ressources économiques dans un sens agressif, lexercice de lembargo pèse principalement sur la population. Nous demandons la mise en place dun mécanisme à long terme qui soit respectueux de la souveraineté de lIrak et qui assure la sécurité dans sa région. Nous le demandons dautant plus après ces frappes qui nous paraissent avoir été une erreur. Saddam HUSSEIN était fautif puisquil avait cherché une nouvelle fois à empêcher les contrôles. Mais laction militaire nest pas un moyen efficace de changer cette situation : la communauté internationale a dautres moyens pour faire pression sur lIrak. Nous sommes prêts à discuter de ce sujet avec dautres partenaires de la communauté internationale quand eux-mêmes seront disposés à réfléchir sur des bases similaires.
Patrick JARREAU : Mais à qui pensez-vous ? A la Russie ?
Alain RICHARD : Il y a cinq Etats membres permanents du Conseil de sécurité : dun côté les Etats-Unis et le Royaume-Uni, de lautre la Russie et la Chine. Il y a aussi des Etats européens avec lesquels nous souhaitons avoir le maximum de convergence. Il y a enfin les Etats importants de la région.
Olivier MAZEROLLE : Les avions français vont-ils de nouveau participer aux vols sur la zone dexclusion du Sud ?
Alain RICHARD : Non. Dès que les frappes ont eu lieu, jai donné comme instruction que nos avions restent au sol. Jen ai référé au Premier ministre et au Président de la République avec lesquels il a été décidé que, tant quil ny avait pas un nouveau dispositif global de contrôle de lIrak, nous ne participerons pas à cette action qui nétait pas directement décidée par les Nations Unies.
Anita HAUSSER : Pour arriver à ce nouveau dispositif global de contrôle, peut-on sattendre à une initiative française dans les prochaines semaines ?
Alain RICHARD : Pas française. Nous réfléchissons sur ce que pourrait être un contrôle à long terme. Il faut connaître son niveau dinfluence et de capacité daction dans la communauté internationale. Nous sommes une puissance respectée mais nous ne sommes pas une superpuissance. Nous pensons agir de façon plus efficace si nous agissons à plusieurs, doù notre politique européenne et notre attachement aux Nations Unies.
Olivier MAZEROLLE : Jen reviens aux avions français. Avez-vous le sentiment que les missions auxquelles ont pu participer les avions français au-dessus de la zone dexclusion avant les frappes ont pu servir à la préparation de ces frappes ?
Alain RICHARD : Non, pas du tout. Il y avait deux types de missions : des missions de contrôle des mouvements aériens de lIrak, pour empêcher que lIrak utilise sa force aérienne de façon agressive, et des missions de renseignement pour lUNSCOM. Nous avons fourni des photos aériennes à lUNSCOM, absolument pas aux Etats-Unis pour mener des frappes. Les Etats-Unis ont suffisamment dinformations par voie dobservations satellitaires sur lIrak pour ne pas avoir besoin des quelques photos supplémentaires que nous avons fournies.
Olivier MAZEROLLE : La Grande-Bretagne a participé aux opérations de frappes avec les Américains. Est-ce que cest un allié européen fiable quand il dit quil veut avoir une Défense européenne et une ligne stratégique européenne ?
Alain RICHARD : Le journaliste est le tableau de bord des citoyens. Un tableau de bord doit être aussi factuel et aussi orienté vers le long terme que possible. Prenons lexemple de la discussion que nous avons eue avec les Britanniques, à Saint Malo, il y a un mois exactement, sur les perspectives dEurope de la Défense. Elle fit sensation dans la presse. Le chef de lEtat, le Premier ministre, Hubert Védrine et moi-même avons essayé dexpliquer que cétait un long processus. Il a suffit des frappes irakiennes, qui sont quand même un dossier de politique internationale, pour que tout le monde clame à léchec. Les deux choses étaient inexactes : il faut faire attention au rapport entre lanecdote et lévolution à long terme. Je pense que nous sommes dans une évolution à long terme, qui permet à lEurope de la Défense de se développer. Il y a encore un an, tout le monde disait que leuro nétait pas sûr. Quand il y a eu les manifestations principales de la crise financière en Asie, tout le monde a fait comme si leuro était déjà créé, en disant que « leuro a un effet stabilisateur « . Les processus européens prennent du temps car ils sont faits de négociations et de rapprochements progressifs.
Patrick JARREAU : Dans les prochains mois, monsieur Richard, il faudra désigner le madame ou monsieur « Politique Extérieure et de Sécurité Commune Européenne » : si ce monsieur PESC ou madame PESC avait existé le mois dernier, quest-ce quil aurait dit sur lIrak ?
Alain RICHARD : En ce qui concernait leuro, certaines choses marchaient, dautres non. Personne ne savait si les critères allaient être remplis. Il y a toute une série de dossiers sur lesquels les Européens sont daccord aujourdhui : lAfrique du Sud, lIran - les rapports des pays développés et des pays démocratiques avec lIran sont vus de façon convergente par les Européens mais de façon différente par les Etats-Unis, le Kosovo ou la Russie depuis le début de sa transition. Les Européens ont exprimé la même politique. Si cette politique manquait de clairvoyance sur certains sujets, nous avons des quantités de domaines de politique commune, y compris le processus de paix au Proche Orient. Ce qui nallait pas de soi, il y a cinq ou dix ans. Leuro, montre que les choses avancent. Le traité dAmsterdam entre en vigueur. Au terme de celui-ci, il va y avoir un représentant commun. Nous pensons pouvoir faire des propositions avec les Britanniques pour donner quelques outils au Conseil Européen qui est linstance de décision. Si nous sommes capables de traiter les crises européennes de façon autonome, dans un rapport naturellement de coopération avec les Etats-Unis, léquilibre du système politique mondial aura progressé.

OTAN
Olivier MAZEROLLE : Puisquil existe déjà au sein de lOTAN une identité européenne de sécurité et de défense, reconnue par les Américains, en quoi la création dune Défense européenne serait-elle différente de cette entité ? En quoi serait-elle plus autonome par rapport à lOTAN ?
Alain RICHARD : Nous essayons de rapprocher les deux, ce qui donne lieu à un travail assez complexe avec nos amis britanniques, puisque la volonté politique du gouvernement britannique actuel permet de faire avancer notre politique commune.
Patrick JARREAU : Il sest donc bien passé quelque chose dimportant à Saint-Malo
?
Alain RICHARD : Quelque chose sest concrétisée à Saint-Malo.
Anita HAUSSER : En fait cétait trop lointain pour que ce soit immédiat ?
Alain RICHARD : Leuro a commencé en 90. Jai toujours combattu les gens qui pensaient que la politique européenne se faisait sans dialogue. Les Français ont tendance à vouloir professer.
Olivier MAZEROLLE : Il se trouve que lOTAN va fêter son cinquantenaire au mois davril prochain à Washington et quà cette occasion, les Américains demandent à leurs alliés la définition dune nouvelle stratégie pour lOTAN qui corresponde aux dangers du 21ème siècle : armes nucléaires, bactériologiques, chimiques pouvant être détenues par des Etats et par des groupes terroristes. Les Européens vont-ils pouvoir se présenter de façon unie devant les demandes américaines ?
Alain RICHARD : En grande partie oui. Un des points sur lesquels nous essaierons de nous exprimer collectivement est une affirmation de lidentité européenne de sécurité et de défense. Il y a déjà un accord, depuis 96, que la France avait demandé, qui autorise les Européens à agir collectivement sans les Etats-Unis au sein de lOTAN. Cest une chaîne de commandement spécifique. Il nous semble que pour compléter cet édifice, il faut que le Conseil Européen ait une véritable capacité de décision. Que sest-il passé au Kosovo ? Nous avons constaté entre les pays européens une convergence des objectifs politiques pour surmonter le début de guerre civile du Kosovo. Il fallait ensuite exercer une pression militaire : les Européens ont en effet des outils militaires en commun au sein de lalliance, avec un statut particulier pour la France, mais nous savons coopérer ensemble. Le Conseil Européen doit avoir devant lui une évaluation de situation des conflits : il doit avoir des moyens dappréciation militaire, des moyens de renseignement. Le Conseil Européen doit prendre les décisions de principe et de conduite de la gestion dune crise. Cest ce qui manque aujourdhui. Les Etats-Unis souhaiteraient que le fardeau soit mieux partagé et que les Européens simpliquent davantage dans les crises européennes. Ils sont ouverts à la discussion de ce côté-là. Mais ils ont évidemment un contrôle politique très serré sur lensemble de lalliance et ne souhaitent pas y renoncer : le dialogue sera donc difficile, dans lequel la France qui a une aspiration à une autonomie européenne plus forte aura un travail pédagogique. Mais jinsiste : on ne fait pas lEurope à un. Ce nest pas parce que nous avons une idée quelle devient automatiquement celle des quatorze autres.
Olivier MAZEROLLE : A lheure actuelle on se demande tout simplement si les Etats-Unis ne veulent pas se servir de lalliance Atlantique à la manière dont ils se servent de lONU, mais dont ils seraient les dirigeants ?
Alain RICHARD : Il y aura une divergence comme il y en a beaucoup dans les grands problèmes de politique internationale.
Olivier MAZEROLLE : Quand les Anglais participent au bombardement sur lIrak, alors que le Conseil de Sécurité de lONU na pas eu de nouveau à se prononcer, ne sont-ils pas dans la lignée de ce que pensent les Américains, et non dans celle des Européens ?
Alain RICHARD : Je reviens à leuro. Les pays qui ne sont pas dans leuro aujourdhui, sont la preuve de la souplesse de la construction européenne. Si, dans cinq ans, nous avons été capables de traiter ensemble une crise européenne, de manière plus volontaire, le guidage politique, lautonomie européenne saccroîtra sur dautres champs de la politique internationale.

KOSOVO
Olivier MAZEROLLE : Sur le Kosovo justement, il y a eu encore ces dernières semaines, des incidents entre les Serbes et les indépendantistes albanais. Estimez-vous que lalliance Atlantique peut se manifester sans nouvelle résolution du Conseil de Sécurité sur le Kosovo ?
Alain RICHARD : Oui, on considère que la résolution qui a été votée début août, la résolution 1203, autorise lemploi de la force, sil y a remise en cause de laccord.
Olivier MAZEROLLE : Il ny a donc pas de divergence avec les Américains, sur ce point précis ?
Alain RICHARD : Non. La divergence a été levée à partir du moment où nous avons été capables de faire adopter une résolution aux Nations Unies, à la quasi unanimité du conseil. Maintenant, elle forme un cadre politique suffisant.
Patrick JARREAU : Quant à la situation dans lex-Yougoslavie, et spécialement en Bosnie, il y a un débat récurrent concernant lattitude des Français vis-à-vis des criminels de guerre, et notamment du chef des bosno-serbes, Karadzic : pourquoi les Français nagissent pas pour permettre son interpellation alors que, par ailleurs, ils soutiennent le projet de Cour pénale internationale élaboré lan dernier ?
Alain RICHARD : Jai eu à traiter un problème despionnage au sein de lalliance, il y a deux mois et demi. Mais, moins dun mois après, lensemble des alliés étaient daccord pour que ce soit un Etat-Major français qui encadre la force dextraction au Kosovo. Notre crédibilité reste solide. En ce qui concerne les criminels de guerre, il faut dabord se rappeler que ce nest pas la mission principale des forces militaires qui sont en Bosnie aujourdhui darrêter ces criminels. Leur mandat est de les appréhender lorsque les conditions le permettent et lorsquils sont en présence de ces criminels dont la liste est fréquemment remaniée.
Olivier MAZEROLLE : Monsieur Karadzic et monsieur Mladic sont recherchés.
Alain RICHARD : Sur la centaine de personnes inculpées, à peu près la moitié ont été
interpellées et transmises au Tribunal de La Haye ; pour les autres, cest une question
dopportunités. Il ne se passe pas de quinzaine sans que mes collaborateurs mindiquent
des possibilités dinterception de telle ou telle personne
Anita HAUSSER : Quest-ce quune bonne opportunité pour vous ?
Alain RICHARD : Interpeller une partie de ces personnes sans effusion de sang.
Patrick JARREAU : Cela risque dêtre long.
Alain RICHARD : Non, plus de la moitié est déjà attrapée. Cest la première opération de justice internationale de ce type depuis 55 ans : il ny en a pas eu dautres depuis le tribunal de Nuremberg de 45, après leffondrement militaire du nazisme. Cest une opération difficile : tous ces gens, dont beaucoup sont des trafiquants, auront des avocats de haut niveau et mèneront des stratégies judiciaires habiles. Tout le monde le sait. Il faut des années et des années pour que le tribunal élabore ces documents daccusation, et il faut aussi interpeller ces inculpés de crimes de guerre.

RWANDA
Olivier MAZEROLLE : Autre secteur dopération pour larmée française, le Rwanda qui a fait lobjet dune mission parlementaire dinformation. A cette occasion, des députés de la majorité de gauche ont proposé de nouvelles règles, qui feraient que lorsquil sagit dengager larmée française à létranger, il faudrait un vote au Parlement.
Alain RICHARD : Cest une première davoir fait cette mission dinformation. Le gouvernement lavait souhaité en sachant que ce serait un sujet difficile et controversé. Nous ne pouvons que rendre hommage aux scrupules et à la rigueur avec lequel ce travail a été mené par les parlementaires. Cest une des manifestations concrètes de la volonté de transparence de ce gouvernement.
Patrick JARREAU : Y a-t-il des propositions ?
Alain RICHARD : Il y a des questions constitutionnelles : en France, ce qui relève aujourdhui du Parlement, cest la déclaration de guerre. En revanche, les opérations extérieures minimes relèvent de la responsabilité du Président de la République, chef des armées.
Olivier MAZEROLLE : Mais cest bien comme ça, que lopération au Rwanda, a bénéficié dune certaine discrétion ?
Alain RICHARD : Monsieur Mazerolle, il ne faut pas tout ramener à des questions de symboles ou à des questions formelles. Si le Parlement avait voulu sintéresser à la question du Rwanda pendant quelle se déroulait, il y avait dix procédures possibles pour quon en discute. Il y a les questions dactualité, les questions écrites, le vote des crédits, puisque ce sont les crédits des opérations extérieures qui font lobjet dun vote spécifique au moment de la loi rectificative des finances. Dès le 1er trimestre 99, des propositions seront faites pour clarifier et étendre linformation du Parlement sur les opérations militaires extérieures.
Patrick JARREAU : Et cela se ferait par quel moyen, sil faut létendre ?
Alain RICHARD : Je ferai ces propositions de façon plus détaillée après en avoir référé aux autorités de lEtat. Mais il est évident quà travers le dialogue que lon peut avoir avec les commissions parlementaires, à travers les informations que lon peut donner au moment du vote des crédits, et à travers les rapports réguliers que lon peut faire sur le déroulement de telle ou telle opération, linformation du Parlement et sa possibilité éventuelle de critique peuvent survenir. Lessentiel des opérations auxquelles participent des militaires Français sont des opérations multinationales avec un mandat légal international qui nont donc rien de secret.

Professionnalisation
Anita HAUSSER : Larmée française est en voie de professionnalisation. Le service militaire va être supprimé et est remplacé par un appel de préparation à la Défense qui consiste en une journée de conférence. Est-ce suffisant pour recréer le lien concret des jeunes avec la Défense comme vous le souhaitez ?
Alain RICHARD : Ce nest quun des moyens, il y en a bien dautres.
Anita HAUSSER : Cest le seul obligatoire ?
Alain RICHARD : Non. Il y en a un autre qui est lécole. Cest également obligatoire.
Olivier MAZEROLLE : Si les enseignants veulent bien donner les cours.
Alain RICHARD : Cest la loi. Les enseignants respectent les lois et savent que lindépendance du pays dans la tradition de la République passe par des moyens armés. Nous allons avoir une armée professionnelle. Cette armée aura une rotation professionnelle fréquente : cest une armée jeune, beaucoup de gens y feront une carrière courte et poursuivront une deuxième carrière dans les activités professionnelles du service public et du marché. Il y aura une communauté danciens militaires qui joueront un rôle dinterface avec lensemble de nos concitoyens. Accessoirement il y a chez beaucoup de Français un sentiment qui est un peu distant avec les questions de Défense. Mais il y a un sentiment de confiance pour ce que fait la Défense, qui nous donne la responsabilité de développer une politique dinformation et de communication. Sil y a une unité importante de la Défense qui est implantée en province, elle fait vraiment partie du milieu social local.
Anita HAUSSER : Il y en a de moins en moins.
Alain RICHARD : Non, pas du tout, il en reste des centaines.
Olivier MAZEROLLE : Il y en a moins quand même ?
Anita HAUSSER : 90.
Alain RICHARD : Il y a aussi des régiments, des bases aériennes, de grands ports et toute une série dunités de services. Larmée de demain restera très immergée dans la société française. Sur les 130.000 jeunes qui sont déjà passés à lAppel de préparation à la Défense, il y en a 23-24 % qui demandent un deuxième contact. De toute manière, cette armée professionnelle vivra avec une réserve dans laquelle des citoyens qui ont une autre activité professionnelle joueront un rôle complémentaire et pourront remplacer des militaires professionnels dans certaines circonstances, notamment lorsquune unité part en opération extérieure.
Olivier MAZEROLLE : Avec une société beaucoup plus hétérogène quelle ne létait il y a vingt, trente ou quarante ans.
Alain RICHARD : Non, elle la toujours été.
Olivier MAZEROLLE : Vous avez le sentiment que la disparition du service militaire ne constitue pas la disparition dun instrument justement qui permettait de créer lappartenance à la nation ?
Alain RICHARD : Linconvénient que je vois nest pas celui-là. Linconvénient est un changement dans notre société de léquilibre entre droit et devoir. Il y a un gros devoir qui disparaît. Il y a un risque davoir des comportements de citoyens qui soient décalés.
Olivier MAZEROLLE : Mais comment doit-on le penser ?
Alain RICHARD : Il nous manque une base essentielle : cest lemploi de 800 000 jeunes. Dans une société qui devient mixte dans tous les domaines, il ny a aucune raison, si on prolongeait le service national pendant dix ou vingt ans encore quil ne soit ouvert quaux garçons. Il y aurait 750 000 jeunes à employer. Larmée dont nous avons besoin aujourdhui est essentiellement faite pour répondre à des nécessités dintervention qui demandent une très grande mobilité et une très grande réactivité : elle ne peut pas être une armée de masse faite pour la Défense du territoire. Cela ne veut pas dire que la Défense du territoire nest plus dans nos préoccupations. Cette suspension du service militaire nest quune suspension : si, dans dix ou vingt ans, nos successeurs considéraient que les risques pour la Défense du territoire national le justifiaient, on pourrait rétablir le service militaire.
Olivier MAZEROLLE : On a beaucoup entendu ces derniers temps le Chef dEtat-Major de lArmée de Terre, le Général Mercier, manifester un certain mal-être devant la disparition des appelés et devant les reports successifs à la loi de programmation militaire qui vont amputer une certaine arrivée de matériels et des capacités de fonctionnement. Jusquoù un militaire a-t-il le droit de sexprimer publiquement ?
Alain RICHARD : Je le lui ai donné. Quand toute une transformation aussi ample se déroule, navoir aucun commentaire est un défi au réalisme des citoyens. Aujourdhui, dans notre Défense, les chefs militaires ont la fonction de représenter leurs subordonnés : le Chef dEtat-Major des Armées, le Général Kelche, a aussi eu loccasion de sexprimer devant les commissions parlementaires. Le Général Mercier a souhaité indiquer tout ce qui était en train de se faire et les quelques sujets de préoccupation quil peut y avoir.
Olivier MAZEROLLE : Cest-à-dire ?
Alain RICHARD : Il existe aujourdhui des instances de concertation qui sont tirées au sort. Cétait un lieu dexpression des préoccupations professionnelles des militaires ayant sa représentativité. Il est utile que le contenu de ces débats dinstances nationales circule à lextérieur.
Anita HAUSSER : Cela se ferait sous quelle forme ?
Alain RICHARD : Il existe déjà des comptes rendus de ces conseils de la fonction militaire qui ne sont pas rendus publics aujourdhui : il serait logique de les rendre publics. Sil faut garder la rigueur et lefficacité du commandement de larmée - je ne propose pas quil y ait un système de droit dassociation et de droit syndical -, les instances représentatives paraissent conformes à un esprit dinformation du public et détablissement de liens civiques entre les professionnels de la Défense et la Nation.

Restructurations industrielles
Olivier MAZEROLLE : Il y a eu des mariages, en France, entre MATRA, AEROSPATIALE et DASSAULT. Tout ceci est peut-être en prévision dune constitution dune vaste entité aéronautique européenne dans laquelle pourraient se retrouver ces Français avec BRITISH AEROSPACE.
Alain RICHARD : Cest un dossier qui avait beaucoup traîné et sur lequel nous étions en retard : le fait que les entreprises françaises, dont certaines sont tout à fait déterminantes dans léquilibre technologique industriel européen, continuent à être dispersées, était un facteur dinterrogation pour nos partenaires.
Olivier MAZEROLLE : Donc, vous avez regroupé.
Alain RICHARD : Nos partenaires sinterrogeaient sur notre comportement ?
Olivier MAZEROLLE : Quand Dominique STRAUSS-KAHN, le 14 décembre dernier, a dit, « LEtat pourrait finalement se retirer partiellement ou entièrement du capital de lAEROSPATIALE si cela doit faciliter la constitution dune entité européenne « , nest-ce pas pour « rattraper un train en retard » ?
Alain RICHARD : Ce nest pas si simple que cela. Les conditions de la concurrence, dans les métiers darmement, ont très fortement changé. Les marchés ont baissé dun quart. Le niveau dinvestissements en technologies des grands projets darmement est tel quil ny a plus grand monde à avoir accès à ces niveaux de ressources. Il y a un consensus sur le fait que les principaux partenaires de lindustrie - lélectronique, laéronautique spatiale européenne - doivent se regrouper parce que les Etats-Unis lont fait de leur côté. Ils ont aujourdhui une puissance financière et industrielle qui ne peut pas être confrontée par des industriels européens dispersés. Nous sommes daccord pour ce regroupement : nous aurons des industries qui ont des rapports étroits avec des questions de souveraineté, qui ont par ailleurs un impact scientifique et technologique énorme. Il y a un effet dentraînement sur le reste de lindustrie. Par conséquent, les gouvernements ne peuvent pas sen désintéresser. Nous sommes daccord pour que le capital privé soit présent et même soit majoritaire pour ces entreprises mais nous considérons quelles ne peuvent pas être indépendantes vis-à-vis des autorités publiques. Nous avons une part dactionnariat dans lensemble AEROSPATIALE / MATRA qui sera de 48%. LEtat sera de loin le premier actionnaire. Ceci dit, il y a maintenant un actionnaire privé de référence et nous souhaitions quil y en ait dautres. Nous pouvons tout à fait imaginer que lactionnaire public français soit progressivement relayé par dautres actionnaires. Mais il nous faut un minimum de garanties de sécurité sur les options stratégiques de cette entreprise, sur son indépendance européenne et sur lorientation de ses choix technologiques.
Olivier MAZEROLLE : Avez-vous confiance dans les autres gouvernements européens ? Cela fait plus dun an quon entend les chefs dEtat et de gouvernement dire que la société AIRBUS devrait voir le jour au 1er janvier 99.
Alain RICHARD : On lentendait déjà quand nous avons pris nos fonctions et notamment quand, en juillet dernier, nous avons lancé le processus de fusion MATRA / AEROSPATIALE. On devra faire une première fusion entre Britanniques et Allemands ce qui suppose des conflits dintérêts. Il ny aura pas de vraie industrie européenne, aéronautique et spatiale sans AEROSPATIALE et MATRA.
Olivier MAZEROLLE : Mais ils peuvent se marier avec les Américains, les Anglais et les Allemands ?
Alain RICHARD : Ils nont aucun intérêt à le faire.
Olivier MAZEROLLE : Sil y avait mariage ?
Alain RICHARD : Il y aura forcément convergence : si la société BRITISH AEROSPACE et la société DASA concluent un accord de fusion, ils ne le feront pas sans avoir prévu un processus, même sil est étalé dans le temps, dassociation puis de fusion avec les entreprises françaises.
Olivier MAZEROLLE : Sil y avait mariage entre Britanniques, Allemands et Français, le même groupe pourrait-il continuer à fabriquer deux avions cest-à-dire lEUROFIGHTER dun côté britannique et allemand et puis le RAFALE français ?
Alain RICHARD : Oui. Un avion de combat est un produit qui dure entre 25 et 35 ans et qui a quatre ou six générations technologiques successives. Ces deux avions existent : ils auront leur marché. Le nôtre a coûté 56 milliards de francs, lautre probablement moitié plus, du fait de sa plurinationalité. Ces dépenses sont faites ; ces deux avions continueront à vivre et peuvent répondre à des demandes différentes.
Olivier MAZEROLLE : Sur lélectronique THOMSON - CSF, vous encouragez plutôt un mariage avec MATRA / AEROSPATIALE / DASSAULT ou bien avec une société délectronique européenne ?
Alain RICHARD : Nous avons suivi une logique qui obtient des résultats puisque les entreprises françaises ne sont pas marginalisées. On a dit que lon regroupe, dun côté, les capacités françaises en électronique de Défense et professionnelle, et, de lautre côté, les capacités françaises en aéronautique et spatiale. Aujourdhui, THOMSON prend beaucoup de marchés et se trouve en effet au centre dun débat sur le regroupement de lélectronique de défense européenne. Je pense quil y a une perspective de ce côté.
(Source http://www.defense.gouv.fr)