Interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à LCI le 19 janvier 1999, sur les arguments favorables à une solution politique plutôt qu'à une intervention armée au Kosovo, le différend franco-allemand relatif aux conséquences de l'abandon progressif du nucléaire, le financement de l'Union européenne et la "renationalisation" de la PAC, et sur la préparation de l'élection européenne en juin prochain.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

Q - Bonsoir Pierre Moscovici, merci d'être sur ce plateau. Vous êtes ministre délégué aux Affaires européennes, et l'actualité européenne est particulièrement riche : adoption de la révision constitutionnelle sur le Traité d'Amsterdam hier ; évidemment introduction de l'euro au début de l'année, élections européennes dans quelques mois maintenant ; la négociation sur l'Agenda 2000. Nous allons revenir évidemment sur toutes ces questions et parler de politique intérieure française, puisque vous êtes un ministre et un proche de Lionel Jospin. Mais je voudrais qu'on commence à parler du Kosovo : la situation est particulièrement tendue aujourd'hui. Après la découverte de ce massacre de Racak, il y a de grandes interrogations sur la position à adopter de la part des Européens, des Américains, de l'OTAN. On a l'impression d'une grande confusion. On se demande peut-être si, alors qu'en Bosnie on avait attendu trois ans, pour intervenir, militairement. Va-t-on attendre encore longtemps ? La leçon n'a-t-elle pas servi ? Ne faut-il pas agir, maintenant, et vite ?
R - Nous sommes à un tournant, c'est vrai. Chacun a en tête les images de ces atrocités, des vieillards, des enfants... Il y a là des crimes épouvantables qui ne peuvent pas rester impunis. C'est autour de cela que réfléchissent la France, la communauté internationale et l'Europe. En même temps, il faut être conscient des enjeux d'une telle affaire. Décider de l'usage de la force n'est pas si facile, c'est une responsabilité extraordinaire. Il faut tenter la solution politique, il faut la tenter jusqu'au bout. En plus, ce n'est pas quelque chose de simple, parce que si les responsabilités des forces serbes dans ce massacre atroce de Racak sont évidentes, en même temps, il n'y a pas de l'autre côté, du côté de l'UCK, des Kosovars...
Q - Pour l'indépendance...
R - ... une position qui soit extrêmement nette. Nous sommes devant un cas où le Kosovo est historiquement une partie de la Serbie - il faut le reconnaître -, où l'indépendance du Kosovo n'est pas la bonne solution - c'est la solution voulue par l'UCK -, où l'autonomie est probablement la bonne solution, mais elle n'a pas un substrat politique, un soutien politique extrêmement fort, le représentant légitime des Kosovars, M. Ibrahim Rugova étant un peu affaibli dans cette situation.
Donc, je crois qu'il faut procéder par ordre, rapidement, mais sans forcer le trait, sans aller trop vite parce que tout cela est très important. Par exemple, il faut d'abord que la justice internationale puisse s'exercer. C'est très important.
Q - C'est prioritaire pour vous. C'est-à-dire que même avant éventuellement qu'il y ait une décision d'intervention de la force, il faut pousser cette solution du Tribunal pénal international ?
R - Absolument Et pour être encore plus précis, il faut que l'OSCE, cet organisme chargé de la sécurité et de la coopération en Europe, qui a des vérificateurs sur place...
Q - ... des observateurs.
R - .... puisse continuer à faire son travail. La décision de Belgrade, de déclarer que M. Walker, qui est le chef de la mission de l'OSCE soit " persona non grata " en ex-Yougoslavie et au Kosovo, est absolument intolérable. C'est impossible. Il faut qu'il puisse continuer sa mission.
Q - Ce soir, il a proposé de prolonger son mandat de 24 heures, et apparemment ce n'est pas suffisant.
R - Non. Il a une mission qui a été décidée lors d'accords conclus en octobre entre M. Milosevic et M. Holbrooke, l'envoyé spécial en la matière. Il doit pouvoir faire son travail, et pas n'importe quel travail : il s'agit d'établir les responsabilités. Chacun sait que ce sont les forces serbes, mais encore faut-il le démontrer. Il faut donc identifier ceux qui se sont rendus coupables de ces exactions atroces. Ensuite, le Tribunal pénal international, j'y reviens, sur la base de constatations faites par l'OSCE, pourra faire son travail. Et il faut que Mme Arbour puisse aller sur place..
Q - La présidente du Tribunal pénal international...
R - C'est la Procureur générale.
Q - Oui c'est ça.
R - C'est une femme remarquable.
Q - Simplement, on a l'impression quand même que c'est très gentil, mais que cela n'a servi à rien. On se demande au contraire si ce dispositif des observateurs et de la force d'extraction qui est, à côté, censée les protéger mais qui n'a rien pu faire et qui regarde, si tout ce dispositif n'est pas invalidé par cette nouvelle situation et qu'en fait maintenant, il faut peut-être envisager au contraire de tout changer ?
R - Peut-être le faudra-t-il. Mais pour le moment, je crois qu'il faut faire respecter les engagements qu'a pris M. Milosevic et qui ont connu là une infraction sanglante et monstrueuse. Encore une fois, il est très important que les responsabilités soient établies et que les coupables soient châtiés de ce forfait. En même temps, on ne déclare pas la guerre comme cela. Hubert Védrine disait ce matin, " il y a des risques de guerre ", il faut les mesurer. Il faut chercher la solution politique tant qu'elle est possible. Et cela passe par plusieurs choses : une réunion de l'Union européenne qui doit adopter demain son dispositif et son attitude ; une réunion de ce que l'on appelle le Groupe de contact, c'est-à-dire les puissances qui sont au contact, justement, de l'ex-Yougoslavie ; cela passe aussi par l'action du Conseil de sécurité qui a condamné fermement tout cela et qui justement a dit que le Tribunal pénal international était compétent au Kosovo ; cela passe aussi par ce que fait en ce moment l'OTAN - on sait que les plus hauts responsables de l'OTAN sont actuellement à Belgrade en train de rencontrer M. Milosevic, ils font des pressions. Il faut que ces pressions soient très fermes, qu'elles portent à la fois sur M. Milosevic et sur les représentants de l'UCK. II faut qu'elles aboutissent. Si elles aboutissent, nous sommes toujours dans la solution politique. Sinon - c'est ce que j'ai dit tout à l'heure à l'Assemblée nationale - il faudra reconsidérer l'ensemble des dispositifs. Mais seulement à ce moment là.
Q - Quel est le délai ? On comprend bien que là il y a une sorte de délai que vous accordez à Milosevic pour qu'il essaie de réparer un peu, ces atrocités d'une façon ou d'une autre.
R - Non, pas les réparer, mais prendre des dispositions qui tiennent compte des exigences de la communauté internationale et de la situation au Kosovo. Vous savez, je suis comme beaucoup, il y a une opinion publique internationale, qui est sensible à cela, et nous sommes des hommes. Ces images sont intolérables. Elles ont suscité une condamnation très forte. Lionel Jospin l'a fait dès dimanche. En même temps, vous me demandez quel est le délai. Vous comprenez bien qu'on ne peut pas décider cela tout seul. Par définition nous sommes dans un ensemble mondial. Nous sommes membres du Conseil de sécurité de l'ONU, nous sommes dans l'Alliance atlantique, nous sommes dans l'Union européenne, et c'est pour cela que toutes ces réunions de concertation de cette semaine, sont fondamentales. Nous y verrons plus clair d'ici à la fin de la semaine, dès demain, dès que l'OTAN aura fait le point de ses rencontres avec M. Milosevic. D'ailleurs, je signale qu'il y a un dispositif d'activation militaire....
Q - Oui, Madeleine Albright a dit ce soir que la force d'intervention était activée, et qu'elle était toujours prête.
R - C'est possible. En tout cas, c'est ce qu'a dit l'OTAN dès dimanche dernier
Q - Mais tout de même, on se pose la question aujourd'hui de l'autonomie et de la possibilité d'intervenir de l'Europe. Vous savez que le général Jean Cot, l'ancien commandant de la FORPRONU a fait une tribune aujourd'hui dans Le Monde, en disant que c'est inadmissible, qu'il ne faut pas attendre les Américains et qu'il faut aller au Kosovo et intervenir. Hervé de Charette, l'ancien ministre UDF des Affaires étrangères, a lui aussi regretté la discrétion européenne. C'est quand même un aveu d'impuissance. En même temps, c'est tout près de chez nous, c'est très important. Pourtant, on a encore le même sentiment, que dans l'affaire bosniaque, non ?
R - Je comprends cela. En même temps, je trouve qu'il est un peu facile de condamner l'Europe pour ce qu'elle ne fait pas. Il faut plutôt lui donner les moyens de faire ce qu'elle a à faire. On va parler - j'imagine - tout à l'heure du Traité d'Amsterdam, quand on aura une politique étrangère et de sécurité commune, dotée de véritables moyens. Je pense, par exemple, à une identité européenne de défense, ce qui est fondamental pour l'avenir. Quand on aura ce Monsieur PESC, les choses seront plus faciles. En attendant, les Européens vont se concerter. Je pense qu'ils prendront effectivement des initiatives fortes. Mais toutes ces crises que ce soit l'Iraq, ou celle-là, soulignent non pas seulement l'insuffisance de l'Europe qu'on connaît, mais le besoin, la demande d'Europe. Quand avec les Anglais à Saint-Malo nous avons signé une déclaration commune sur la défense, c'était pour dire qu'effectivement dans des situations comme le Kosovo...
Q - Les Anglais sont intervenus une semaine après en Iraq tout seuls. Vous trouvez que cela conforte votre position. Il faut être optimiste.
R - Absolument, c'est paradoxal. C'est peut-être un peu subtil, mais je crois que cela conforte ma position, parce que cela montre bien ce vers quoi il faut aller, et ce que nous ne pouvons plus faire. Car, tant que nous n'avons pas la politique européenne de défense, nous continuerons à agir en ordre dispersé. Mais je crois que les Britanniques, par exemple, sur des affaires comme le Kosovo, ressentent bien aujourd'hui qu'on ne peut pas attendre les Américains. Il faut donc que l'Europe se dote de forces propres, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.
Q - Ce qui s'est passé sur l'Iraq ne vous a pas découragé ? Vous n'avez pas eu l'impression que cela a invalidé complètement ces accords de Saint-Malo et que cela pouvait mettre un peu à plat cette identité européenne de défense ?
R - Je crois que nous l'avons déploré, dit que ce n'était pas souhaitable. En même temps, c'est vrai qu'il y avait un processus qui avait conduit à l'intervention américaine Nous n'avons pas condamné cette intervention américaine. Nous avons jugé, après coup, qu'elle était inefficace. Et d'ailleurs, effectivement, nous le pensions aussi avant. Mais il y a eu une différence, une divergence. Il n'y a pas eu un scandale et une crise.
Q - Pour revenir à la position de la France, M. Jospin et M. Chirac sont-ils sur la même ligne en ce qui concerne le Kosovo ?
R - Oui bien sûr. Sur toutes les affaires qui sont des affaires de politique extérieure, vous savez, il y a des mécanismes de consultations, de concertations permanentes entre les ministres concernés, d'abord le ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Défense, le Premier ministre et le président de la République. Toutes ces positions qu'il s'agisse de l'Iraq, du Kosovo ou de domaines plus pacifiques, comme l'Europe, auxquels je me joins dans ces cas-là, sont des positions tout à fait concertées.
Q - Concrètement, le Premier ministre et le président se sont parlés, sur le Kosovo ?
R - On peut l'imaginer. On imaginerait mal que plus de 72 heures se soient passées sans qu'ils ne se soient parlés de cette question.
Q - Quand on a entendu Jacques Chirac, hier, dire qu'il faut remettre à plat finalement le dispositif, qui a été décidé au Kosovo, Lionel Jospin est-il tout à fait sur cette ligne ?
R - Il s'exprimera si on lui pose la question. Mais remettre à plat le dispositif, cela veut dire un peu, je crois, ce que je disais tout à l'heure, c'est-à-dire commencer effectivement, par mettre en place les positions de tous les organes compétents, essayer de trouver la solution politique, et sinon remettre en place le dispositif.
Q - Intervenir militairement par le biais de l'OTAN éventuellement ?
R - Il y a des risques encore une fois que nous devons bien mesurer, mais il faut que la pression soit très forte et je crois qu'elle l'est.
Q - On parlait tout à l'heure de l'unité européenne, et de la façon dont cela se passera dans un tel cas d'intervention. On a l'impression que le climat n'est pas formidable au sein de l'Europe en ce moment. Pourtant on a lancé l'euro, pourtant on ratifie dans chaque pays le Traité d'Amsterdam, mais il y a plusieurs incidents qui ont l'air de démontrer que ce n'est pas formidable. Par exemple, le couple franco-allemand n'a pas l'air aussi en bonne santé que dans le passé...
R - Je ne dirais pas cela. D'abord 99 va être l'année européenne, à commencer par l'euro. Nous allons résoudre ces problèmes d'Agenda 2000 - j'en suis sûr ; nous ratifions le Traité d'Amsterdam, nous avons des élections européennes, nous nommons une nouvelle Commission - nous avons vu qu'il y en avait peut-être besoin ; nous allons nommer ce Monsieur PESC ; nous allons, à la fin de l'année, vers les négociations de l'Organisation mondiale du commerce. Cela fait du travail pour ceux qui s'occupent de l'Europe. Je crois que c'est une année qui nous offre des opportunités formidables, mais l'Europe est très compliquée, et c'est vrai qu'il y a des débats sur certains dossiers.
Vous parliez du couple franco-allemand. Il y a deux sujets qui peuvent faire penser à non pas des difficultés mais des divergences : il y a l'Agenda 2000 et le nucléaire. Sur le nucléaire, ce n'est pas un problème européen, ce n'est pas un problème de couple franco-allemand, c'est une décision souveraine des Allemands concernant leur politique nucléaire. Ce qui est en cause entre nous et c'est là où il peut y avoir une différence - et nous ne devons pas passer sous la table, c'est clair -, c'est ce qui se passe en conséquence de leurs décisions, c'est la question des compensations. Ils parlent de force majeure en disant qu'il n'y pas lieu à indemnisation à partir de ce qu'ils ont fait. Si les élections étaient des cas de force majeure, quand on a des contrats passés avec des entreprises ou des gouvernements, dans ce cas-là, il y aurait de nombreux problèmes pour les entreprises. Je crois donc qu'il faudra que ce qui se passe soit compensé d'une façon ou d'une autre.
Q - Financièrement essentiellement.
R - Essentiellement. En même temps, je crois qu'il ne faut pas non plus faire monter la mayonnaise, que les propos brutaux dans un sens ou dans l'autre, sont de trop. Nous avons décidé à Potsdam, au mois de décembre, de mettre en place un groupe de travail franco-allemand qui évoquera toutes les questions, les questions techniques - elles sont bien sûr cruciales quand il s'agit de retraitement de déchets - les questions financières, les questions politiques parce que c'est quand même une question politique majeure.
Q - Pierre Moscovici, cela se serait-il passé de la même façon avec Helmut Kohl ? Le changement de pouvoir politique en Allemagne n'a-t-il pas malgré tout changé la nature de la relation franco-allemande ?
R - Non, je ne pense pas que cela ait changé la nature de la relation franco-allemande, J'allais dire au contraire que l'on a une relation qui est peut-être plus directe, plus franche. Nous sommes quand même avec des amis et sur tout un tas de sujets...
Q - Non, mais là, sur le nucléaire... sur la manière dont cela s'est passé.
R - Sur le nucléaire, qu'est-ce que cela a changé ? Ce qui a change, c'est que les Verts sont au gouvernement, c'est que c'est une autre coalition et que cette coalition, contrairement à ce qui se passait avec Helmut Kohl, avait dans son programme électoral - et on sait que les programmes électoraux, c'est important - l'abandon progressif du nucléaire. Donc, ce qui a change, ce n'est pas la relation franco-allemande, c'est la relation des Allemands à leur gouvernement puisqu'ils ont un autre gouvernement.
Q - Evidemment, l'Europe est au centre de cette année 99 et même de ce début d'année. Je vous disais que j'avais l'impression que le climat à l'intérieur de l'Europe, malgré tous ces événements très européens, n'était pas aussi beau, n'était pas aussi intime que dans le passé et notamment entre la France et l'Allemagne. On parlait de L'affaire du retraitement des déchets nucléaires et de la COGEMA. Vous disiez : il va bien falloir une compensation. Est-ce que néanmoins vous n'avez pas eu le sentiment que M. Schröder, que le gouvernement allemand, était particulièrement brutal dans sa méthode, avertissant à peine le gouvernement français sur les conséquences, imposant un peu sa décision. On n'avait pas l'habitude d'une telle relation, non ?
R - C'est un autre style, c'est une autre époque. M. Schröder a dû naître en 1944 ou 1945, il n'est pas, comme M. Kohl, quelqu'un qui porte en lui la culpabilité. Il faut d'ailleurs toujours se souvenir, mais, c'est normal aussi qu'il y ait une forme de déculpabilisation. Il est peut-être plus en phase avec les soucis du peuple allemand, donc peut-être plus soucieux de l'intérêt national. Il n'a pas l'expérience internationale qu'avait acquise au fil des ans, le chancelier Kohl. Il est très direct.
En même temps, c'est un homme qui a des convictions, c'est un homme qui a compris que la relation franco allemande était centrale, c'est un homme qui est beaucoup plus proche de la France, sur toute une série de sujets, comme le Pacte européen pour l'Emploi. Ce que les Européens peuvent faire sur l'emploi comme le social, comme la façon d'aborder l'élargissement, comme la façon de bâtir une Europe politique est essentiel. On a un interlocuteur qui est beaucoup plus rude, c'est vrai, mais aussi qui a une consistance plus grande. Je ne le dis pas, parce que ce sont des socialistes, mais j'ai été ministre pendant 17 mois alors qu'Helmut Kohl était chancelier : nous avions de très bonnes relations, mais on sentait que c'était fini, qu'il n'y avait plus d'énergie, qu'il fallait changer. Maintenant, nous avons en face de nous des gens qui débutent. Nous allons trouver nos marques. Je ne suis pas très inquiet, je pense que si on regardait dans les annales ce que donnait Helmut Kohl en 1982, je ne suis pas certain qu'il ait démarré aussi bien que Gerhard Schröder l'a fait. Il faut peut-être de la patine, du temps, qui nous change un peu tous.
Il n'y a pas d'inquiétude à avoir sur la relation franco allemande. De toute façon on ne peut pas faire autrement. Elle n'est plus suffisante dans l'Europe telle qu'elle est, mais elle est toujours absolument nécessaire. Et nous en sommes, les uns et les autres totalement convaincus. J'irai à Bonn jeudi pour parler avec mon homologue de ces questions très franchement aussi, parce qu'il n'y a pas de raison, que eux soient " brutaux " et que nous nous devenions une sorte " d'agneau ".
Q - Qu'allez-vous dire sur l'Agenda 2000 ? Les Allemands ne veulent plus payer autant, les Anglais ne veulent pas renoncer à leurs rabais. Donc, on parle de la contribution de chacun des pays européens au budget de l'Union européenne. Et puis ils proposent un petit peu de renationaliser une partie de la Politique agricole commune, pour récupérer de l'argent européen, et que finalement les Etats, et notamment l'Etat français, se paient leur Politique agricole eux-mêmes.
R - Ce que vous venez de dire est juste mais c'est un peu compliqué. Il faut expliquer que l'Agenda 2000, c'est la réforme du financement de l'Union européenne, la réforme des politiques communes, essentiellement la politique agricole et la politique structurelle, - la politique régionale qui transfère par des fonds qu'on appelle des fonds FEDER que chacun connaît dans nos villes françaises et qui contribuent à financer beaucoup d'équipements. Les Allemands trouvent qu'ils paient trop, ils voudraient payer moins. A travers ça, ils souhaitent réformer la Politique agricole commune. Nous sommes assez satisfaits de la situation présente. Mais nous savons que nous ne sommes pas seuls dans l'Europe et qu'il y a un problème allemand et des problèmes de déséquilibres globaux. Nous sommes d'accord pour réformer la Politique agricole commune, pour le faire dans un sens qui aille vers la développement rural, en sorte qu'on aide les personnes, qu'on aide la multi-fonctionnalité de l'agriculture comme on dit aujourd'hui. Mais il y a une chose que nous refusons totalement - et je souhaite que les Allemands le comprennent -, ce serait faire fausse route que d'essayer de trouver un accord sur notre dos, nous refusons complètement le cofinancement de la Politique agricole commune. Pour nous la Politique agricole commune, c'est une politique....
Q - Elle est européenne et seulement européenne.
R - Européenne, seulement européenne. C'est la politique fondatrice de l'Union en 1957, c'est l'essence du Traité de Rome : il est hors de question de renationaliser la PAC. Et si on nous faisait une proposition de ce type-la, nous aurions un risque d'échec. C'est pour cela qu'il faut dire aux Allemands : franchement, écoutez voilà, il y a un risque d'échec, parlons-en. Pour le conjurer, pour l'écarter, les solutions existent, on peut faire des économies, on peut stabiliser des dépenses, nous ne sommes pas obligés de dépenser trop au travers de l'Europe, nous pouvons faire tout un tas d'ajustements techniques, mais on ne touche pas à la philosophie de la PAC. On peut la réformer, mais pas la mutiler.
Q - Avis donc aux agriculteurs de la part du gouvernement Jospin. Parlons de la Commission européenne, qui a été soumise un peu à dur traitement cette semaine à propos des fraudes. On a eu l'impression que le gouvernement français, contrairement aux Anglais ou même aux Allemands était assez discret et n'a pas crié avec les loups. Ne trouvez-vous pas, même si du coup la crise a été évitée, que c'est un peu une perte de crédibilité pour la Commission justement, de la soutenir à tout crin ?
R - On ne l'a pas soutenue à tout crin, mais je crois qu'il aurait été une très mauvaise chose, que la Commission soit renversée maintenant. Vous le dites vous-même le climat européen n'est pas aussi euphorique qu'il pourrait l'être.
Q - Mais enfin s'il y avait fraude, il y avait fraude...
R - Je suis d'accord, je crois qu'il fallait que le Parlement européen se saisisse du problème. Il fallait aussi que la Commission donne une réponse. Jacques Santer l'a fait. D'ailleurs, la Commission a reçu un coup de semonce. J'ai été parlementaire européen, il n'y a jamais eu une censure qui a été votée par plus d'un tiers de l'Assemblée, comme cela a été le cas cette fois-ci. Donc, il y a quelque chose de significatif. Et cela veut dire qu'à l'avenir le rapport entre la Commission et le Parlement va changer. Le Parlement va devenir l'instance qui légitime la Commission, mais il ne faut pas non plus tomber dans le parlementarisme, et un contrôle trop tatillon. Mais, ce rapport va s'établir. En même temps si on avait perdu la Commission, si on n'avait plus de Commission, comment voulez-vous qu'on résolve l'Agenda 2000 ? C'est impossible. Et cela voudrait dire une crise européenne extrêmement forte, la nécessité de nommer une nouvelle Commission dans des conditions précipitées, alors que c'est quand même une oeuvre d'art.
Et puis par ailleurs, il y avait un autre motif qui fait que nous avons plutôt conseillé aux parlementaires européens de rester prudents et que les Français ont plutôt refusé la censure ; il y avait quand même un double ostracisme : un ostracisme vis-à-vis de commissaires socialistes, ce n'était pas admissible, de viser uniquement M. Marin et Mme Cresson.
Q - Vous avez défendu vos nationaux. Vous vous êtes comporté comme un Européen, défendant vos nationaux ?
R - Le président de la République a une formule que j'aime bien : il dit " Quand on va à Bruxelles, souvent on perd sa nationalité ". Mais les Français sont les seuls à s'appliquer à eux-mêmes cet adage. Il faut aussi savoir détendre ses nationaux. Oui, je n'ai pas honte de le dire. Je crois qu'on est dans un système où on est Européen, et en même temps, on reste tout à fait Français. La nation et l'Europe, vous savez c'est un thème qu'on aime bien agiter aujourd'hui comme si cela s'opposait. Charles Pasqua, nous explique qu'à chaque fois que nous faisons un pas vers l'Europe, nous renonçons sur la nation. Non, l'Europe oui, mais une Europe qui soutient les nations, une Europe qui est faite de nations, une fédération d'Etats-nations.
Q - Et la défense de la nation française, c'est Mme Cresson ?
R - Cela en fait partie. Il ne s'agit pas d'une défense aveugle. Encore une fois, l'objectif premier c'était de faire en sorte d'éviter une crise européenne, et l'objectif second, ce n'était pas admissible de stigmatiser, ce n'était pas du tout dans les textes concernant le rapport entre la Commission et le Parlement. Le Parlement peut censurer la Commission. Mais vouloir censurer deux commissaires, ce n'est pas possible. Prenons le cas d'un gouvernement, si le Parlement n'était pas content de deux ministres, il ne censurait pas les deux ministres, il censurait le gouvernement. C'était vraiment quelque chose en plus : le fait que ce soit un commissaire français, Edith Cresson.
Q - Et socialiste
R - Et socialiste, tout à fait.
Q - Donc, défense tous azimuts. Mais franchement a-t-elle des chances d'être renommée Commissaire européen dans la prochaine Commission ou au contraire s'est-elle décrédibilisée ?
R - C'est un tout autre problème. Vous comprendrez que je ne vais pas le traiter maintenant.
Q - Tout de même c'est un petit peu la suite de l'affaire ?
R - La suite viendra.
Q - Donc pas de réponse sur l'avenir de Mme Cresson, qu'on a défendu aujourd'hui mais qu'on ne renommera peut-être pas dans l'avenir ?
R - Mais je pense que le pouvoir de la nomination est un pouvoir qui appartient au président de la République et au Premier ministre, et qu'ils se réservent, compte tenu de l'appréciation qu'ils auront d'une situation générale.
Q - C'est une affaire à suivre, effectivement. Un petit mot sur l'euro, qui a démarré très fort, on s'en souvient, mais avec aujourd'hui, la crise brésilienne, on a un sentiment peut-être de plus grande fragilité. M. Duisenberg a dit hier : " les événements du Brésil, sont un facteur d'incertitude. Il y a comme ça quelques sources d'inquiétude ", vous partagez cette inquiétude ?
R - Il y a des éléments d'incertitude internationaux. Je pense que la crise brésilienne est une crise qui concerne essentiellement le Brésil et l'Amérique du Sud, et qu'on doit pouvoir la juguler. En même temps, on doit être vigilant à tout cela. Dominique Strauss-Kahn a fait des propositions de réforme du système monétaire et financier international, qui sont toujours d'actualité. Cela n'affaiblit pas du tout l'euro, au contraire, cela nous permet d'être protégé de cette incertitude, notre monnaie reste stable, l'Europe reste malgré tout, même s'il faut faire encore une fois très attention, la zone de croissance....
Q - Oui, on sent qu'on est déjà en train de changer dans les pourcentages de vos préventions de croissance.
R - La prévision, en tout cas la cible du gouvernement, reste identique, c'est-à-dire que nous savons que nous sommes devant trois ou quatre mois un peu plus difficiles. Mais nous pensons que les ressorts de la croissance à ce moment-là, l'investissement qui reste assez fort, les entreprises qui, après avoir déstocké, vont avoir besoin de restocker donc de réinvestir. La consommation des ménages reste importante.
Parlons des sondages, une seconde. L'indice de confiance des Français, en ce début d'année, est plus fort qu'à la fin de décembre 1998. Tout cela fait que nous ne remettrons pas en cause ces perspectives. Dominique Strauss-Kahn a parlé de 2,7 ou 2,5 mais de toute façon, cela veut dire que l'Europe reste la zone de croissance la plus forte du monde. Et ça, c'est l'euro. Il ne faut pas du tout remettre en cause l'euro, mais au contraire affirmer son rôle international, pour faire en sorte qu'il y ait un débat entre plusieurs zones monétaires, organiser un monde monétaire multipolaire. C'est l'avenir.
Q - Un mot sur la politique française puisque maintenant on prépare les élections européennes...
R - Il paraît.
Q - Il paraît. C'est donc pour le 13 juin. La liste socialiste on a encore un peu de suspense sur la tête de liste. Est-ce que ce sera François Hollande ou est-ce qu'il y a encore un vrai suspense ?
R - D'abord, la première des choses que j'ai envie de dire sur les élections européennes, c'est qu'elles sont importantes. Elles doivent être européennes, et il faut voter. Et ce n'est pas évident, il faut une campagne de qualité. Je ne suis pas dans le secret des dieux socialistes, vous savez maintenant je me consacre à d'autres choses. Mais sur François Hollande tête de liste, j'ai envie de dire la chose suivante, s'il a envie, il est la tête de liste idéale, c'est un Européen. Il incarne le renouveau de la politique. C'est le leader du Parti socialiste. Que peut-on trouver de mieux ?
Q - Et s'il n'a pas envie ?
R - Et s'il n'a pas envie, on trouvera quelqu'un d'autre qui sera aussi très bien.
Q - Jack Lang, je ne sais pas ?
R - Vous citez le nom de Jack Lang. Ce serait très bien aussi. Nous ne sommes pas en pénurie.
Nous allons décider les choses très sereinement, maintenant, d'ici je crois au 15 février, - puisque c'est la date où nous devons connaître notre tête de liste. Il serait amplement temps puisque d'autres sont partis beaucoup plus tôt c'est vrai, mais au rythme où ils vont, ils vont arriver fatigués à la fin. Ils vont surtout fatiguer les auditeurs de leurs arguments. Ils valent ce qu'ils valent, ils sont d'ailleurs intéressants à l'occasion, mais quand même...
Q - On va parler de Daniel Cohn-Bendit dans un instant. Mais pour rester sur François Hollande ou sur la tête de liste socialiste, est-ce qu'il faudra impérativement qu'il annonce clairement qu'il va siéger à Strasbourg et qu'il renoncera à son mandat français ?
R - C'est le problème qui se pose et honnêtement. François Hollande est un ami depuis longtemps, un ami proche, et je ne veux pas donner une opinion, soit pour le dédouaner, soit pour le mettre en difficulté. C'est à lui de se déterminer en conscience et politiquement. Lionel Jospin a dit une chose qui est juste, c'est que dans ces élections-là, on a une expérience un peu particulière, pour les têtes de liste. Est-ce valable, ce qui s'est passé par le passé, où on pouvait cumuler, avec la culture d'aujourd'hui ? A François Hollande de l'apprécier mais je crois qu'il a tout à fait les éléments en main et en tête. Il va se décider.
Q - Oui, mais vous êtes ministres des Affaires européennes. Vous pourriez dire : moi, je pense qu'il faut absolument qu'il aille siéger à Strasbourg. C'est la logique européenne ?
R - J'ai mon idée. Je le lui ai donné. Il sait bien quelles sont les données du problème. Encore une fois, mais quel que soit son choix, il sera le bon. Je lui fais confiance.
Q - Alors, vous craigniez l'effet Daniel Cohn-Bendit, vous dites même qu'il va se fatiguer. Mais enfin apparemment, il y a inquiétude dans les rangs socialistes sur la campagne Cohn-Bendit.
R - Non, il n'y a pas inquiétude dans les rangs socialistes. Je crois que nous avons par rapport à ces élections, une position assez sereine. Nous avons un espace politique qui est assez important. Ces élections sont difficiles pour les partis de gouvernement, mais Lionel Jospin a fixé la règle, et je crois que c'est tout à fait sage. Il ne s'agit pas de compter le score des uns contre les autres. Ce qui importera, c'est quelle est la globalité des scores de la gauche plurielle, le soir du 13 juin, car l'aspect sondage interne, compte aussi. Si le PC fait un très bon score, si Daniel Cohn-Bendit fait un bon score, si le Parti socialiste fait un très bon score, tant mieux pour tout le monde, tant mieux pour la gauche, et tant mieux pour le gouvernement.
Q - Vous par exemple, personnellement, vous n'êtes pas sensible à son charme ? Vous ne trouvez pas qu'il parle vrai dans certains cas, qu'il décape un peu ?
R - Mon cas est un peu spécial parce que je l'aime bien. J'ai été au Parlement Européen son voisin de bureau, on a des goûts communs pour l'Europe, pour les jolies femmes, et pour le football. On a suivi ensemble beaucoup de matchs. Mais enfin, sur l'Europe je pense que cette campagne qu'il fait, qu'il définit lui-même comme libérale ou libertaire, est quelque chose d'un peu particulier. C'est vrai qu'il peut se permettre certaines choses. Nous, les socialistes, nous sommes aux commandes dans les pays d'Europe et nous faisons l'Europe, une Europe plus volontaire sur le front de l'emploi....
Q - " Nous, nous sommes responsables ". C'est ce que vous dites ?
R - Non, mais réaliste aussi, parce que je sais que Daniel Cohn-Bendit, le sait aussi. En Europe on ne fait pas tout, tout seul. On ne peut pas imposer une vision utopique, c'est déjà assez difficile de faire ainsi. Donc, dessinons des lignes de forces ambitieuses, mais réalistes, sur l'emploi, sur la politique, sur le social. Et j'aimerais qu'on aborde des thèmes concrets et pas des thèmes philosophiques.
Q - Pierre Moscovici avez-vous pensé de ce qu'a dit Jean-Pierre Chevènement, sur Daniel Cohn-Bendit, représentant des élites mondialistes ?
R - Je pense qu'il faut se garder, dans une campagne comme celle-là qui est difficile, des épithètes ou des adverbes appliqués aux personnes. Il y a des débats d'idées. Jean-Pierre Chevènement a les siennes, sur l'Europe, nous avons les nôtres.
Q - Cela vous a choqué quoi en fait ?
R - Jean-Pierre Chevènement est un ami, on est tous très contents de le retrouver... Depuis longtemps, nous avons des circonscriptions voisines, nous sommes dans la même région. En plus c'est vraiment quelqu'un que j'apprécie beaucoup pour son humour et son intelligence, mais je crois que ce n'est comme cela, qu'il faut employer la campagne. Jean-Pierre Chevènement a beaucoup de choses à dire sur l'Europe. Je souhaite d'ailleurs qu'il le dise avec nous, les socialistes et que nous fassions une liste commune, PS, MDC, MRG radicaux, puisque c'est apparemment ainsi que cela se profile, les communistes et les Verts étant de leur côté. Mais, pas d'attaque sur les personnes./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr)