Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à Europe 1 le 13 décembre 2000, sur le bilan du sommet européen de Nice et sur le désengagement des Français dans la vie politique.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

J.-P. Elkabbach Le président des Etats-Unis sera probablement G. Bush
- "Oui."
Votre avis ?
- "C'est une énigme. G. Bush est plus énigmatique que Al Gore ne l'était parce qu'il a moins d'expérience de la fonction, en même temps c'est la plus grande puissance du monde et une démocratie où les gens respectent les règles, y compris de droit, y compris quand elles sont incompréhensibles. "
Dputé européen, vous savez tout de Strasbourg. Vous avez tout vu, tout entendu hier. Est-ce que l'Europe est, après Nice, en état de faire face précisément à cette Amérique de Bush ?
- "Non. Tout l'effort des Européens est de bâtir une puissance qui puisse en effet parler d'égal à égal avec les Etats-Unis. On en est très loin et je ne crois pas qu'à Nice on ait beaucoup avancé sur ce sujet. Et on en est très loin en particulier parce que les citoyens ne sont pas associés à son avenir. Il faut qu'ils le soient. L'Europe que nous avons à construire, c'est celle où les citoyens doivent avoir toute leur part, comme dans toutes les démocraties du monde. "
"e traité de Nice, a dit le Président de la République, est le meilleur accord possible compte tenu des contraintes"et "a présidence française, a dit M. Chirac, a rempli ses engagements" Est-ce que vous en êtes convaincu ?
- "Il ne peut pas dire autre chose."
Non, mais vous, est-ce que vous êtes convaincu ?
- "Je ne crois pas qu'il y croit lui-même".
Ah bon ?
- "Le sommet de Nice et le Traité de Nice sont arrivés à un degré d'illisibilité qui rend désormais tout cela impossible à comprendre par les citoyens que nous sommes. Je vous donne un seul exemple : songez que désormais pour obtenir une décision en Europe, dans l'Europe de Nice, il faudra réunir 75 % des voix, 62 % des populations et 50 % des états pour la même décision. Vous voyez d'abord les blocages qui se profilent à l'horizon et en plus à qui voulez-vous donc expliquer ce qu'est dans une démocratie normale une majorité qui demande 75 %, 62 % et 50 % en même temps ? Ca n'a pas de sens, ça n'est pas lisible, ça n'est pas compréhensible et donc ce n'est pas acceptable."
Enfin, quel candide pouvait imaginer que face à de tels enjeux, M. Bayrou, et à de telles mises en question d'intérêts nationaux, l'Europe allait progresser dans l'euphorie et l'allégresse ?
- "Vous venez dans la question d'apporter la réponse. Quand on oublie de présenter le projet pour lequel on se bat, quand on oublie de dire vers quel horizon on va, il ne reste plus que les intérêts. Et une Europe livrée au seul débat des intérêts nationaux, c'est une Europe qui perd sa vocation et son sens. Et donc pour moi, pour nous, qui sommes des militants ou des croyants de l'Europe, il faut reconstruire une Europe lisible dans laquelle les citoyens aient leur place."
D'accord, mais qui a mal fait son boulot ?
- "La présidence française porte une part de responsabilité - cela n'était pas facile - elle porte une part de responsabilité parce qu'elle s'est enfermée uniquement dans les problèmes des intérêts et de la répartition des pouvoirs."
L. Jospin dit que c'est un très bon cru.
- "C'est une raison de plus pour moi d'être en désaccord avec les promoteurs du sommet de Nice."
C'est l'argument facile. Mais est-ce que je peux vous demander, vos collègues du Parlement européen ont, hier, malmené le Président français...
- "Malmené, le mot n'est pas exact."
Oui, enfin secoué. Pour qui se prennent-ils ?
- "Cela n'est pas bien de dire que des représentants du peuple et des élus ne devraient pas avoir leur liberté de parole simplement par révérence. II n'y a eu aucun mot désagréable et aucun geste non plus. Simplement l'unanimité des groupes - quel que soit le bord, de droite, de gauche et du centre ; quel que soit le pays, les Français autant que les Allemands ou les Italiens - a dit que ça n'était pas un bon accord et que ça ressemblait davantage à un échec qu'à un succès. Voilà, ça ne s'appelle pas malmené, ça s'appelle le débat démocratique. Et la moindre des choses quand ça va mal, c'est qu'on puisse le dire."
Alors encore un coup sur la tête des Français. Vous êtes à Strasbourg mais vous savez ce qui se passe à Paris et ce qui se dit partout : de 90 à 95, trois partis politiquement opposés - RPR, PR devenu maintenant Démocratie libérale, et PS - se sont ou se seraient partagés des commissions versées par les entreprises sur les marchés des lycées de l'Ile-de-France. Quel est votre avis d'abord ?
- "Vous savez que depuis plusieurs semaines, je reprends la même expression : nous sommes devant la plus grave crise morale et politique que la France ait connu depuis cinquante ans. Ce qui vient, c'est une crise qui ne ressemble à aucune de celles que nous avons rencontrées parce qu'elle touche au sentiment le plus précieux en démocratie, qui est le sentiment de confiance élémentaire que des citoyens doivent avoir à l'égard des responsables et des élus."
Mais est-ce que vous saviez, vous, ce qu'on annonce sur l'Ile-de-France ?
- "Non, je ne le savais en rien parce que je suis un provincial et que..."
Mais vous n'étiez pas parti...
- "Je suis éloigné de tout ça. J'entendais comme tout le monde et depuis longtemps des rumeurs et des rumeurs sur ce genre de sujet, mais je n'avais ni de près ni de loin aucune information sur tout ça."
Vous ne vous doutiez de rien ?
- "Non, de rien. "
Ou vous ne vouliez pas savoir ? Non, mais on essaie de comprendre comme un citoyen normal.
- "Lorsque vous êtes à l'intérieur d'un système, vous en connaissez les détours. Lorsque vous n'y êtes pas, que vous êtes un élu des Pyrénées, que vous regardez tout ça de loin, vous n'avez aucune information. Je n'en avais aucune. Comme tout le monde, j'entendais des rumeurs, point à la ligne."
La justice va faire son chemin. Mais ça vous semble devoir être finalement accepté, intégré comme une anomalie, en pensant que ces révélations apparaissent à un moment où la loi impose la transparence et que c'est donc injuste que tout ça apparaisse ?
- "Oui, tout le monde le dit, tout le monde dit ça sera accepté comme le reste. Pour ma part, je ne le crois pas. Je pense que dans aucune démocratie au monde, lorsque se présentent une crise de cette ampleur et un doute aussi profond, les citoyens ne l'acceptent pas et je ne crois pas qu'ils l'accepteront."
F. Bayrou, est-ce que les chefs ou les ex chefs des partis concernés doivent parler aux Français ?
- "Je pense que le Président de la République, si c'est ce que vous voulez dire, s'exprimera..."
Tous ?
- "Je pense qu'il ne peut pas faire autrement et que le Premier ministre s'exprimera aussi. Mais pour le reste, je n'ai pas de conseil à donner. C'est la justice qui va, comme il est normal en démocratie, faire son travail."
Même si elle fait tomber des têtes politiques ?
- "Mais il ne s'agit pas de ça. Comment une démocratie peut-elle vivre sans un sentiment de confiance profond ? Comment peut-on vivre lorsqu'en ouvrant le transistor le matin, les citoyens se disent : "Ils nous parlent mais ce qu'ils nous disent n'a aucune importance parce que de toute façon ils sont tous..."
Les mêmes ?
- "Les mêmes et tous au fond dans des ententes entre eux." Comment voulez-vous que ça marche ? Vous ne vous rendez pas... enfin si ! vous vous rendez compte, excusez-moi, mais on ne se rend pas compte en général de la force du soupçon et des dégâts que cela fait. Si les citoyens ferment leurs oreilles, ne participent plus aux élections, disent : "on ne veut plus les entendre", c'est parce qu'ils sont habités par le doute. Or, je suis certain que les Français n'attendent qu'une chose, c'est de pouvoir y croire à nouveau. Nous avions un débat à Strasbourg hier soir - D. Cohn-Bendit et moi, en face à face, invités par une université. Il y avait mille jeunes présents. Donc c'est qu'il y a une attente. Cette attente, la seule chose qui la barre c'est le doute qui est en train de régner. C'est pourquoi c'est la crise."
Ma dernière question, F. Bayrou : autrement dit, plus ça va mal pour vous plus ça va bien ?
- "Je ne comprends pas bien, vous voulez..."
Vous comprenez très bien ce que je veux dire !
- "Non, si... Il n'y a pas à donner de leçons de morale dans un système. En politique, hélas ! ça n'est pas la vertu qui est récompensée..."
Mais, mais...
- "Mais la seule chose dont je sois certain, c'est que lors des échéances qui viennent, en 2002, les Français vont choisir de tourner une page et le premier mot qu'ils écriront sur la page nouvelle c'est "Confiance." Est-ce qu'on peut de nouveau avoir confiance, écouter les responsables en sachant qu'ils sont des hommes comme les autres, ils ont des défauts comme les autres, ils ne sont pas uniquement pétris de vertu, mais au moins ce qu'ils nous disent est crédible et c'est là qu'est le nud du renouvellement qu'on va vivre. "
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 14 décembre 2000)