Extraits de l'nterview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à "Europe 1" le 1er mars 2000, sur le rôle de la France dans le processus de paix au Proche Orient, les actes de violence du Hezbollah, la situation au Kosovo, la construction de la défense européenne pendant la prochaine présidence française, les relations entre l'Union européenne et les Etats Unis en matière de défense et la participation de l'extrême droite au gouvernement en Autriche.

Prononcé le 1er mars 2000

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Le Hezbollah vient de revendiquer un nouvel attentat qui a provoqué la mort de cinq miliciens pro-israélien. Comment appelez-vous de telles violences préméditées ?
R - Des actes de guerre. Et nous savons que le processus de paix qui a repris - qui a plus de chance qu'avec le précédent gouvernement israélien - se heurte à des obstacles. Un des obstacles c'est une situation très complexe en Syrie et au Liban dans laquelle le régime syrien dispose de certains outils, de certains moyens de pression : le Hezbollah en fait partie.
Q - Aujourd'hui, à partir des dépêches qui viennent du Liban et de cette région du monde, quand on appelle sans hypocrisie un crime par son nom, on dit : "acte de guerre", "acte de terrorisme" ?
R - Nous parlons d'actes de guerre et nous cherchons à nous rendre utiles auprès des différents partenaires, des différents protagonistes, y compris ceux avec lesquels on a des désaccord - les désaccords sont plus ou moins graves...
Q - C'est-à-dire qui ?
R - Je ne fais pas de hiérarchie ici. Ce n'est pas mon rôle. Mais, la France doit à la fois montrer qu'elle est capable de convaincre les différents partenaires des avantages d'une solution de paix, de sa volonté d'appuyer cette solution de paix si elle est réalisée ; et, en attendant, entretenir le dialogue.
Q - Le Hezbollah a voulu donner raison à Lionel Jospin ?
R - Non, il se produit un phénomène qui est, qu'aujourd'hui, entre la Syrie et Israël, il y a des obstacles sérieux à la discussion, alors que les Syriens et les Palestiniens avaient pris la résolution d'engager cette discussion. Et pendant que les discussions achoppent et sont sur des points durs, il y a des actes d'intimidation et de violence qui se produisent.
Q - Donc, il faut comprendre Israël ?
R - Il faut comprendre les différents partenaires de ce jeu pour qu'on en sorte. Vous ne pouvez pas savoir à quel point cela sera important pour le monde entier, y compris pour notre vie quotidienne, si l'on parvient à dégager une solution de paix là-bas !
Q - Vous allez bientôt en Israël. Vous ferez comme ceux qui vous ont précédé, vous ferez attention aux mots que l'on dit, à l'ambiance. Après les explications du Premier ministre à l'Assemblée nationale, le jeu se calme mais apparemment personne n'est convaincu. Lionel Jospin n'a ni envenimé la situation ni pratiqué le reniement. Est-ce que, ce matin, vous dites que de votre côté, vu par vous : "l'incident est clos" ?
R - Je pense que c'est l'esprit de tout le monde. Presque trois ans ont passé. On a passé beaucoup de crises, beaucoup de moments de tension au sein de l'exécutif. Je crois que les Français portent un jugement positif sur la capacité du gouvernement et du président de la République à affronter ensemble des situations internationales difficiles.
Q - Ensemble ?
R - Nous y avons, je crois, intérêt.
Q - Dans quelques minutes, le président de la République et le Premier ministre vont se parler pour la première fois face à face depuis le voyage en Israël. Qu'est-ce que ce voyage, les cailloux et les mots vont changer sur la conduite de la politique étrangère et sur les rapports entre les deux hommes ?
R - C'est un incident de parcours comme il y en a eu d'autres et qui n'empêche pas que les Français souhaitent que la législature aille jusqu'à son terme et que le gouvernement puisse exercer pleinement ses responsabilités. Je crois que les deux acteurs institutionnels veillent à ce que le climat de travail reste serein.
Q - Quand vous vous retrouverez tout à l'heure - le président de la République, le Premier ministre, Hubert Védrine, vous-même - après le Conseil des ministres pour parler d'autres sujets importants, il n'y aura rien ! Il n'y aura pas de traces !
R - Il y a le fait que nous sommes politiquement différents et qu'il y aura des rendez-vous dans lesquels les électeurs auront à choisir entre les diverses tendances politiques. Cela n'empêche pas que l'on ait nos missions politiques en responsabilité et qu'on les assume.
Q - Le Kosovo : le printemps s'annonce chaud et dangereux. On le lit un peu partout, on l'entend, on voit des manifestations. Est-ce que Bernard Kouchner et les officiers français sur place recevront les renforts qu'ils demandent ? Vous leur avez presque annoncé 700 soldats français.
R - J'ai dit que la France était disposée. C'est une opération de coalition internationale, dans laquelle les Etats partenaires doivent prendre des positions communes. La majorité, aujourd'hui, des partenaires de la force du Kosovo considère que les renforts ne sont pas nécessaires. C'est un argument qui est parfaitement légitime. Comme je l'ai dit moi-même, notamment la semaine dernière quand je me déplaçais aux Etats-Unis, il s'agit d'une crise momentanée. Il y en a eu d'autres. On les a surmontées. Globalement, la force de stabilisation au Kosovo est suffisante pour empêcher les violences dans cette province. J'ai rappelé - car ce sont des sujets qui attirent moins l'attention - qu'après la première vague de violences d'août-septembre, on avait eu quatre mois dans lesquels de façon constante l'on avait fait reculer les violences. Je pense que l'on va se retrouver dans cette situation. Cela n'empêche pas qu'au sein des deux communautés, et notamment au sein de la communauté albanaise - parce qu'elle est maintenant devenue très largement majoritaire - il y a des conflits de pouvoir, notamment avec les anciens partisans de l'UCK qui voient que le retour à la normale démocratique peut ne pas leur être favorable et qui, c'est vrai, feront d'autres actes de création de tension.
Q - Le " Canard Enchaîné " de ce matin, après Le Point, raconte que les officiers français ne supportent plus Bernard Kouchner. Comme vous êtes le patron des militaires, est-ce que c'est vrai ?
R - Non. Ce sont des papiers qui, à partir d'un conflit individuel... vous savez quand des papiers comme ceux-là sortent c'est toujours parce qu'il y a quelqu'un qui a un compte à régler, qui monte en épingle des différences d'opinions qui existent entre tous les gens qui sont en responsabilité dans une crise.
Q - Donc, c'est faux !
R - Oui, oui, c'est faux.
Q - Quand la France va présider l'Union européenne, en juillet et pour six mois, est-ce que la défense va devenir une priorité européenne ?
R - C'est officiel, tout le monde le dit...
Q - Mais, on va le faire ! avec les moyens nécessaires pour qu'en 2003 - si je lis bien - l'Europe puisse déployer, par exemple, 60.000 hommes rapidement dans des opérations du type Kosovo.
R - Vous lisez bien. Quelque chose s'est passé en 1999, pour diverses raisons, dont le Kosovo. Les Européens ont une plus grande détermination qu'avant sur ce sujet. Cela s'est encore confirmé à la réunion au Portugal lundi. Donc, en effet, on compte un peu sur nous malgré tout. Je ne veux pas tirer la couverture dans le portrait parfois un peu ironique que l'on fait des Français, mais c'est vrai que compte tenu de nos positions traditionnelles, beaucoup de pays disent : "Pendant votre présidence, au deuxième semestre 2000 - les choses vont avancer." Je crois que c'est vrai parce que tout le monde en a la volonté.
Q - Le président de la République a dit récemment en Mayenne qu'il sera attentif aux ressources de l'armée qui vit une colossale mutation. Est-ce que l'armée aura ce qu'il lui faut ? D'autre part - parce qu'on entend dire qu'il faudra augmenter les crédits militaires - qui aura la franchise de dire aux opinions publiques de l'Europe : "En période de croissance, il faut augmenter les budgets militaires" ?
R - Moi, j'essaye de le dire. Et j'essaye surtout que le monde de la défense démontre chaque jour son efficacité, son utilité, son dévouement au service public. Quant aux ressources, je voudrais dire que ce gouvernement fait beaucoup de choses sans faire beaucoup de vacarme, et qui correspondent à ses responsabilités de gouvernement.
Q - C'est un engagement pour plus tard aussi ?
R - En principe, quand on a une certaine façon d'agir, on la conserve.
Q - Même si vous agissez sans bruit, il y a l'oeil et l'oreille d'Europe 1 qui vous surveillent. On a vu que vous étiez au Portugal, à Washington...
R - Nulle part on n'est à l'abri !
Q - Nous avons aussi notre "Echelon", notre système de cryptage, nos reporters. Vous rentrez de Washington. Les Américains acceptent-ils maintenant que l'Europe ait une défense commune et plus autonome par rapport à eux ?
R - Je n'ai pas envie de vous asticoter comme j'aime bien le faire de temps en temps, mais faites attention à ne pas dire "Les Américains." C'est une société complexe...
Q - L'administration américaine !
R - ... il y a des opinions différentes, y compris au sein de l'administration.
Q - L'équipe, l'administration de la Défense, parce qu'on va le voir sur un cas, il y a le Président qui est en désaccord avec son lobby industriel et militaire.
R - Il y a des diversités, mais en moyenne, nos partenaires américains, aussi bien côté Congrès que côté administration et présidence, comprennent mieux ce que nous voulons faire, on leur rappelle qu'ils ont toujours été pour la construction européenne, donc il faut être cohérent. Mais, ils disent : "Montrez-nous maintenant que vous allez assumer en actes ce que vous exprimez en paroles !" parce qu'ils ont parfois une certaine inquiétude devant le caractère verbeux des Européens. Je ne refuse pas cette critique. Je leur dis : "Eh bien d'accord, on est au pied du mur."
Q - Aujourd'hui, ceux qui comptent en Amérique et auquel vous vous adressiez, d'après ce que je lisais de vos discours en anglais, est-ce qu'ils sont prêts à partager et à accepter des alliances industrielles dans l'aéronautique, l'espace et les missiles ?
R - Oui, et pour une raison simple. Dans tout cela il toujours un peu un rapport de force : nous avons fait notre travail. C'est-à-dire que du côté européen, il y a eu une vraie restructuration de l'industrie de défense. On a renforcé nos capacités de compétitivité. Donc nos partenaires américains se disent : "Ces gens-là deviennent sérieux, il faut qu'on passe des accords avec eux." En tout cas on va se faire concurrence.
Q - Mais vous, la France de la gauche plurielle, vous êtes prêts à des accords à des alliances, à des regroupements ?
R - Sur des sujets dans lesquels il y a des intérêts communs et où l'autonomie technologique des uns et des autres est préservée. C'est pour cela qu'on a fait les regroupements européens. C'est pour être sûr que d'éventuelles alliances ultérieurement ou d'éventuels partenariats ne se fassent pas dans des conditions de déséquilibre.
Q - Après le vrai-faux départ de Haider de la tête de son parti en Autriche, est-ce que l'Autriche redevient fréquentable ?
R - Non, cela ne suffit pas. Mais cela veut dire que le mouvement d'opinion et le mouvement des responsables politiques en Europe à partir d'un principe démocratique simple - qui est que l'oubli ou la négation des actes du nazisme est une faute politique absolument majeure et un danger -, eh bien cette conscience s'est étendue. Cela pèse sur les décideurs et j'espère sur les électeurs autrichiens.
Q - Il faut donc la chute de cette coalition ?
R - Il faut que la politique autrichienne aboutisse à une autre majorité.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 2 mars 2000)