Texte intégral
Q - Est-ce que ces Sommets Afrique-France ne sont pas une survivance du temps des colonies, est-ce qu'ils ne sont pas appelés à disparaître ?
R - Non seulement ils ne sont pas appelés à disparaître, mais l'année 2005, c'est l'année de l'Afrique. On l'a vu avec le G8 de Gleneagles, on l'a vu récemment avec la préparation de la conférence de l'OMC, à Hong Kong. On le voit aujourd'hui, l'Afrique est dans l'actualité. Et donc ce n'est pas parce qu'il y a eu hier des colonies qu'aujourd'hui on ne va pas s'occuper de l'Afrique. Ce serait un non-sens. Il faut s'occuper de l'Afrique comme on s'occupe de notre continent. Il n'y a pas, par exemple, de sécurité pour l'Union européenne s'il n'y a pas de sécurité en Afrique.
Q - Vous parlez G8, vous parlez Union européenne. Beaucoup d'Africains disent que les Sommets France-Afrique vont finalement se transformer en Sommets Europe-Afrique.
R - Il y aura une évolution progressive. Regardez ce qui s'est passé à Ceuta et Melilla. Ce n'est pas un problème marocain et ce n'est pas un problème espagnol, c'est un problème africain et européen. Bien sûr, des pays comme l'Italie, l'Espagne, la France sont, plus évidemment intéressés que la Suède, peut-être, ou d'autres pays pour des raisons géographiques. Nous sommes méditerranéens, et donc il y a là une sorte d'interdépendance sur l'immigration, puisque c'est nous qui voyons arriver les immigrés. En réalité, le problème est plus vaste. La jeunesse africaine, qu'est-ce qu'elle a comme perspective aujourd'hui ? De rentrer dans la rébellion, de rentrer dans les milices d'un côté, d'essayer d'avoir un rêve européen de l'autre. Mais aller étudier la sociologie à Toulouse, à Bordeaux ou à Paris, ce n'est certainement pas la solution pour eux. Parce qu'ils ne trouveront pas leur place en France, et ils n'auront pas non plus leur place en revenant ici. Donc, arrêtons avec les mots, arrêtons avec les belles paroles, arrêtons avec les discours, et, faisons des propositions sur la santé, sur la formation, sur le co-développement ; et c'est cela que je suis venu dire ici très concrètement.
Q - Il n'empêche que cette jeunesse, cette jeunesse aujourd'hui, elle a envie d'émigrer, elle a envie de venir en France. On s'aperçoit que beaucoup de Maliens émigrent. Chaque année, ces Maliens qui émigrent envoient ici dans leur pays 60 millions d'euros, c'est davantage que l'ensemble de l'aide française au développement pour ce pays. Alors, est-ce qu'une politique telle qu'on la voit se profiler en France, une politique de durcissement en matière d'émigration n'est pas contradictoire avec ce besoin de développement, ici, dans ce pays ?
R - Mais là votre remarque laisse entendre que vous considérez l'Afrique comme un continent voué à l'émigration. C'est ça la question. En me posant la question en ces termes, c'est comme si vous acceptiez ce fait. Non?
Q - C'est un fait?.
R - Non, justement, il ne faut pas l'accepter. Il faut au contraire tout faire pour trouver des solutions, pour favoriser le développement économique à partir de micro-projets, de projets de co-développement sur place, et ne pas accepter l'idée que quelqu'un doive émigrer en France, coupé de sa famille, pour revenir donner de l'argent ici. Si on ne peut pas faire autrement, c'est ce qui ce passe aujourd'hui. Mais ce n'est pas la solution.
Q - Ce qui veut dire un développement plus important en termes d'argent, en termes financiers, ou un autre type d'aide au développement. Vous parlez de co-développement, c'est du micro-développement en général, ce n'est pas massif.
R - A Barcelone, j'ai fait une proposition. J'avais organisé auparavant une réunion des ministres des Affaires étrangères de l'Europe du sud, Espagne, Italie, Portugal, Chypre, Grèce et France. Et nous avons fait une proposition à Barcelone, qui a été reprise par les chefs d'Etat et de gouvernement : celle de créer une Banque européenne-africaine, qui puisse être un outil financier avec un conseil scientifique et technique très fort pour décider quel projet aider ou non. Il n'est pas question que ce soit un assistanat ! Ce n'est pas considérer quelqu'un que de donner de l'argent, quoi qu'il arrive. Et puis, en même temps, il faut travailler un peu plus avec les pays qui prennent leurs responsabilités sur l'émigration qu'avec les autres. Donc, je crois qu'il faut considérer les pays africains comme des partenaires responsables, il faut tout faire pour qu'il y ait moins de conflits. Et c'est toute la question : comment peut-on continuer à aider un continent où il y a autant de conflits, et en même temps, redonner une perspective à la jeunesse ? Regardez, hier, j'étais au Sénégal, le président Wade me dit "quelqu'un, l'autre jour, dans une manifestation me dit "Merci, Monsieur Wade, Merci", "Ah bon et qu'est-ce que j'ai fait pour vous ?", "Vous avez permis à mon fils de faire la faculté de médecine de Dakar, et maintenant il est chef de clinique au CHU de Rennes en France, merci". Et le président Wade se disait "mais, il me dit merci, et c'est affreux pour le Sénégal. Voilà quelqu'un que j'ai aidé. On a dépensé de l'argent pour qu'il soit médecin, et maintenant il est à Rennes. C'est mauvais, pour le Sénégal, c'est mauvais pour cette personne, c'est mauvais pour la santé des Sénégalais." C'est cela qu'il faut arriver à arranger, c'est-à-dire qu'il faut que ce médecin ait sa place au Sénégal. Cela, c'est très compliqué.
Q - Cela fait des années qu'on parle d'aide au retour et de co-développement. Cela ne marche pas. Des milliers et des milliers de Maliens et autres Africains continuent de risquer leur vie pour traverser le désert. Est-ce que finalement derrière vos discours, il n'y a pas une impuissance ?
R - Absolument pas. Simplement, les moyens suffisants n'ont pas été donnés. Et lorsque vous me dites, demain ce sera plutôt l'Union européenne et l'Afrique, eh bien oui, ce sera l'Union européenne et l'Afrique. Et moi, je suis pour qu'il y ait autant d'argent, sinon plus, donné pour le sud de l'Europe, c'est à dire l'Afrique, plutôt qu'aux pays de l'Est et de l'ex-Union soviétique. Parce que ne pas regarder ce qui ce passe en Afrique, c'est moralement, éthiquement et surtout politiquement idiot.
Q ? Deux tiers des Africains ont moins de 30 ans. C'est une sorte de bombe à retardement, si rien ne se passe.
R - Je ne veux pas employer ce mot. La désespérance de la jeunesse africaine va aboutir évidemment à une émigration qui va être considérable, ne serait-ce que par instinct de survie. Quand vous êtes malade, si vous n'avez pas de médicament et que vous savez qu'il y en a à 3 000 kms, vous y allez évidemment, ne serait-ce que pour votre fils ou pour votre fille, votre père, votre mère, vous-même. Mais, au-delà de cela, je crois que, oui, on a beaucoup parlé du co-développement, mais, non, on n'a jamais mis un outil financier en marche. On n'a peut-être pas mis les outils qu'il fallait, c'est le moment ou jamais de le faire. Mais attention, cela ne veut pas dire donner de l'argent comme cela, cela ne veut pas dire de l'assistanat, cela ne veut pas dire donner sans fin de l'argent à des gouvernements qui ne seraient pas responsables. Non, c'est micro-projet par micro-projet. Cela, il faut l'inventer. La Banque européenne d'investissements et d'autres doivent réfléchir à la mise en place d'un outil financier.
Q - Depuis les émeutes dans les banlieues françaises le mois dernier, le discours du gouvernement français s'est durci à l'égard des étrangers. Nicolas Sarkozy a même déclaré récemment "Nous ne voulons pas des étrangers dont on ne veut nulle part ailleurs dans le monde". Est-ce qu'il n'y a pas désormais un double discours, c'est à dire de la fermeté, de la dureté m??me quand on est à Paris et puis de la générosité quand on est, comme vous, à Bamako ?
R - Mais cela n'a strictement rien à voir. Encore une fois, est-ce rendre service à quelqu'un que de lui dire, vous allez venir en France et d'en faire un chômeur ? Est-ce que ce n'est pas se donner bonne conscience, gentiment, avec rien en définitive ? Non, ce sur quoi il nous faut réfléchir c'est l'exemple du médecin sénégalais dont je vous parlais tout à l'heure. Il vaut mieux que ce médecin sénégalais soit aujourd'hui dans la brousse au Sénégal, avec un environnement qui lui permette d'avoir sa femme, ses enfants scolarisés, et sa femme à côté de lui, et non déprimée parce qu'il n'y a rien autour. Il faut créer cela : l'environnement pour le médecin sénégalais de brousse ou le médecin malien. Ce n'est certainement pas en se donnant bonne conscience et en le prenant à la faculté de sociologie du Mirail à Toulouse qu'on va lui rendre service. Pourquoi ? Parce que je sais, moi, que 80 % des psychologues ou sociologues seront au chômage. Je sais qu'il sera malheureux, et je sais qu'en plus, cela va engendrer une sorte de non-intégration. Alors, arrêtons, regardons les choses en face. Oui, nous sommes très heureux d'être une mosaïque, oui nous sommes pour la diversité culturelle, mais soyons aussi responsables et estimons que le continent africain est un continent qu'il faut respecter ; et si on veut le respecter, ce n'est pas en se donnant bonne conscience et en prenant ses enfants qu'on les aidera. C'est en les aidant sur place. Dans ce domaine, c'est vrai qu'il y a beaucoup à faire pour améliorer les choses.
Q - L'un des gros sujets de ce Sommet, ce sera évidemment la Côte d'Ivoire. On annonçait un nouveau Premier ministre au pouvoir renforcé. C'était à la fin octobre, il y a plus d'un mois. Et aujourd'hui toujours rien ; qui est responsable de ce blocage ?
R - Nous sommes en effet effectivement tous très préoccupés par le blocage qui persiste sur l'identification d'un Premier ministre. Il est essentiel qu'un Premier ministre et son gouvernement se mettent au plus vite au travail, mettent en ?uvre au plus vite le processus de sortie de crise qui doit déboucher sur des élections. Il faut commencer dès maintenant à préparer ces élections. Il faut aussi, bien évidemment, commencer concrètement à désarmer, c'est le c?ur du processus. Un travail actif est actuellement mené sous l'égide des présidents de l'Union africaine et de la CEDEAO pour identifier un candidat "acceptable pour tous" qui mettra en ?uvre cette fameuse feuille de route. Nous leur faisons toute confiance pour aboutir dans les meilleurs délais. Mais je tiens à dire que, comme membre permanent, comme les quatre autres, du Conseil de sécurité des Nations unies, il me paraît aussi important que le Conseil de sécurité puisse dire que maintenant nous sommes pressés et qu'il ne faut pas accepter le moindre laxisme en Côte d'Ivoire sur la préparation des élections.
Q - Un Premier ministre avec quelles prérogatives ? Quand Laurent Gbagbo affirme que quoi qu'il arrive il conservera les prérogatives présidentielles que lui donne la Constitution, Comment réagissez-vous ?
R - C'est tout l'enjeu, aujourd'hui, de la discussion. Nous souhaitons qu'il puisse y avoir un consensus le plus rapidement possible pour qu'il y ait un Premier ministre et son gouvernement et que, évidemment, ce soit accepté par toutes les parties. C'est tout le travail de l'Union africaine et de la CEDEAO. Je leur fais confiance
Q - Un mot sur le Tchad et le Soudan où vous êtes allé en août dernier. Le Tchad accuse le Soudan de soutenir militairement les rebelles tchadiens. Est-ce que vous confirmez ? Est-ce qu'il y a un risque de déstabilisation du Tchad ?
R - Tout le monde est aujourd'hui, bien sûr, préoccupé par la déstabilisation possible de cet endroit du monde. Comme vous le savez, nous sommes, moi comme les autres, préoccupés. Vous me permettrez, au moment où nous sommes, de ne pas en dire plus. Mais je fais confiance aux uns et aux autres pour éviter une escalade.
Q - Un mot pour terminer sur l'Algérie. Cela nous ramène d'une certaine manière à ce Sommet. Il y a eu beaucoup d'émotion dans ce pays au sujet d'une loi qui a été votée et qui évoquait les aspects positifs de la colonisation, une loi que la majorité a décidé de ne pas changer. Le gouvernement n'a-t-il pas pris le risque d'un blocage diplomatique ? On s'aperçoit que le traité d'amitié n'est toujours pas signé.
R - Aujourd'hui, l'actualité est d'abord, permettez-moi de vous le dire, de souhaiter du fond du c?ur à M. Bouteflika une meilleure santé et de revenir très vite aux affaires..
Q - J'allais vous poser la question. Vous avez de ses nouvelles ?
R - Oui, mais je préfère vous le dire tout de suite, avant de répondre à votre question. Vous dire d'abord que ce qui est important, c'est la santé du président algérien qui est un ami de la France et un ami du président de la République qui va venir ici demain.
Q - Vous avez des nouvelles de sa santé ?
R - Je n'ai pas, ni comme médecin, ni comme, aujourd'hui, ministre français, à transgresser le secret médical. Je voudrais vous dire que le traité franco-algérien est un élément important pour nos deux pays. 75 % des algériens ont moins de 25 ans. Les jeunes Français n'ont pas fait la guerre d'Algérie. Il est important aujourd'hui de regarder vers l'avant et de considérer l'Algérie comme un partenaire d'égal à égal, avec lequel on pourra développer à la fois des relations économiques, culturelles, sociales, sociologiques fortes que nos sociétés civiles se connaissent mieux. Ce traité, oui, bien sûr il sera signé. Je formule mes v?ux les plus sincères pour que le président Bouteflika aille bien le plus vite possible et ensuite nous verrons. Ce que j'ai pu dire sur cette loi, c'est qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura jamais d'histoire officielle en France.
Q - Un dernier mot concernant Hissène Habré, si vous le voulez bien. Quand Abdoulaye Wade dit que la solution c'est la création d'un tribunal permanent africain pour juger des crimes contre l'humanité. Est-ce que ce n'est pas une échappatoire ?
R - Pourquoi ?
Q - Parce que cela permet pour l'instant de ne pas répondre à la demande d'extradition formulée par la Belgique.
R - Non, ce n'est pas ce que dit M. Wade. M. Wade a dit hier que avant même de savoir quel était le devenir que le Sénégal allait réserver à cet homme, il allait demander son avis à l'Union africaine ; et je trouve que demander l'avis de l'Union africaine est probablement une bonne chose. Je pense que la justice doit passer sur tous les continents. Cela a été le cas en Sierra Léone, c'est le cas au Rwanda, avec le tribunal pénal international. Je crois qu'il est important, de manière générale, que ceux qui ont perpétré des génocides, ceux qui n'ont pas respecté les Droits de l'Homme, soient jugés un jour. Je crois que c'est, de manière générale, quelque chose qu'il faut souhaiter. J'ai vu que M. Wade allait dans ce sens. C'est une bonne chose.(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 décembre 2005)
R - Non seulement ils ne sont pas appelés à disparaître, mais l'année 2005, c'est l'année de l'Afrique. On l'a vu avec le G8 de Gleneagles, on l'a vu récemment avec la préparation de la conférence de l'OMC, à Hong Kong. On le voit aujourd'hui, l'Afrique est dans l'actualité. Et donc ce n'est pas parce qu'il y a eu hier des colonies qu'aujourd'hui on ne va pas s'occuper de l'Afrique. Ce serait un non-sens. Il faut s'occuper de l'Afrique comme on s'occupe de notre continent. Il n'y a pas, par exemple, de sécurité pour l'Union européenne s'il n'y a pas de sécurité en Afrique.
Q - Vous parlez G8, vous parlez Union européenne. Beaucoup d'Africains disent que les Sommets France-Afrique vont finalement se transformer en Sommets Europe-Afrique.
R - Il y aura une évolution progressive. Regardez ce qui s'est passé à Ceuta et Melilla. Ce n'est pas un problème marocain et ce n'est pas un problème espagnol, c'est un problème africain et européen. Bien sûr, des pays comme l'Italie, l'Espagne, la France sont, plus évidemment intéressés que la Suède, peut-être, ou d'autres pays pour des raisons géographiques. Nous sommes méditerranéens, et donc il y a là une sorte d'interdépendance sur l'immigration, puisque c'est nous qui voyons arriver les immigrés. En réalité, le problème est plus vaste. La jeunesse africaine, qu'est-ce qu'elle a comme perspective aujourd'hui ? De rentrer dans la rébellion, de rentrer dans les milices d'un côté, d'essayer d'avoir un rêve européen de l'autre. Mais aller étudier la sociologie à Toulouse, à Bordeaux ou à Paris, ce n'est certainement pas la solution pour eux. Parce qu'ils ne trouveront pas leur place en France, et ils n'auront pas non plus leur place en revenant ici. Donc, arrêtons avec les mots, arrêtons avec les belles paroles, arrêtons avec les discours, et, faisons des propositions sur la santé, sur la formation, sur le co-développement ; et c'est cela que je suis venu dire ici très concrètement.
Q - Il n'empêche que cette jeunesse, cette jeunesse aujourd'hui, elle a envie d'émigrer, elle a envie de venir en France. On s'aperçoit que beaucoup de Maliens émigrent. Chaque année, ces Maliens qui émigrent envoient ici dans leur pays 60 millions d'euros, c'est davantage que l'ensemble de l'aide française au développement pour ce pays. Alors, est-ce qu'une politique telle qu'on la voit se profiler en France, une politique de durcissement en matière d'émigration n'est pas contradictoire avec ce besoin de développement, ici, dans ce pays ?
R - Mais là votre remarque laisse entendre que vous considérez l'Afrique comme un continent voué à l'émigration. C'est ça la question. En me posant la question en ces termes, c'est comme si vous acceptiez ce fait. Non?
Q - C'est un fait?.
R - Non, justement, il ne faut pas l'accepter. Il faut au contraire tout faire pour trouver des solutions, pour favoriser le développement économique à partir de micro-projets, de projets de co-développement sur place, et ne pas accepter l'idée que quelqu'un doive émigrer en France, coupé de sa famille, pour revenir donner de l'argent ici. Si on ne peut pas faire autrement, c'est ce qui ce passe aujourd'hui. Mais ce n'est pas la solution.
Q - Ce qui veut dire un développement plus important en termes d'argent, en termes financiers, ou un autre type d'aide au développement. Vous parlez de co-développement, c'est du micro-développement en général, ce n'est pas massif.
R - A Barcelone, j'ai fait une proposition. J'avais organisé auparavant une réunion des ministres des Affaires étrangères de l'Europe du sud, Espagne, Italie, Portugal, Chypre, Grèce et France. Et nous avons fait une proposition à Barcelone, qui a été reprise par les chefs d'Etat et de gouvernement : celle de créer une Banque européenne-africaine, qui puisse être un outil financier avec un conseil scientifique et technique très fort pour décider quel projet aider ou non. Il n'est pas question que ce soit un assistanat ! Ce n'est pas considérer quelqu'un que de donner de l'argent, quoi qu'il arrive. Et puis, en même temps, il faut travailler un peu plus avec les pays qui prennent leurs responsabilités sur l'émigration qu'avec les autres. Donc, je crois qu'il faut considérer les pays africains comme des partenaires responsables, il faut tout faire pour qu'il y ait moins de conflits. Et c'est toute la question : comment peut-on continuer à aider un continent où il y a autant de conflits, et en même temps, redonner une perspective à la jeunesse ? Regardez, hier, j'étais au Sénégal, le président Wade me dit "quelqu'un, l'autre jour, dans une manifestation me dit "Merci, Monsieur Wade, Merci", "Ah bon et qu'est-ce que j'ai fait pour vous ?", "Vous avez permis à mon fils de faire la faculté de médecine de Dakar, et maintenant il est chef de clinique au CHU de Rennes en France, merci". Et le président Wade se disait "mais, il me dit merci, et c'est affreux pour le Sénégal. Voilà quelqu'un que j'ai aidé. On a dépensé de l'argent pour qu'il soit médecin, et maintenant il est à Rennes. C'est mauvais, pour le Sénégal, c'est mauvais pour cette personne, c'est mauvais pour la santé des Sénégalais." C'est cela qu'il faut arriver à arranger, c'est-à-dire qu'il faut que ce médecin ait sa place au Sénégal. Cela, c'est très compliqué.
Q - Cela fait des années qu'on parle d'aide au retour et de co-développement. Cela ne marche pas. Des milliers et des milliers de Maliens et autres Africains continuent de risquer leur vie pour traverser le désert. Est-ce que finalement derrière vos discours, il n'y a pas une impuissance ?
R - Absolument pas. Simplement, les moyens suffisants n'ont pas été donnés. Et lorsque vous me dites, demain ce sera plutôt l'Union européenne et l'Afrique, eh bien oui, ce sera l'Union européenne et l'Afrique. Et moi, je suis pour qu'il y ait autant d'argent, sinon plus, donné pour le sud de l'Europe, c'est à dire l'Afrique, plutôt qu'aux pays de l'Est et de l'ex-Union soviétique. Parce que ne pas regarder ce qui ce passe en Afrique, c'est moralement, éthiquement et surtout politiquement idiot.
Q ? Deux tiers des Africains ont moins de 30 ans. C'est une sorte de bombe à retardement, si rien ne se passe.
R - Je ne veux pas employer ce mot. La désespérance de la jeunesse africaine va aboutir évidemment à une émigration qui va être considérable, ne serait-ce que par instinct de survie. Quand vous êtes malade, si vous n'avez pas de médicament et que vous savez qu'il y en a à 3 000 kms, vous y allez évidemment, ne serait-ce que pour votre fils ou pour votre fille, votre père, votre mère, vous-même. Mais, au-delà de cela, je crois que, oui, on a beaucoup parlé du co-développement, mais, non, on n'a jamais mis un outil financier en marche. On n'a peut-être pas mis les outils qu'il fallait, c'est le moment ou jamais de le faire. Mais attention, cela ne veut pas dire donner de l'argent comme cela, cela ne veut pas dire de l'assistanat, cela ne veut pas dire donner sans fin de l'argent à des gouvernements qui ne seraient pas responsables. Non, c'est micro-projet par micro-projet. Cela, il faut l'inventer. La Banque européenne d'investissements et d'autres doivent réfléchir à la mise en place d'un outil financier.
Q - Depuis les émeutes dans les banlieues françaises le mois dernier, le discours du gouvernement français s'est durci à l'égard des étrangers. Nicolas Sarkozy a même déclaré récemment "Nous ne voulons pas des étrangers dont on ne veut nulle part ailleurs dans le monde". Est-ce qu'il n'y a pas désormais un double discours, c'est à dire de la fermeté, de la dureté m??me quand on est à Paris et puis de la générosité quand on est, comme vous, à Bamako ?
R - Mais cela n'a strictement rien à voir. Encore une fois, est-ce rendre service à quelqu'un que de lui dire, vous allez venir en France et d'en faire un chômeur ? Est-ce que ce n'est pas se donner bonne conscience, gentiment, avec rien en définitive ? Non, ce sur quoi il nous faut réfléchir c'est l'exemple du médecin sénégalais dont je vous parlais tout à l'heure. Il vaut mieux que ce médecin sénégalais soit aujourd'hui dans la brousse au Sénégal, avec un environnement qui lui permette d'avoir sa femme, ses enfants scolarisés, et sa femme à côté de lui, et non déprimée parce qu'il n'y a rien autour. Il faut créer cela : l'environnement pour le médecin sénégalais de brousse ou le médecin malien. Ce n'est certainement pas en se donnant bonne conscience et en le prenant à la faculté de sociologie du Mirail à Toulouse qu'on va lui rendre service. Pourquoi ? Parce que je sais, moi, que 80 % des psychologues ou sociologues seront au chômage. Je sais qu'il sera malheureux, et je sais qu'en plus, cela va engendrer une sorte de non-intégration. Alors, arrêtons, regardons les choses en face. Oui, nous sommes très heureux d'être une mosaïque, oui nous sommes pour la diversité culturelle, mais soyons aussi responsables et estimons que le continent africain est un continent qu'il faut respecter ; et si on veut le respecter, ce n'est pas en se donnant bonne conscience et en prenant ses enfants qu'on les aidera. C'est en les aidant sur place. Dans ce domaine, c'est vrai qu'il y a beaucoup à faire pour améliorer les choses.
Q - L'un des gros sujets de ce Sommet, ce sera évidemment la Côte d'Ivoire. On annonçait un nouveau Premier ministre au pouvoir renforcé. C'était à la fin octobre, il y a plus d'un mois. Et aujourd'hui toujours rien ; qui est responsable de ce blocage ?
R - Nous sommes en effet effectivement tous très préoccupés par le blocage qui persiste sur l'identification d'un Premier ministre. Il est essentiel qu'un Premier ministre et son gouvernement se mettent au plus vite au travail, mettent en ?uvre au plus vite le processus de sortie de crise qui doit déboucher sur des élections. Il faut commencer dès maintenant à préparer ces élections. Il faut aussi, bien évidemment, commencer concrètement à désarmer, c'est le c?ur du processus. Un travail actif est actuellement mené sous l'égide des présidents de l'Union africaine et de la CEDEAO pour identifier un candidat "acceptable pour tous" qui mettra en ?uvre cette fameuse feuille de route. Nous leur faisons toute confiance pour aboutir dans les meilleurs délais. Mais je tiens à dire que, comme membre permanent, comme les quatre autres, du Conseil de sécurité des Nations unies, il me paraît aussi important que le Conseil de sécurité puisse dire que maintenant nous sommes pressés et qu'il ne faut pas accepter le moindre laxisme en Côte d'Ivoire sur la préparation des élections.
Q - Un Premier ministre avec quelles prérogatives ? Quand Laurent Gbagbo affirme que quoi qu'il arrive il conservera les prérogatives présidentielles que lui donne la Constitution, Comment réagissez-vous ?
R - C'est tout l'enjeu, aujourd'hui, de la discussion. Nous souhaitons qu'il puisse y avoir un consensus le plus rapidement possible pour qu'il y ait un Premier ministre et son gouvernement et que, évidemment, ce soit accepté par toutes les parties. C'est tout le travail de l'Union africaine et de la CEDEAO. Je leur fais confiance
Q - Un mot sur le Tchad et le Soudan où vous êtes allé en août dernier. Le Tchad accuse le Soudan de soutenir militairement les rebelles tchadiens. Est-ce que vous confirmez ? Est-ce qu'il y a un risque de déstabilisation du Tchad ?
R - Tout le monde est aujourd'hui, bien sûr, préoccupé par la déstabilisation possible de cet endroit du monde. Comme vous le savez, nous sommes, moi comme les autres, préoccupés. Vous me permettrez, au moment où nous sommes, de ne pas en dire plus. Mais je fais confiance aux uns et aux autres pour éviter une escalade.
Q - Un mot pour terminer sur l'Algérie. Cela nous ramène d'une certaine manière à ce Sommet. Il y a eu beaucoup d'émotion dans ce pays au sujet d'une loi qui a été votée et qui évoquait les aspects positifs de la colonisation, une loi que la majorité a décidé de ne pas changer. Le gouvernement n'a-t-il pas pris le risque d'un blocage diplomatique ? On s'aperçoit que le traité d'amitié n'est toujours pas signé.
R - Aujourd'hui, l'actualité est d'abord, permettez-moi de vous le dire, de souhaiter du fond du c?ur à M. Bouteflika une meilleure santé et de revenir très vite aux affaires..
Q - J'allais vous poser la question. Vous avez de ses nouvelles ?
R - Oui, mais je préfère vous le dire tout de suite, avant de répondre à votre question. Vous dire d'abord que ce qui est important, c'est la santé du président algérien qui est un ami de la France et un ami du président de la République qui va venir ici demain.
Q - Vous avez des nouvelles de sa santé ?
R - Je n'ai pas, ni comme médecin, ni comme, aujourd'hui, ministre français, à transgresser le secret médical. Je voudrais vous dire que le traité franco-algérien est un élément important pour nos deux pays. 75 % des algériens ont moins de 25 ans. Les jeunes Français n'ont pas fait la guerre d'Algérie. Il est important aujourd'hui de regarder vers l'avant et de considérer l'Algérie comme un partenaire d'égal à égal, avec lequel on pourra développer à la fois des relations économiques, culturelles, sociales, sociologiques fortes que nos sociétés civiles se connaissent mieux. Ce traité, oui, bien sûr il sera signé. Je formule mes v?ux les plus sincères pour que le président Bouteflika aille bien le plus vite possible et ensuite nous verrons. Ce que j'ai pu dire sur cette loi, c'est qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura jamais d'histoire officielle en France.
Q - Un dernier mot concernant Hissène Habré, si vous le voulez bien. Quand Abdoulaye Wade dit que la solution c'est la création d'un tribunal permanent africain pour juger des crimes contre l'humanité. Est-ce que ce n'est pas une échappatoire ?
R - Pourquoi ?
Q - Parce que cela permet pour l'instant de ne pas répondre à la demande d'extradition formulée par la Belgique.
R - Non, ce n'est pas ce que dit M. Wade. M. Wade a dit hier que avant même de savoir quel était le devenir que le Sénégal allait réserver à cet homme, il allait demander son avis à l'Union africaine ; et je trouve que demander l'avis de l'Union africaine est probablement une bonne chose. Je pense que la justice doit passer sur tous les continents. Cela a été le cas en Sierra Léone, c'est le cas au Rwanda, avec le tribunal pénal international. Je crois qu'il est important, de manière générale, que ceux qui ont perpétré des génocides, ceux qui n'ont pas respecté les Droits de l'Homme, soient jugés un jour. Je crois que c'est, de manière générale, quelque chose qu'il faut souhaiter. J'ai vu que M. Wade allait dans ce sens. C'est une bonne chose.(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 décembre 2005)