Déclaration de Mme Brigitte Girardin, ministre déléguée à la coopération, au développement et à la francophonie, sur la vie et la carrière du chanteur franco-ivoirien Ernest Huss, dit John William, à Paris le 16 décembre 2005.

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Circonstance : Remise des insignes de la légion d'honneur à Ernest Huss, dit John William, à Paris le 16 décembre 2005

Texte intégral

Monsieur Ernest Huss,
Cher John William,
Nous sommes nombreux à être réunis ici ce soir, pour cette cérémonie au cours de laquelle je vais avoir l'honneur, mais je dois dire aussi le réel plaisir, de vous remettre les insignes de chevalier de l'Ordre National de la Légion d'Honneur.
Aujourd'hui, j'ai le sentiment de partager avec vous un moment hors de l'ordinaire. Dans le tumulte de ces dernières semaines, dans le grand désordre du monde, nous avons la chance, ce soir, de pouvoir réaffirmer que l'histoire peut avoir du sens lorsque des hommes libres décident de refuser le cours des choses, lorsqu'ils osent inventer leur destin, en un mot lorsque exister c'est résister.
John William, vous en êtes l'exemple, et vous en témoignez depuis votre enfance.
Né à Grand-Bassam, en Côte d'Ivoire, de mère ivoirienne et de père alsacien, vous êtes enlevé à votre mère dès l'âge de 18 mois. Arrivé en France alors que vous n'êtes encore qu'un tout jeune garçon, à l'âge de 8 ans, vous êtes confié à une lointaine parente dans un petit village de Seine-et-Marne.
En 1939, à 17 ans, votre père vous met en apprentissage comme ajusteur-outilleur aux usines automobiles de Boulogne-Billancourt. Vous y restez jusqu'en juin 1943, date à laquelle vous êtes réquisitionné pour le Service civique rural, afin de remplacer les paysans prisonniers. Vous êtes alors envoyé en Charente-Maritime, où vous restez jusqu'en août 1943. L'arrivée d'un ouvrier noir dans une ferme déconcerte et vous vaut de dormir dans une grange, à même la paille. Malgré un travail et des conditions de vie difficiles, ces quelques mois passés à la campagne sont toutefois, pour vous, une heureuse parenthèse.
Vous partez ensuite retrouver votre marraine à Montluçon, où vous êtes engagé par la SAGEM, usine qui fabrique des appareils détecteurs de sons pour les avions allemands.
C'est là qu'au cours d'une vérification avant livraison, en mars 1944, vous remarquez un jeune ouvrier en train de poser des explosifs sur le matériel destiné aux occupants. Vous décidez de ne pas le trahir. La nuit suivante, l'atelier explose.
Aussitôt, la Gestapo arrête plusieurs ouvriers de l'usine. Vous êtes de ceux-là, pour avoir été l'un des derniers à avoir travaillé sur les pièces sabotées. Vous êtes incarcéré à la prison de Moulins, où vous subissez interrogatoires et tortures. Mais vous ne parlez pas.
Un jour de désespoir, dans le cachot où vous êtes entassé avec d'autres prisonniers, vous décidez tous, pour oublier l'angoisse de l'attente, de chanter à tour de rôle. Vous choisissez alors l'air des "Bateliers de la Volga", qui révèle la puissance et l'émotion contenues dans votre voix, cette voix exceptionnelle qui fera plus tard le tour du monde. Emus, vos compagnons d'infortune vous prédisent un avenir de grand chanteur. Dès lors, vous n'aurez plus qu'un seul souhait en tête, celui de survivre pour réaliser cette prédiction.
Pour l'heure, vous ne quittez votre prison que pour vous voir confier des opérations de déminage de bombes dans la banlieue parisienne. Vous êtes alors confronté au risque permanent d'être déchiqueté par l'explosion d'une de ces bombes.
Puis, le 21 mai 1944, l'horreur franchit un nouveau palier, le pire qui soit : vous êtes déporté vers le camp de concentration de Neuengamme, près de Hambourg. C'est d'abord le trajet en train pour l'Allemagne, en wagon à bestiaux, au milieu de 120 hommes. Une tentative d'évasion a lieu, qui se solde par un échec : les SS veulent faire un exemple et décident que 20 prisonniers seront fusillés. Là encore, vous figurez parmi les premiers de la liste. Mais au dernier instant, l'officier SS se ravise, désireux d'amener un maximum de prisonniers vivants en Allemagne. Le train repart donc, mais vous n'êtes déjà plus qu'un matricule.
Pendant plus d'un an, les brimades, la faim, le froid, les tortures, les exécutions sommaires, la disparition de vos camarades les uns après les autres, la fumée des fours crématoires, incessante, seront votre quotidien.
Chacun sait que l'oeuvre d'extermination atteignit une ampleur considérable dans ces camps où la haine et le mépris, instillés par la propagande nazie, trouvent leur plein accomplissement.
Aujourd'hui encore, il reste impossible de comprendre cette barbarie. Comme le dit fort justement M. Primo Levi, autre rescapé célèbre de ces camps de la mort, peut-être même que ce qui s'est passé alors ne doit pas être compris, car "comprendre, ce serait presque justifier". Mais si comprendre est impossible, connaître est nécessaire, parce que ce qui est arrivé peut recommencer, parce que les consciences peuvent être à nouveau déviées et obscurcies. C'est tout le sens du "devoir de mémoire" : nous devons savoir, ou nous souvenir, nous devons avoir conscience qu'il faut nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d'autres voies que par la raison. Et lorsque ces conseils de sagesse ne suffisent plus, il faut trouver la force de résister : c'est en cela, aussi, que le souvenir de ce qui s'est passé au c?ur de l'Europe, il n'y a pas si longtemps, peut être une aide et un avertissement.
Dans votre cas, cher John William, votre éducation vous sauve de la mort certaine à laquelle vous condamnaient votre couleur de peau et vos actes de résistance : Les SS, surpris de vous voir lire les plans de montage d'une machine, vous désignent pour travailler dans une usine d'armement proche du camp.
En avril 1945, l'évacuation du camp est décidée. Les déportés sont acheminés vers le port de Lubeck et embarqués sur des navires arborant le drapeau à croix gammée. Ils périront presque tous sous les bombardements de l'aviation anglaise. Miraculeusement empêché de monter sur l'un de ces navires, vous êtes alors recueilli par la Croix-Rouge suédoise, et vous revenez à la vie. Puis c'est le retour en France, où vous retrouvez votre père, qui vous croyait mort.
Pour tenter de reprendre le cours de votre vie, vous retournez travailler à l'usine, mais, épuisé, vous ne vous en sentez plus la force, subissant le contrecoup de la déportation. Dans votre tête, reviennent sans cesse ces mots prononcés par vos camarades, morts pour la plupart : "plus tard, tu seras un grand chanteur"?
Prenant en main votre destin, vous vous décidez à aller à la rencontre d'un célèbre professeur de chant. Impressionné par votre voix, celui-ci accepte de vous faire travailler, sans jamais rien vous demander en retour.
C'est ainsi que débute votre carrière artistique, en 1949. Vous commencez à décrocher des contrats, mais comme tous les chanteurs débutants, vous devez courir le cachet auprès des cabarets et des cinémas de quartiers pour vous faire connaître.
La mode de la musique américaine arrive en France. Vous adoptez le nom de scène de John William, et le destin vous sourit enfin : en 1952, on vous propose d'interpréter la chanson : "je suis un nègre" au grand concours annuel de la chanson de Deauville. En un soir, le public et le jury de professionnels vous consacrent, vous qui aviez voulu survivre pour faire entendre votre voix.
Une seconde chanson, celle du film "Le train sifflera trois fois" : "si toi aussi tu m'abandonnes", vous fera connaître mondialement. Jusqu'en 1968, vous enchaînez les succès, en interprétant notamment de nombreuses chansons de films qui font le tour du monde, "Alamo", "Lawrence d'Arabie", "Une Ile au soleil", "Le Jour le plus long", et surtout "La Chanson de Lara" du film "Le Docteur Jivago". Vous vous produisez sur les plus grandes scènes parisiennes.
A partir de 1969, votre répertoire évolue. Vous êtes le premier chanteur français à introduire le gospel et le negro spiritual dans les églises en France, en Afrique, en Union soviétique, ou encore en Pologne. En 1973, en Belgique, vous êtes le chanteur principal de la comédie musicale "Show Boat" dans laquelle vous interprétez le célèbre "Old Man River". A partir de 1986, vous chantez aux côtés de votre fille Maya, qui se trouve parmi nous ce soir.
A ce jour, votre carrière musicale comptabilise plus de 350 titres enregistrés.
Mais dans le même temps, vous n'avez jamais cessé de mettre votre notoriété, votre voix et votre talent, au service de grandes causes humanitaires. Vous êtes ainsi membre d'honneur de plusieurs associations telles que "Hôpital sans frontière" et l'Institut Weizmann des Sciences.
Vous tenez aussi à répondre présent aux commémorations du souvenir de la déportation. Vous donnez des conférences dans les lycées et collèges, afin de transmettre aux jeunes générations votre témoignage pour la dignité de chaque être humain. A votre manière, vous participez ainsi à ce "devoir de mémoire" que j'évoquais à l'instant. Vous y apportez la plus précieuse contribution qui soit, celle du témoignage. Pour les jeunes générations à la recherche de repères, rien n'est plus fort que ces souvenirs vécus dans votre chair.
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Cher John William,
Ce parcours hors du commun que je viens de retracer, votre parcours, revêt un caractère exemplaire dans la France d'aujourd'hui.
Né en Côte d'Ivoire, mais Français de naissance par votre père, vous êtes à la fois Africain et Européen, et votre carrière artistique a fait aussi de vous un véritable citoyen du monde. Vous illustrez à merveille cette France plurielle, constamment enrichie par les apports de ses différentes composantes.
Cette France pour laquelle vous avez combattu, pour laquelle vous avez souffert. Ce faisant, vous donnez corps à la définition qu'Ernest Renan nous a laissé d'une nation : "une nation est une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a fait et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune".
Ce soir, c'est donc la Nation française qui vous exprime sa reconnaissance, et c'est la République qui vous honore en vous faisant chevalier de l'Ordre national de la Légion d'Honneur.
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"Au nom du président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons chevalier de l'Ordre national de la Légion d'Honneur".
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 décembre 2005)