Déclaration de M. Hervé Morin, président du groupe UDF à l'Assemblée nationale, sur la nécessité d'accroître la diversité sociale dans la composition des classes préparatoires aux grandes écoles et autres établissements sélectionnant leur entrée, à l'Assemblée nationale le 1er décembre 2005.

Prononcé le 1er décembre 2005

Intervenant(s) : 

Texte intégral

Monsieur le président, Monsieur le ministre, mes chers collègues,
« Jamais nos grandes écoles n'ont aussi peu scolarisé d'enfants issus des milieux
modestes, qu'ils s'appellent Dupont, Durand ou Belarbi. Seulement 5 % des élèves
de classes prépas sont fils d'ouvriers : ils sont huit fois moins nombreux que les fils
de cadres. Cette ghettoïsation gangrène notre société et fait autant de ravage
que le chômage de masse [?] Des solutions pourraient être rapidement trouvées,
sans quotas, sans référence ethnique : il s'agirait par exemple de généraliser le
système ESSEC qui permet d'accompagner les meilleurs élèves volontaires des
lycées de ZEP pendant trois ans afin qu'ils puissent accéder aux classes
préparatoires [?] il s'agirait également de donner aux meilleurs élèves de tous les
lycées, qu'ils soient parisiens ou provinciaux, le droit d'accéder aux meilleures
classes préparatoires. »
Voilà, mes chers collègues, ce que prononçait le porte-parole de notre Groupe à
cette même tribune, le 5 juillet dernier, lors du vote contre la motion de censure
déposée contre le gouvernement. Je suis heureux que l'UDF soit source
d'inspiration pour d'autres formations politiques?
Et cela fait bien longtemps que les universitaires s'intéressant à la question, nos
meilleurs chercheurs, nous alertent sur la ghettoïsation de la société française et
cela, bien avant la crise des banlieues. Patrick Weil défend par ex depuis quelques
années la proposition qui nous est soumise ce matin.
Nous sommes convaincus, à l'UDF, que notre pays a besoin d'une politique
volontariste permettant de recréer les conditions d'accès de tous les jeunes à
l'école et à l'emploi. L'égalité des chances, la promotion sociale, la relance de
l'ascenseur social sont des formules dont nous nous repaissons dans nos discours
durant les campagnes électorales, sans que rien ne change depuis des années.
Et pourtant ce sujet est fondamental pour redonner confiance dans l'avenir. Les
oubliés de l'égalité des chances sont de plus en plus nombreux, et ils ne sont pas
uniquement des Français issus de l'immigration ; les zones rurales sont aussi
durement touchées. Nombre de nos compatriotes ne participent plus à un destin
collectif, qui fait que demain sera meilleur qu'hier, puisque même dans les rares
périodes de croissance vigoureuse, elle ne les atteint plus.
Eric Maurin, dans son ouvrage sur la ghettoïsation de la société française, l'a très
bien montré. A la fracture sociale s'ajoute désormais la fracture spatiale et
territoriale. A origine sociale donnée, un jeune de 25 ans a une probabilité
d'autant plus grande à entrer sans qualification sur le marché du travail qu'il habite
et vit dans un voisinage où la proportion des jeunes sans qualification sur le
marché du travail est importante.
A l'inverse, les expériences menées notamment en Angleterre et surtout aux
Etats-Unis dans le cadre des politiques d'« affirmative action » démontrent à quel
point avec une politique déterminée, on peut ouvrir socialement les universités et
en modifier profondément le recrutement. En Floride par exemple, grâce à une
politique qui permet aux meilleurs élèves de tous les lycées d'entrer à l'université
d'Etat, 40 % des étudiants sont désormais issus des minorités.
Mieux encore, au Texas, Etat qui véhicule pourtant chez nous une image de
ségrégation particulièrement forte, les promotions universitaires n'ont jamais fait
autant de place à la diversité, ? puisqu'aux Etats-Unis, il s'agit d'un critère
statistiquement quantifiable ?, moins de 60 % des étudiants Texans sont blancs.
Ce constat du blocage de la société française, que je crois que nous partageons
tous, doit nous amener à repenser en profondeur les politiques sociales qui ont été
menées depuis vingt ans : les politiques de la ville et du logement, fondées sur le
développement des logements sociaux et les aides personnalisées au logement,
n'ont pas réussi à faire progresser la mixité ; de même, les politiques ciblées en
faveur des Zones d'éducation prioritaires ou les zones franches ont échoué. C'est
que ces efforts n'ont visé que les conséquences visibles de la ségrégation, non ses
causes, qui sont des mécanismes précoces d'enfermement des individus dans des
destins écrits d'avance.
Les travaux du sociologue Eric Maurin l'ont bien montré, en particulier à partir de
l'étude des Etats-Unis : les politiques sur les territoires sont bien moins efficaces
que les politiques centrées sur les personnes. Il faut donc diriger les actions vers
les individus, en appliquant résolument un principe : donner davantage aux
enfants et adolescents qui sont les plus dépourvus de ressources familiales.
Pour nous, l'école doit se donner de nouveaux objectifs : lutter contre les
ségrégations créées en dehors d'elle-même et ne pas accroître ces ségrégations
par son propre fonctionnement. A nous de lui donner de nouveaux moyens. Le
moyen pour atteindre le premier objectif (lutter contre les ségrégations créées en
dehors d'elle-même), c'est de favoriser la mixité sociale, en constituant des classes
hétérogènes, socialement (c'est-à-dire constituées d'élèves de milieux différents)
et scolairement (dont les élèves sont de niveaux scolaires différents). Le moyen
pour atteindre le deuxième objectif (ne pas accroître ces ségrégations par son
propre fonctionnement), c'est de garantir que l'offre éducative (options,
enseignants, chefs d'établissement, cadre physique?) ne soit pas de moindre
qualité dans les quartiers sensibles ou pour les élèves défavorisés.
La proposition que nous étudions ici va dans le bon sens, puisqu'elle donnera à tous
les meilleurs élèves de tous les lycées, du plus grand lycée parisien au lycée d'une
petite ville de province, le droit d'accéder aux meilleures classes prépas.
Aujourd'hui, le taux de jeunes allant en classes prépa va de 80 % à 0 % dans les
lycéens de la République. On sait trop aujourd'hui que le mode de sélection élimine
les meilleurs élèves des lycées dont la réputation n'a pas dépassé la frontière de
leur département. Il n'y a aucune raison que les lycéens de Stains ou du Gers ne
puissent pas accéder à Louis-le-Grand. Le sentiment de relégation en seconde
division en touche pas que les ZEP, il touche aussi la province et l'outre-mer.
D'autres mesures pourraient être mises en ?uvre, des mesures extrêmement
fortes aux effets immédiatement sensibles, et peu coûteuses, au moment où nos
marges de man?uvre budgétaires sont extrêmement limitées. Si l'on étendait le
système ESSEC, qui permet l'accompagnement des meilleurs élèves volontaires de
lycées de ZEP pendant trois ans, à 5 % d'une classe d'âge sur tout le territoire, cela
ne représenterait qu'un effort de 240 millions d'euros.
Il faut ainsi prévoir un tutorat, pour assurer à ces jeunes un accompagnement
personnalisé, et un encadrement des familles. A l'image de ce que fait l'ESSEC, ce
tutorat pourrait prendre la forme d'un suivi individualisé par des élèves de grandes
écoles, mais aussi des enseignements complémentaires (le mercredi ou le samedi)
dispensés par des enseignants ou des étudiants de classes préparatoires ou de
grandes écoles ; un accompagnement en petits groupes de moins de dix jeunes ;
des sorties culturelles et ateliers avec des intervenants extérieurs. Cela
permettrait à ces jeunes d'acquérir les codes sociaux qui leur font défaut lors du
passage des épreuves écrites et orales des concours.
Il faudrait aussi revoir les modes de sélection et les épreuves des concours, qui
font une large place à la culture générale et la connaissance parfaite d'une langue
étrangère, et qui sont facteurs de reproduction sociale.
Les enfants issus de milieux sociaux modestes qui s'orientent vers les grandes
écoles doivent assimiler comme les autres les connaissances et les programmes,
mais aussi les codes dont sont déjà dotés les élèves issus de milieux que l'éducation
familiale a favorisés. Il suffit de se souvenir des épreuves à l'entrée de Sciences po
ou de l'ENA pour s'en convaincre : être un enfant du sérail est un sacré avantage
pour réussir.
A travers l'ouverture des grandes écoles aux jeunes issus de tous les milieux
sociaux, c'est aussi la diversification et la respiration du recrutement des futures
élites qui sont traitées.
Comme en France, plus probablement que nulle part ailleurs, c'est le diplôme, la
certification formelle qui conditionne l'éventuel passage à l'élite, qu'elle soit
politique, administrative ou économique. Dès lors, les modalités des concours
deviennent déterminantes, comme d'ailleurs le décloisonnement entre les filières
universitaires et les grandes écoles.
Bourdieu avait une jolie formule pour décrire la pérennité d'un ordre social si bien
établi en France, où les grandes écoles et leur mode de recrutement ont joué un
rôle qui n'existe nulle part ailleurs à l'étranger. Il parlait du concours « acte de
clôture qui instaure entre le dernier élu et le premier exclu la discontinuité d'une
frontière sociale ».
Il faut aussi repenser la sectorisation des établissements publics. Beaucoup de
familles accepteraient moins difficilement le maintien de la sectorisation si elles
avaient la certitude que leur enfant aura toutes les chances de vivre une scolarité
de qualité identique, tant sur le plan de l'acquisition des connaissances que sur le
plan des conditions de vie scolaire, quel que soit l'établissement.
Certains collèges et lycées sont aujourd'hui enfermés dans un environnement de
ségrégation tel que même une discrimination positive accrue ou des mesures
dérogatoires ne permettraient sans doute pas d'obtenir de bons résultats. C'est
pourquoi il ne faudrait pas hésiter à fermer certains établissements et répartir les
élèves dans les autres établissements d'une ville. Et à l'avenir, pour les
constructions nouvelles, s'interdire de nouveaux établissements au sein d'espaces
caractérisés par une absence totale de mixité sociale.
L'Etat doit également différencier davantage les politiques selon les
établissements, car des politiques égales appliquées à des situations inégales
renforcent les inégalités :
- attribuer une part (un quart) des moyens alloués aux établissements en fonction
des caractéristiques des élèves qu'ils accueillent
- laisser une plus grande responsabilité aux établissements confrontés à de réels
problèmes de ségrégation pour mobiliser des équipes volontaires autour d'un
projet, pour centrer leur action sur les apprentissages fondamentaux
- ne pas nommer d'enseignants débutants dans des établissements difficiles, sauf
évidemment les volontaires
- développer les pôles d'excellence dans les ZEP : ouverture d'options et de sections
d'excellence (sections européennes, artistiques ou sportives, par exemple) dans les
établissements au recrutement socialement défavorisé.
On peut également envisager de recentrer la politique d'éducation prioritaire sur
les élèves et les établissements les plus en difficulté.
Les moyens financiers accompagnant les classements en ZEP sont tellement
éparpillés ? ils touchent un élève sur 5 aujourd'hui ? que leurs effets demeurent
imperceptibles (seulement deux élèves en moins par classe) et qu'ils sont presque
dominés par les effets de stigmatisation, puisque les familles de classes moyennes
et supérieures quittent ces quartiers, un phénomène que le saupoudrage tend
d'ailleurs à multiplier.
- diminuer nettement le nombre de zones et d'enfants aidés, pour approfondir et
accroître l'effort sur les zones où se concentrent réellement les difficultés
- faire évoluer le statut de ZEP, pour le rendre plus temporaire et révisable
- conditionner l'obtention du statut de ZEP (et l'obtention de ressources
temporaires, mais importantes) à la formulation de projets évaluables, de sorte
que le label ZEP ne serait plus stigmatisant, mais signe de dynamisme
Le système de bourses gagnerait également à être repensé, comme le suggère la
proposition de loi.
L'Education nationale devrait également accepter d'agir de façon dérogatoire dans
les établissements très difficiles, comme le proposait déjà le rapport Thélot en
2004.
- permettre des mesures dérogatoires pour le mode de nomination et le service
des personnels (postes à profil, réduction du temps de service?), les pratiques
pédagogiques (programmes concentrés sur les points principaux, individualisation
accentuée, mise en ?uvre de dispositifs spécifiques?)
- renforcer une éducation concertée avec les familles et les principaux partenaires
(associations, entreprises, élus, police, justice?)
- accroître les postes de médecins, d'infirmières et d'assistants sociaux
- permettre des dérogations aux règles de mutation et d'affectation, pour pouvoir
constituer des équipes pédagogiques stables et motivées : avis du chef
d'établissement sur les nominations et les départs du personnel, valorisation des
personnes ayant travaillé dans ces établissements pendant plusieurs années par des
primes spécifiques élevées et des avantages de carrière substantiels
Pour nous, la discrimination positive ne doit pas être ethnique ou raciale, elle doit
être socio-économique ; celle fondée sur la couleur de la peau ou la consonance de
votre nom, comme le proposent certains, n'est pas acceptable et ne sera jamais
acceptée par nos compatriotes. Elle doit concerner toutes celles et tous ceux qui
concentrent toutes les inégalités de revenus, de destins, de naissance et de
formation. Elle doit s'adresser autant aux Dupont qu'aux El Harouat pour redonner
un sens à l'égalité des chances. Il faut donner plus à ceux dont la vie a donné moins de chances pour leur permettre de réussir.