Interview de M. Dominique de Villepin, Premier ministre, à "Al Hayat" le 24 décembre 2005, les relations euro-méditerranéennes et entre la France et las pays arabes, le conflit israélo-arabe et la situation en Iraq.

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Média : Al Hayat

Texte intégral

Q. - Cette année fut difficile pour la France après le refus populaire
de la Constitution européenne, avez-vous une évaluation maintenant de
ce que la France a perdu de ce refus et comment comptez-vous y remédier
?
Soyons clairs : le 29 mai, les Français n'ont pas dit non à l'Europe, à
laquelle ils restent très majoritairement attachés. Mais ils veulent
une Europe différente, plus proche, qui réponde mieux à leurs attentes.
Toute l'action du gouvernement français dans ce domaine vise à leur
apporter des réponses.
La première réponse, c'est de mieux associer les Français aux décisions
européennes. C'est dans ce but que nous avons créé le comité
interministériel sur l'Europe. Il permet un vrai suivi politique des
questions traitées à Bruxelles. C'est une exigence démocratique
essentielle.
La deuxième réponse, c'est ce que j'appelle « l'Europe des projets »,
c'est-à-dire des initiatives concrètes, capables d'améliorer la vie
quotidienne des Européens, de mobiliser leur enthousiasme et leur
énergie. C'est vrai dans tous les domaines : l'économie, avec la mise
en place d'une vraie politique européenne de l'énergie, mais aussi la
jeunesse, avec le service civil européen, la culture, avec le projet de
bibliothèque numérique européenne ou encore l'espace, avec le succès du
programme Galileo de navigation par satellite.
Vous le voyez, six mois après le référendum, l'Europe retrouve un
nouveau souffle. Elle avance. L'accord obtenu sur le budget le 17
décembre nous permet d'envisager l'avenir de manière dynamique. Et
cette Europe, la France la veut ouverte sur le monde, notamment la
Méditerranée au lendemain du dixième anniversaire du processus de
Barcelone.
Q. - L'évaluation des résultats du deuxième mandat du président
américain Bush sur la conduite des affaires du monde est très variée à
travers le monde, quelle en est votre évaluation et quel est son impact
sur la France et l'Europe ?
En venant à Bruxelles dès le début de son second mandat, le Président
Bush a marqué son souhait d'un dialogue plus nourri avec les Européens.
Nous y sommes nous aussi favorables.
En Afghanistan, dans les Balkans, en Côte d'Ivoire et au Soudan, ainsi
qu'en matière de lutte contre le terrorisme et contre la prolifération
des armes de destruction massive, nous poursuivons notre bonne
coopération.
Plus récemment, nous avons développé nos échanges sur la situation au
Proche-Orient et au Liban : c'est une très bonne chose.
Ce dialogue n'exclut cependant pas la franchise sur les sujets sur
lesquels nous avons des approches différentes.
Q. - La France se différencie par sa politique vis-à-vis des questions
arabes, pensez-vous que cette politique a porté ses fruits ? Jusqu'à
quel point est-ce que cette politique peut avoir de l'influence dans le
contexte de l'hégémonie américaine actuelle en Iraq, Palestine, Israël
?
La France a depuis longtemps, avec les pays de la région, une relation
de grande proximité, une relation de confiance. Vous savez à quel point
le Président Chirac y est attaché. C'est fort de ces liens que notre
pays est engagé, sur tous les sujets, dans un véritable partenariat. Je
pense par exemple au développement économique, à la maîtrise des
migrations, à la lutte contre le terrorisme.
S'agissant de l'Iraq, depuis l'intervention militaire de la coalition,
la France a toujours plaidé pour la restauration de la souveraineté de
ce pays, dans le cadre d'un processus politique associant toutes les
composantes de la société iraquienne. Une logique purement sécuritaire
ne suffit pas. Les élections du 15 décembre 2005 ont constitué une
étape majeure. Il faut maintenant arriver à un consensus entre toutes
les communautés, avec l'engagement positif des Etats voisins. C'est la
condition de la stabilité de l'Iraq, à laquelle tous les pays de la
région ont intérêt.
En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, le désengagement de
Gaza a été une étape positive. La France et l'Union Européenne ont
choisi de s'engager sur le terrain, en particulier pour renforcer le
contrôle des capacités palestiniennes à la frontière de Rafah et
apporter leur soutien à la restructuration de la police palestinienne.
Il faut maintenant qu'un processus politique s'engage rapidement entre
les parties. La feuille de route en donne le cadre. Nous disons
clairement aux Israéliens que la poursuite de la colonisation et la
construction de la barrière de sécurité à l'intérieur des Territoires
occupés sont une violation de la légalité internationale et des
engagements qu'ils ont souscrits au titre de la feuille de route. Les
élections législatives palestiniennes prévues le 25 janvier sont d'une
importance capitale. Une mission d'observation de l'Union Européenne
sera présente. Il est essentiel que le scrutin puisse se dérouler dans
de bonnes conditions.
Q. - La guerre contre le terrorisme a placé le monde occidental en une
quasi confrontation avec le monde islamique, pensez-vous que la
conduite de la lutte contre le terrorisme entreprise par les américains
est la bonne et pensez-vous qu'il y ait une nécessité pour le monde
occidental de revoir sa politique de lutte contre le terrorisme ?
Le problème ne se pose pas en termes de « confrontation » entre Orient
et Occident. Les pays du monde arabo-musulman sont tout autant victimes
d'actes terroristes que les pays occidentaux. Face à cette menace
globale, nous avons un devoir de mobilisation collective, qui est la
condition du succès.
Cette coopération, qui couvre l'analyse, les échanges policiers et
judiciaires, doit se renforcer davantage. Le récent Sommet de Barcelone
a ainsi permis aux pays participants de définir une stratégie commune
de lutte contre le terrorisme à travers l'adoption d'un « code de
conduite ».
Pour être vraiment efficace, la communauté internationale doit aussi
agir pour résoudre les crises régionales, la grande pauvreté, les
injustices. Le dialogue doit être permanent et approfondi entre
Européens, Américains, les Etats de la région et tous nos partenaires
afin d'éviter que les frustrations ne se transforment en rejet de
l'autre, voire en haine et en violence.
Q. - Le sommet de Barcelone a révélé aux yeux des arabes un alignement
du point de vue européen sur la vision américano-israélienne, n'y a t
il pas là un sujet d'inquiétude pour les intérêts français dans la
région ?
Ma vision des résultats de ce sommet est plus positive. S'agissant
d'Israël, l'originalité du processus de Barcelone réside, dès sa
naissance, il y a dix ans, dans son ambition d'élaborer une véritable
politique méditerranéenne de l'Union grâce à un partenariat avec tous
les pays de la rive sud : les pays arabes, Israël, Chypre et la
Turquie.
Par rapport aux autres initiatives, américaines notamment, le processus
de Barcelone est attaché à préserver son autonomie et à renforcer sa
dimension politique. En adoptant à trente-cinq un plan d'action pour
les cinq années à venir, et un code de conduite contre le terrorisme,
le sommet a exprimé la volonté de tous de relever ensemble les défis
communs aux deux rives : plus de sécurité, mais aussi plus de
croissance et de démocratie.
C'est aussi dans cette perspective que la France a présenté plusieurs
idées nouvelles. Le Président de la République a notamment proposé un
secrétariat politique permanent, et à terme, une banque de
développement de la Méditerranée.
Q. - Vous vous êtes différencié de l'approche américaine en Iraq et
aviez prédit tout ce qui se passe, qu'en pensez-vous aujourd'hui ?
Cette différence d'approche subsiste-t-elle ?
Des différences d'approche ont existé à propos de l'intervention
militaire en Iraq, qui posait des questions fondamentales en matière de
respect de la légalité internationale. Mais ce qui importe aujourd'hui,
c'est d'aller de l'avant et de faire en sorte que l'objectif d'un Iraq
stable et démocratique, vivant en bonne intelligence avec ses voisins,
prenne corps.
Nous sommes aujourd'hui face à deux risques. Le premier est la division
de l'Irak, qui constituerait un véritable cauchemar pour la région. La
montée des violences, du communautarisme et des forces centrifuges fait
peser de lourdes menaces sur l'unité et l'intégrité du pays.
Le second risque est le rôle croissant du terrorisme, avec ses
répercussions bien au-delà du pays.
Je pense donc qu'il est essentiel pour la communauté internationale de
rassembler ses efforts : nous soutenons à cet égard l'initiative de la
Ligue arabe qui tente d'appuyer un meilleur regroupement des
différentes forces politiques iraquiennes et de s'assurer que tous les
pays de la région travaillent ensemble pour aller de l'avant.
Q. - Comment voyez-vous l'avenir du Liban ? Pensez-vous que les
relations françaises avec le régime syrien en place ont atteint un
point de notre retour ?
Sur le Liban, nos objectifs sont connus : le premier, c'est la
recherche de la vérité sur les odieux assassinats qui ont endeuillé ce
pays ami, dont le dernier encore très récemment, et la punition des
coupables. Le second, c'est le soutien à l'indépendance et à la
souveraineté du Liban par la mise en oeuvre complète des résolutions
des Nations unies, notamment la résolution 1559.
Le Liban traverse aujourd'hui une phase cruciale de sa longue histoire.
Le départ des troupes syriennes, en avril 2005, a été une première
étape fondamentale vers le recouvrement de la pleine indépendance et la
souveraineté de ce pays, en permettant la tenue des premières élections
libres depuis plus de trente ans.
Dans ce contexte, la France se tient fermement et résolument aux côtés
du Liban et du peuple libanais, pour l'aider à surmonter les épreuves
d'aujourd'hui et les défis de l'avenir. La communauté internationale
est également mobilisée pour aider le Liban et son gouvernement -
notamment pour la mise en ?uvre d'un ambitieux plan de réformes
politiques et économiques, dans la perspective de la tenue d'une
conférence des amis du Liban en 2006.
Quant aux relations entre la France et la Syrie, il ne tient qu'à la
Syrie de les améliorer en se conformant pleinement à ses obligations
internationales, en particulier en coopérant sans conditions avec la
commission internationale d'enquête sur l'assassinat de Rafic Hariri
comme vient de le lui demander, une nouvelle fois, le Conseil de
Sécurité des Nations unies. Les autorités syriennes savent ce que la
communauté internationale attend d'elles et nous leur demandons de s'y
conformer.(Source http://www. Premier-ministre.gouv.fr, le 28 décembre 2005)