Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Vous êtes appelés à examiner, aujourd'hui, dans le cadre de l'ordre du jour réservé à l'initiative parlementaire, la proposition de loi votée le 8 novembre 2000 par le Sénat et dont l'article unique dispose que "la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915".
Le 29 mai 1998, votre Assemblée s'est prononcée à l'unanimité sur une proposition de loi identique, dont le rapporteur était René Rouquet. Dans les deux cas, le gouvernement a pris acte de ces initiatives parlementaires.
Ainsi que j'ai déjà eu l'occasion de le dire ici le 14 novembre dernier, en réponse à une question de Mme Jambu, ces votes ont donné l'occasion à la représentation nationale d'exprimer la profondeur des sentiments qui l'animent au sujet de cette tragédie.
Au lendemain de la décision du Sénat, le président de la République et le Premier ministre ont fait savoir dans un communiqué commun que ce vote, intervenu à l'initiative du pouvoir parlementaire ne constituait pas une appréciation sur la Turquie d'aujourd'hui.
Les massacres d'Arméniens perpétrés en 1915 dans l'Empire ottoman ont douloureusement marqué l'histoire du XXème siècle. Le souvenir des victimes de cette barbarie organisée est ineffaçable.
Fidèle à sa tradition d'asile, la France s'honore d'avoir été l'une des grandes terres d'accueil des rescapés de ces atrocités, dont les descendants sont aujourd'hui parfaitement intégrés dans la communauté nationale, qu'ils ont enrichie de leurs talents. Leurs descendants restent fidèles à leurs sacrifices et à une culture qu'ils font vivre loin de ses terres d'origine.
Le gouvernement est convaincu que les représentants des Français d'origine arménienne qui militent pour la reconnaissance du génocide arménien ne sont pas animés d'un désir de vengeance. Simplement, ces enfants et ces petits enfants de déracinés ne peuvent oublier. Ainsi, le 24 avril, dans toutes les villes de France, la communauté arménienne se rassemble pour exprimer sa douleur et demander que la vérité historique soit reconnue. Nous sommes nombreux à l'accompagner dans cette journée du souvenir et du recueillement.
Comment oublier que, au cours des deux guerres mondiales, les Français d'origine arménienne ont payé le prix du sang pour défendre la liberté de leur patrie d'adoption ? Le sacrifice de ces fils et filles de la République dans le combat pour la dignité humaine mérite l'hommage de notre pays.
Aujourd'hui, par un acte législatif de portée symbolique, la communauté arménienne souhaite que s'accomplisse le devoir de mémoire. Le respect des sentiments éprouvés par les descendants des rescapés des massacres et l'horreur de la tragédie qui les inspire ne nous exonèrent pas d'une interrogation : s'il prend force de loi, quelle sera la portée juridique d'un texte dont chacun admet le caractère essentiellement déclaratif ?
Interrogé par la commission des affaires étrangères du Sénat, le 4 octobre dernier, le ministre des affaires étrangères a exprimé des réserves sur l'opportunité d'une démarche législative. Il a invité le Parlement à tenir compte des incidences d'un tel acte sur la politique de la France dans cette région.
La conduite de la politique extérieure a en effet ses propres exigences. Elle doit être menée au regard de l'histoire et de ses tragédies, mais tenir compte aussi de la réalité du monde d'aujourd'hui. Dans cette région du monde au destin tourmenté, où affleurent en permanence les conflits entre nations, la politique de la France vise ainsi à surmonter les antagonismes et à faire progresser la coopération entre les peuples concernés.
Le président de la République et le Premier ministre l'ont réaffirmé le 8 novembre dernier : la France poursuivra vis-à-vis de tous les pays de la région, et en particulier du Caucase, une politique de paix fondée sur le dialogue et la compréhension mutuelle.
Si la France oeuvre à la réconciliation entre la Turquie et l'Arménie, elle souhaite aussi la réconciliation entre l'Arménie et ses autres voisins.
La France est l'amie de l'Arménie. Elle recevra prochainement en visite d'Etat son président de la République. Elle est aussi l'amie de la Turquie moderne, qui ne peut être tenue pour responsable de faits survenus dans les convulsions de la fin de l'Empire ottoman.
Ces relations d'amitié avec l'ensemble des pays de la région fondent le rôle que la France a été invitée à jouer au sein du groupe de Minsk - avec la Russie et les Etats-Unis - dans le règlement des crises qui affectent cet espace géographique, travaillé par les démons du nationalisme.
La France est aussi l'un des premiers pays à avoir reconnu la République d'Arménie. Les intérêts bien compris de l'Arménie sont dans l'instauration de liens de coopération avec ses voisins.
Avec la Turquie, la France entretient depuis longtemps une relation forte dans de nombreux domaines. Le 8 novembre dernier, les autorités françaises ont du reste réaffirmé que notre pays souhaitait développer avec ce pays des relations de coopération étroite dans tous les domaines. Il est de l'intérêt de la France et de l'Europe que la Turquie consolide son évolution dans le sens de l'ouverture et de la modernité : tout doit être mis en uvre pour la conforter dans cette voie.
La France continuera à uvrer pour l'approfondissement du dialogue entre la Turquie et l'Union européenne dans le cadre du partenariat d'adhésion adopté au sommet de Nice, en décembre dernier. Ce texte définit les étapes du rapprochement entre la Turquie et l'Union européenne.
Cette décision, prise sous la présidence française par les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union, est un geste invitant la Turquie à s'engager avec détermination sur la voie de la consolidation de la démocratie et du respect des Droits de l'Homme. De leur côté, les autorités turques ont accepté et doivent entreprendre des réformes exigeantes dans ces domaines.
Vous allez vous prononcer sur un passé douloureux. Votre vote ne vaut ni pour le présent, ni pour l'avenir. Il ne peut être un acte d'accusation.
Je le réaffirme, au nom du gouvernement, notre amitié tant avec le peuple arménien qu'avec le peuple turc est profonde.
La voix de la France est écoutée dans la région où vivent ces peuples et elle doit le rester. Loin de stigmatiser, elle doit chercher à apaiser. Tel est le message de réconciliation et de paix du gouvernement français.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 janvier 2001)