Déclaration de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, lors du point de presse conjoint avec M. Abdullah Gül, ministre turc des affaires étrangères, sur la nécessité de la poursuite des réformes en Turquie, de la normalisation des relations avec Chypre et du règlement de la question arménienne de 1915 pour intégrer l'Union européenne, Ankara le 1er février 2006.

Prononcé le 1er février 2006

Circonstance : Voyage en Turquie de Philippe Douste-Blazy les 1er et 2 février 2006

Texte intégral

Je voudrais d'abord remercier M. Abdullah Gül pour son accueil très chaleureux et lui dire que je suis très heureux de venir aujourd'hui en Turquie comme ministre des Affaires étrangères. Une amitié, ancienne, profonde, lie nos deux pays. Je suis venu avec les sénateurs Robert Del Picchia et Jacques Blanc, le député Philippe Rouault et une importante délégation d'hommes d'affaires qui ont tous envie d'investir en Turquie. Je voudrais, parce que vous avez abordé tous les sujets et qu'on va répondre aux questions, aborder plus particulièrement la question européenne. Je pense que le message essentiel pour nous, et en particulier pour moi qui suis un militant européen de la première heure, c'est de nous convaincre que nous partageons la même vision de l'Union européenne.
L'Union européenne n'est pas une zone de libre-échange, c'est une maison commune. Bien évidemment, il est très important pour nous de défendre les valeurs européennes et c'est pourquoi les critères de Copenhague sont pour nous si importants.
Et c'est pourquoi je voudrais vraiment vous féliciter, comme homme politique, comme membre d'un gouvernement, pour les progrès que vous avez faits, pour les réformes que vous n'avez pas eu peur de faire, dans les domaines politique, économique et judiciaire. Je ne voudrais surtout pas donner l'impression de donner des leçons ; au contraire je vous encourage à continuer. Continuez ces efforts parce qu'évidemment ce rapprochement avec l'Union européenne va être long et difficile mais il s'agit d'arriver à l'essentiel, de partager une même vision. Je sais que le résultat est incertain. Vous avez une opinion publique, nous en avons une. Mais tout l'intérêt de notre travail est d'expliquer, obstacle après obstacle, comment nous pouvons répondre et comment vous pouvez répondre aux questions que pose l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.
L'opinion publique comprend tout à fait l'intérêt stratégique du processus en cours mais elle très attentive, en France comme dans le reste de l'Union européenne, à ce qui reste à faire. C'est le problème de la liberté d'expression, de la promotion du droit des femmes et des minorités, tout ce sur quoi vous travaillez actuellement ; car je sais que vous y travaillez.
La Turquie devra aussi respecter les obligations découlant de l'Union douanière. Mais j'ai personnellement confiance dans la volonté profonde de réforme de la société turque. Et l'ampleur de la réussite économique actuelle le montre. Vous le savez, en France et à l'avenir dans toute l'Europe, le processus d'élargissement se fera en tenant compte de l'opinion des peuples. Cela ne concerne pas seulement la Turquie mais tous les pays de l'élargissement. C'est pourquoi il est important de mieux faire connaître les progrès impressionnants déjà accomplis en Turquie. Il est nécessaire aussi d'aller plus vite, plus loin dans les domaines les plus sensibles pour les opinions européennes. C'est un message d'encouragement que je viens apporter et je suis très heureux d'être aujourd'hui à Ankara.
Je voudrais dire aussi que je suis très heureux de poser demain la première pierre du nouveau lycée français d'Ankara, le lycée Charles-de-Gaulle, qui ouvrira ses portes en 2007. Je voudrais que le développement de l'enseignement du français se concrétise dans toutes les grandes villes de Turquie.
S'agissant de nos relations économiques, la France est le cinquième fournisseur de la Turquie et le sixième investisseur avec 300 entreprises présentes et 40.000 emplois. Nous sommes présents dans les domaines de l'automobile, de la construction, de l'assurance, de la banque, de la grande distribution et je suis sûr que nous pouvons relever ce défi économique, comme d'autres le font, comme les Britanniques, les Allemands, les Italiens. Nous devons être plus présents. C'est un enjeu économique pour la France et une chance pour les Français. En particulier dans les domaines des satellites et des télécommunications, des transports, de l'énergie, en particulier nucléaire. Sans parler des grandes infrastructures.
Q - Comme vous le savez, après le Danemark et la Norvège, aujourd'hui un quotidien français a publié des caricatures qui sont d'un caractère insultant à l'égard du prophète Mahomet. Je voudrais avoir votre opinion à ce sujet.
R - D'abord, ces caricatures publiées dans ce journal n'engagent que la responsabilité du journal. Le principe de liberté de la presse que les autorités françaises défendent partout dans le monde ne saurait être remis en cause. Il doit toutefois s'exercer dans un esprit de tolérance, dans le respect des croyances et des religions qui est à la base même du principe de laïcité qui existe dans notre pays. Nous sommes, chers amis, deux pays laïques.
Q - La question de Chypre est une question cruciale pour la Turquie mais aussi pour l'Union européenne qui attend d'un pays qui veut entrer dans l'Union qu'il reconnaisse chacun de ses membres. Les Européens vous ont donné rendez-vous sur cette question en 2006. Qu'allez vous leur répondre ?
R - Je voudrais dire un mot sur la question chypriote. Nous soutenons une reprise des négociations entre les deux communautés chypriotes en vue d'une solution globale acceptable par tous. Nous estimons que les Nations unies restent le meilleur cadre pour régler cette question. Mais ne nous voilons pas la face, cette question a des conséquences sur les négociations d'adhésion de la Turquie.
L'Union européenne a adopté, le 21 septembre dernier, une déclaration ferme en réponse à la déclaration de la Turquie selon laquelle la signature du protocole à l'accord d'Ankara ne valait pas reconnaissance de la République de Chypre. Cette déclaration de l'Union européenne précise que la reconnaissance de tous les Etats membres est une composante essentielle du processus d'adhésion. Je suis donc heureux d'entendre ce que M. Gül a dit à ce sujet.
Il est donc nécessaire que la Turquie progresse le plus rapidement possible sur la voie de la normalisation de ses relations avec la République de Chypre. Les progrès accomplis dans ce domaine, comme dans la mise en oeuvre du protocole à l'accord d'Ankara, seront évalués lors du rendez-vous de 2006. Encore une fois, les Nations unies constituent le cadre privilégié pour la recherche d'une solution.
Q - Vous avez parlé des deux opinions publiques, française et turque. Vous avez rappelé les obligations qui incombent à la Turquie aux termes de l'Union douanière mais il y a également les engagements pris par l'Union européenne, après le référendum du 24 avril 2004. Or l'Union européenne n'a pas honoré les engagements qu'elle avait pris à l'égard des Chypriotes turcs. Et en particulier, la France ne fait pas le moindre pas dans ce sens là. Au contraire, la question de la Turquie est devenu un enjeu de politique intérieure. Cette situation a fini par amener l'opinion turque à avoir beaucoup de doutes à l'égard de la France et de l'Union européenne. En êtes vous conscient ? J'ai une autre question : M. Gül a parlé de son plan d'action pour Chypre. Il y a eu des réactions très favorables venues des Etats-Unis ou d'autres pays de l'Union européenne. Or nous n'avons pas entendu la position française. Et l'opinion publique se demande ce que pense la France à l'égard de cette ouverture.
R - La France se félicite à chaque fois qu'il y a une ouverture en faveur d'un règlement. Nous pensons que le cadre des Nations Unies est le cadre idéal. Mais il faut bien comprendre qu'il y a une chose qui ne passe pas dans l'opinion publique européenne ou française : que la Turquie veuille entrer dans l'Union européenne sans reconnaître un de ses membres. Il y a alors, de la part des opinions publiques européennes, de l'incompréhension. Je le dis en ami car c'est un vrai sujet qui doit être réglé le plus vite possible, sous l'égide des Nations unies, comme vient de le rappeler M. Annan.
Q - Il y a une déclaration récemment du président Chirac sur le fait qu'il ne revenait pas au Parlement d'écrire l'histoire. C'est bien entendu lié à la question arménienne et ces déclarations ont créé des attentes, ici, en Turquie. Il y a eu l'année dernière une proposition du Premier ministre turc afin de permettre à des historiens impartiaux de discuter de la question arménienne. Quelle est votre attitude à l'égard de cette question ?
R - C'est très simple. L'Union européenne est basée sur une idée, celle de la réconciliation et de la solidarité. Cela implique de dépasser les querelles du passé pour se tourner délibérément vers l'avenir. Cela nécessite de s'engager dans un véritable devoir de mémoire qui concerne avant tout les historiens mais aussi tous les pans de la société. La France a pris note de la disponibilité dont fait preuve la Turquie en vue d'un travail conjoint des historiens sur l'ensemble des archives. Je me félicite de l'ouverture de ce débat au sein de la société civile turque. Et je souhaite que cette démarche puisse se poursuivre. La loi de 2001 traduit le fait que de nombreux Français ont en mémoire les événements tragiques de 1915. Il faut tenir compte de leur sensibilité, répondre aux questions qui se posent. Mais encore une fois, je suis heureux de constater des ouvertures en Turquie sur cette question.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 février 2006