Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, avec la chaîne de télévision turque "Kanal D" le 2 février 2006 à Ankara, sur le débat en France sur l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.

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Circonstance : Voyage de Philippe Douste-Blazy en Turquie les 1er et 2 février 2006

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, soyez le bienvenu. Il y a quelque chose que je dois vous demander tout de suite. Qu'est-ce qui se passe ? Nos relations étaient excellentes, on était des amis depuis longtemps. Vous étiez le principal soutien de la Turquie en Europe, le premier investisseur en Turquie, notre principal interlocuteur. Et puis un chat noir est passé et on est devenu frères- ennemis. Maintenant quel temps fait-il ? Est-ce que c'est encore l'hiver, ou bien passe-t-on à l'automne ? On n'est pas en été, d'accord. Est-ce que ça vous dérange, la situation de nos relations ?
R - Le président de la République française est celui qui, dans l'Union européenne, a été le plus grand avocat de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.

Q - Le sentiment, ici, est un peu différent.
R - Moi, je vous dis la vérité. Le président Chirac est passé à la télévision française, pour parler devant 10 millions de personnes en décembre 2004, en disant : il faut que la Turquie entre dans l'Union européenne, c'est une chance pour nous. Il n'y a pas beaucoup de chefs d'Etat qui ont fait cela.

Q - Mais après, est-ce qu'il n'a pas fait un peu un pas en arrière ?
R - Non, il y a par contre, il faut que les Turcs le sachent, un grand débat en France, pour savoir s'il faut que la Turquie entre ou pas dans l'Union européenne. Il y a des populistes, des gens qui font peur aux autres, qui vous disent : "on est bien tranquille, les Européens, pourquoi on va prendre un très grand pays comme ça, qui n'a pas tout à fait la même culture, où les Droits de l'homme, la démocratie, la liberté d'expression, la place de la femme ne sont pas respectés". Des choses comme ça. Ils posent des questions. Alors j'ai décidé de venir ici pour dire que j'aime beaucoup la Turquie, que j'aime beaucoup les Turcs, que les réformes ont été faites très courageusement ?

Q - C'est une déclaration qui est très risquée.
R - ?qu'il faut continuer à faire ces réformes là ; et c'est uniquement lorsque ces réformes seront faites qu'alors les Européens diront que c'est une chance.

Q - Vous avez raison mais en ce qui concerne le président par exemple, après, il a fait des pas en arrière, par exemple, sur l'idée du référendum.
R - Je peux vous arrêter là-dessus ? A partir de maintenant, il faut savoir que ce n'est pas du tout la Turquie qui est visée.

Q - C'est ce que je voulais demander.
R - Ce sont tous les pays qui vont entrer dans l'Union européenne. On posera la question aux Français : "est-ce que vous voulez ou pas ?" Mais ce n'est pas d'aujourd'hui. Lorsque le Royaume-Uni est entré dans l'Union européenne, le président de la République, à l'époque, en France, a demandé un référendum. C'était le Royaume-Uni ?

Q - Après un deuxième veto n'est-ce pas ?
R - On ne peut pas dire que ce n'est fait que pour la Turquie. Le Royaume-Uni c'est un grand pays aussi.

Q - On ne fait pas ça pour Slovaquie, enfin il y a une différence.
R - Pour les pays de l'Est, il faut quand même savoir qu'il y a eu une erreur historique extraordinaire. Après la guerre, nous avons laissé ces pays sous la dictature communiste. Et le fait qu'ils puissent revenir dans le giron européen, c'était la moindre des choses. Mais vous savez, c'est parce qu'on a fait cet élargissement, sans le demander aux peuples que nous avons eu un retour de manivelle, comme on dit en France, c'est à dire que le référendum français s'est très mal passé au mois du mai dernier. Et nous avons eu un "non" et le "non" vient essentiellement du fait qu'on n'a pas suffisamment expliqué l'élargissement à l'Estonie, à la Lituanie, à la Pologne. Et il faut faire attention avec les peuples. Je crois que c'est normal de bien leur expliquer. Mais nous sommes les amis des Turcs, sachez-le.

Q - Sans le président, la décision de la France aurait-elle été différente ?
R - C'est le président qui a emporté évidemment cette décision.

Q - C'était un risque ?
R - Mais oui, quand on fait de la politique, ce ne sont pas les risques qui comptent, ce sont les convictions, les idées. Mais il faut comprendre une chose, c'est que nous pensons que, stratégiquement, la Turquie regarde vers la démocratie, les Droits de l'homme, la liberté d'expression - le fameux article 301 du code pénal - des choses très importantes pour nous ; et bien nous préférons que la Turquie regarde vers nous que vers d'autres qui seraient, par exemple, plus intégristes. Mais il est très important pour nous que les critères, les valeurs européennes soient respectés par la Turquie. Je ne veux pas donner de leçon car nous n'avons aucune leçon à donner à un grand peuple comme le vôtre ; on a aucune leçon à donner à un gouvernement qui fait beaucoup de réformes - plus que nous - mais l'Union européenne n'est pas un simple marché ; l'Union européenne est une maison commune où l'on partage un certain nombre de valeurs.

Q - Mais est ce que vous croyez que la clé de l'entrée de la Turquie est dans la poche des Français ?
R - Des Turcs.

Q - Comment ça ? Au dernier moment, au référendum, on dira peut être "non" car ce n'est pas vous qui prendrez position, c'est le peuple.
R - Il n'y a rien de mieux que le peuple. Le peuple n'a jamais tort. Je pense que ce sont les Turcs et la Turquie qui ont leur propre avenir européen entre les mains ; en ce qui concerne, encore une fois, la liberté d'expression, les Droits de l'homme, l'égalité hommes-femmes, la liberté de culte ; ce sont des choses qui sont majeures pour l'Union européenne. Et donc si l'on voit que cela se fait, et cela se fera, car vous avez cette volonté et cette capacité réformatrice très courageuse, alors tout le monde comprendra que c'est une chance formidable. Mais c'est à vous à le faire. Ce n'est pas à nous.

Q - Mais c'est un peu risqué, car peut-être fera-t-on tout ce qu'il faut et qu'au dernier moment, on nous dira : "eh bien c'est non !"
R - Mais c'est ça la politique, il y a que les journalistes qui sont sûrs demain d'avoir leur poste.

Q ? Est-ce que la Turquie fait peur à l'opinion publique française ou bien est-ce un phénomène politique ? La Turquie est-elle devenue un bouc émissaire ? Que s'est-il passé, au fond ?
R - Je crois que nous n'avons pas suffisamment expliqué l'élargissement aux dix nouveaux Etats membres. Cela s'est passé au Parlement entre hommes politiques. Le chômage est en train de baisser considérablement grâce à l'action du Premier ministre Dominique de Villepin ; mais il y a un an, il était à plus de 10 %. Et quand vous avez du chômage, vous avez des gens qui disent : Vous savez pourquoi vous êtes au chômage, c'est parce qu'il y a des gens qui viennent de l'extérieur.

Q - Les Turcs vont venir?
R - Oui les Turcs ou les Polonais. Il y a eu un débat sur les Polonais. Mais c'est affreux, c'est inadmissible. Cela fait peur. Il faut que l'on fasse attention à cela. Il faut d'autre part que nous soyons capables d'avoir des règles de vie commune à 25. Nous avons besoin d'une Constitution, d'un nouveau traité qui nous permette de vivre ensemble avant de nous élargir.

Q - Il faut prier pour que l'économie européenne soit forte, qu'il n'y ait pas beaucoup de chômage quand le jour du référendum viendra.
R - Entre temps vous aurez démontré que vous êtes une chance extraordinaire pour les entreprises françaises : quand nous sommes en train de vous dire : "vous voulez faire des centrales nucléaires, eh bien nous sommes capables de vous aider à les faire, car nous avons dans le monde la plus grande expérience". Lorsque vous faites partir des satellites de télécommunication pour voir, par exemple, cette émission. Eh bien, nous avons un lanceur, Arianespace. Les Français préfèrent que vous preniez Arianespace, un lanceur européen, plutôt qu'un lanceur américain.

Q - Qu'est ce qu'on y gagne ?
R - Oui, c'est ce que vous me disiez tout à l'heure, "on a acheté des Airbus et nous n'avons pas été récompensés". Je crois que c'est petit à petit qu'il faut le faire. Nous respectons énormément votre pays, votre civilisation. Vous êtes un pays laïc. La France et la Turquie sont les deux grands pays laïcs.

Q - Les Turcs aiment les Français mais ils ne les comprennent pas bien.
R - Oui, vous n'êtes pas les seuls malheureusement !

Q - Vous étiez au premier rang des investisseurs. Vous avez perdu cette place. Que comptez vous faire ?
R - Demandez au Premier ministre, au ministre de l'Economie et au ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, de choisir les entreprises françaises. Nous ne demandons pas mieux. Nous aimerions avoir cette confiance dont nous bénéficiions avant. J'ai senti qu'il y avait un problème dans l'opinion publique, je le sais, je le vois et je crois qu'en effet, les questions que se posent les Français, comme la grande discussion, en France, sur la candidature turque, ne font pas de bien à nos relations. Je m'en rends compte. Et je suis venu pour cela, pour bien expliquer que nos relations devaient être confiantes. Vous savez qu'on reçoit 8 % d'exploitations turques en plus depuis un an.

Q - Parce qu'ici, l'opinion publique dit : "Pourquoi acheter français quand ces mêmes Français se mettent en travers de notre adhésion ?"
R - Je comprends. C'est pour cela qu'il faut que nous sortions de cette crispation. Il faut que nous soyons capables de nous connaître, de nous comprendre, de renforcer nos liens dans le domaine économique mais aussi de vous dire franchement, en toute vérité : "voilà ce qu'il nous paraît important aujourd'hui dans les réformes qu'il reste à faire pour qu'il n'y ait plus aucune prévention".

Q - Est-ce que vous croyez que la Turquie peut être un jour membre à part entière ?
R - Mais pour cela, la balle est dans votre camp. Nous avons ouvert des négociations ?.

Q - Mais quand vous vous projetez dans l'avenir, est ce qu'est un peu difficile, comment vous voyez les choses ?
R - Regardez la Bulgarie et la Roumanie. Elles ne sont pas entrées. Elles vont entrer en fonction du rapport de la Commission. Beaucoup de gens disent : mais vous ne pouvez pas dire "non" à la Bulgarie et à la Roumanie. C'est vrai mais dans le même temps il y a des critères qu'il faut respecter et les critères dont je vous ai parlé sont importants. L'Union européenne, ce n'est pas une lubie, ce n'est pas une mode, ce sont des valeurs communes partagées en particulier sur une vision de l'homme.

Q - Vous dites : si les Turcs veulent, à condition qu'ils remplissent les conditions?En même temps vous voulez expliquer à l'opinion publique turque vos idées mais vous diminuez vos contributions à l'éducation francophone, à Galatasaray.
R - Non, je vais même poser dans quelques instants la première pierre du nouveau lycée Charles-de-Gaulle, ici à Ankara. Et je vais multiplier les écoles françaises. Pour Galatasaray, nous allons, bien évidemment, ne pas retirer un centime d'euro pour ce lieu d'enseignement du français. Je vous en apporte ma garantie.

Q - Et bien j'en suis très heureux, car je suis de Galatasaray. Venons à Chypre. Je voudrais savoir : les positions des uns ou des autres sont claires mais la France paraît réticente. Est-ce que cela vous a plu ?
R - Non, très franchement, cela nous a plu. C'est très positif que la Turquie fasse preuve d'ouverture, qu'elle fasse des propositions. Mais dans ce genre de conflit, on est deux et il faut, quand on fait des propositions, que les autres puissent la saisir. Nous souhaitons qu'il y ait un débat. Nous souhaitons, de manière générale, que les Nations unies puissent être le cadre de la recherche d'une solution.

Q - Vous insistez sur la reconnaissance de Chypre. C'est un peu vague pour moi. Quand est-ce que cette reconnaissance doit avoir lieu ? Aujourd'hui, pendant les négociations, juste avant d'entrer dans l'Union européenne ?
R - Tout cela n'est pas très important. Ce qui compte, c'est l'ambiance qui prévaut dans les relations entre l'Union européenne et la Turquie. Mettez-vous à la place de quelqu'un qui ne fait pas de politique, qui regarde la télévision de temps en temps et qui se dit : "ce pays veut entrer dans l'Union européenne et il ne reconnaît pas un des 25 pays de l'Union européenne".

Q - A la fin où pendant la route ?
R - Plus vite ce sera fait et mieux ce sera.

Q - Il n'y a pas de date fixe ?
R - Ce n'est pas à moi de donner des leçons ou des conseils aux Turcs. J'ai simplement indiqué, avec les autres pays de l'Union européenne, que nous observerons la situation, en 2006, parce qu'il me paraît important qu'il y ait cette reconnaissance.

Q - Vous voulez la reconnaissance en 2006 ?
R - Nous allons observer, en 2006, l'état d'avancement des négociations.

Q - Il y a donc là une porte qui est ouverte ; cette fameuse histoire des ports, est-ce qu'elle doit intervenir en 2006 ?
R - Nous pensons qu'il vaudrait mieux que la Turquie fasse un geste, sans attendre obligatoirement.

Q - Mais pourquoi ? N'est ce pas injuste de punir les Chypriotes turcs qui ont voté en faveur du Plan Annan et de récompenser les Chypriotes Grecs qui ont voté contre ?
R - En tout cas, il est sûr que tout cela est très difficile et très délicat. Si on veut d'une perspective européenne pour la Turquie, il faut sortir par le haut. Il y a des moments, dans l'histoire d'un pays, où cela est nécessaire. Je reconnais que c'est difficile, je reconnais que vous faites beaucoup d'efforts, mais il faut maintenant sortir de cela car ce grand pays qu'est la Turquie mérite mieux que des "chicaillades" sur cette question.

Q - Vous dites la même chose aux Chypriotes grecs ?
R - Bien sûr.

Q - Est-ce que la Turquie doit reconnaître le génocide arménien avant d'entrer dans l'Union européenne ?
R - Là encore, c'est une question d'état d'esprit. Le fait, que dans l'opinion publique turque on puisse en parler, qu'il puisse y avoir un débat. Que les historiens puissent consulter toutes les archives d'Etat ou militaires, comme le Premier ministre Erdogan vient de me le confirmer. Que d'autres pays, la France ou d'autres, puissent le faire, cela me paraît aussi important.

Q - Ce n'est donc pas une condition ?
R - Ce qui est important c'est ce qui se passe. Que vous acceptiez l'idée de regarder dans les archives.

Q - Mais la Turquie doit-elle reconnaître le génocide ?
R - Ce n'est pas à moi, encore une fois, en tant que ministre des Affaires étrangères français à donner des leçons à qui ce soit. Je dis qu'il y a un travail de mémoire à faire. Nous le faisons, nous, en France à propos de ce que nous avons fait ou pas fait. C'est très délicat. Beaucoup de Français nous le reprochent en nous disant qu'il n'y a pas de raisons, que l'on ne va pas s'excuser en permanence. Mais je pense que si on veut regarder et construire l'avenir, il vaut mieux quand même avoir fait un travail de mémoire.

Q - Débattre, oui, mais ne voulez-vous pas dire qu'il y a là une condition pour la France ?
R - Nous disons simplement qu'entre la reconnaissance du génocide arménien et aujourd'hui, il y a un devoir de mémoire. Faisons ce devoir de mémoire et après voyons.

Q - Cette fameuse caricature qui montre le Prophète Mahomet comme un terroriste. Est-ce que c'est intelligent quand on connaît les sensibilités du monde musulman ? Je ne dis pas que c'est la France.
R - Oui, parce que nous n'y sommes pour rien.

Q - Je parle de France Soir...
R - Les autorités françaises n'ont pas la possibilité d'interdire cela. Mais nous avons dit ce que nous pensions. Il y a deux éléments : Il y a le principe de la liberté d'expression qui est un des principes fondateurs de la République française. Ce principe d'expression doit s'exercer dans certaines limites : il ne faut pas caricaturer les croyances, il ne faut pas caricaturer les religions. Il ne faut pas toucher aux repères essentiels, tout en préservant le principe de la liberté d'expression. C'est tout cet équilibre, à mon avis, qui différencie les grandes démocraties apaisées des autres. C'est un sujet important, c'est l'une des premières fois que nous avons à gérer ce genre de problème : principe de la liberté d'expression mais dans la limite de la caricature des croyances et des religions auxquelles il ne faut pas s'attaquer.

Q - Est ce que France-Soir a rompu cet équilibre ? Etait-ce une faute ? N'ont-ils pas manqué de sensibilité ?
R - Ce que je viens de vous dire, c'est ce que je pense. J'ai vu qu'il y avait eu des remaniements au sein de l'organisation même du journal. Mais comme j'étais en Turquie, je ne sais pas exactement ce qui s'est passé.

Q - Est ce qu'il faut attendre les élections présidentielles pour que les relations turco-françaises s'améliorent, que de l'automne, on passe à l'été ? Qu'en dites-vous ? Faut-il y aller petit à petit ou foncer ?
R - Il faut que la Turquie fonce. C'est vraiment important.

Q - Oui mais, vous, de votre part ?
R - Moi je suis ici.

Q - Pour une journée.
R - Mais je reviendrai. Je considère ce voyage comme extrêmement important. J'ai rencontré le Premier ministre, le président de la République, le ministre des Affaires étrangères, le ministre de l'Economie. Je prends très au sérieux les relations entre nos deux pays. Il ne faut pas qu'elles tombent dans la caricature, ni d'un côté ni d'un autre. Ce sont deux peuples qui ont historiquement une amitié très profonde. Nous avons besoin, je crois, de la part de la Turquie, d'avoir cette avancée progressive pour bien voir qu'elle partage les valeurs humanistes de l'Union européenne.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 février 2006