Déclaration de M. Michel Duffour, secrétaire d'Etat au patrimoine et à la décentralisation culturelle, sur le dépôt au Centre des archives du monde du travail des archives personnelles de l'Abbé Pierre et de l'association Emmaüs international, Roubaix le 11 décembre 2000.

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Circonstance : Dépôt des archives personnelles de l'Abbé Pierre et des archives de l'association Emmaüs international au Centre des archives du monde du travail à Roubaix le 11 décembre 2000

Texte intégral

Monsieur l'Abbé,
Monsieur le Maire,
Monsieur le Député,
Monsieur le Secrétaire général,
Mesdames et Messieurs,
Parmi tous les services rattachés au Ministère de la Culture et de la Communication que je découvre à l'occasion du " Tour de France de la Culture " entrepris depuis ma nomination aux côtés de Catherine Tasca, les services d'Archives me paraissent occuper une place à part car leur mission touche précisément à quelques uns des enjeux les plus profonds de l'homme et de la société. Tous les êtres humains, et tous leurs groupements aussi, à leur manière, me paraissent confrontés à une seule et unique question fondamentale qui est de savoir quelle trace ils sont susceptibles de laisser, au-delà de la mort, de leur passage sur la terre.
Le temps passe inexorablement, le souvenir s'estompe, et, comme le chante le poète des Feuilles mortes, la mer efface inlassablement les traces de pas sur le sable... Bien entendu, le degré de perception par chacun de cette grande question, et plus encore la réponse dépend de sa sensibilité, de son éducation, de sa culture, et aussi des valeurs auxquelles il adhère.
Mais nul ne peut y échapper.
La grandeur des archivistes est d'essayer de trouver sinon la réponse à cette question, du moins de tout mettre en oeuvre pour que ces traces que la mer efface sous nos pas, soient préservées ; pour que nous transmettions aux générations futures les moyens de nous connaître, et peut-être de nous apprécier ; bref, pour que le passage du temps ne soit pas synonyme d'oubli. André Malraux qui a été, vous le savez, le premier ministre de la culture, a dit, dans une formule célèbre, que " l'art est un anti-destin ", précisément pour bien montrer que l'art, par sa beauté intemporelle, fait échec au temps.
Eh bien, Mesdames et Messieurs, André Malraux aurait pu dire aussi bien que les archives sont un anti-destin, puisqu'elles sont l'unique moyen de l'Homme pour combattre le caractère forcément limité dans le temps de son action dans la société.
C'est là une mission d'une particulière noblesse, qui s'exerce dans des conditions souvent difficiles : la tâche est en effet immense, les moyens rarement en proportion de tout ce qu'il faudrait faire. Et surtout, il n'est pas très fréquent que l'importance de cette mission, que je suis heureux de souligner aujourd'hui, soit appréciée à sa juste valeur.
Parmi tous les services d'archives, le Centre des archives du monde du travail de Roubaix détient une responsabilité particulière : celle de constituer et de transmettre ce que j'appellerai la " mémoire sociale " de notre pays.
Ici, il ne s'agit point de conserver la trace des grands événements historiques, des grands capitaines, des hommes d'Etat, des déclarations de guerre ou des traités de paix ; il ne s'agit pas non plus de retracer l'action patiente, au quotidien, des grandes institutions ou des administrations !
Il s'agit de rendre une voix à tous ceux que le fracas de la grande histoire a fait taire ; il s'agit, en restituant la réalité des rapports sociaux, dans l'entreprise et dans la cité, de donner une vision plus complète, et donc plus exacte, de la réalité de notre monde. Le Centre a d'abord été conçu, comme son nom l'indique, pour rassembler les archives des entreprises et des syndicats, archives considérables qui avaient du mal à trouver leur place, dans tous les sens du terme, dans les autres centres des Archives nationales. Puis, progressivement, sa vocation s'est étendue aux mouvements, aux associations qui interviennent aussi dans la réalité sociale et qui la façonnent de manière profonde.
C'est à ce titre qu'intervient aujourd'hui le dépôt des papiers personnels de l'Abbé Pierre et des archives d'Emmaüs International.
Nous sommes nombreux, ici, à nous rappeler, Monsieur l'Abbé, comment une silhouette fragile vêtue d'une soutane et couverte d'un béret, s'est dressée au milieu d'un hiver rigoureux pour dénoncer les souffrances des plus démunis et pour leur venir en aide. Depuis ce moment-là, il y a près de cinquante ans, les Françaises et les Français vous ont identifié à ce combat contre l'injustice et la pauvreté, au point de faire de vous, de manière très durable, la personnalité la plus populaire du pays.
Vous avez fondé Emmaüs ; pour beaucoup d'hommes, de femmes et d'enfants en détresse, ce nom est devenu synonyme de chaleur, de partage et de solidarité.
Aux côtés d'autres mouvements, comme le Secours Populaire, les Restos du coeur, ATD-Quart Monde, Emmaüs lutte sans relâche pour que jamais les crises économiques, les difficultés matérielles ne portent atteinte à la dignité fondamentale de l'Homme. Pour ne pas oublier cette lutte, pour garder la trace de ce combat, vos archives avaient leur place ici, au Centre des archives du monde du travail. Je vous remercie, Monsieur l'Abbé, Monsieur le Secrétaire général, de l'avoir compris, et de donner encore un exemple de votre générosité en permettant l'accès à ce véritable trésor documentaire.
Grâce au dépôt qui nous réunit aujourd'hui, ces archives seront mises à l'abri des aléas, dans des bâtiments spécialement aménagés pour la conservation à long terme des documents ; des équipes scientifiques et techniques de haut niveau en prendront soin ; des outils de recherche seront élaborés afin de permettre aux chercheurs, qui s'intéressent de plus en plus nombreux à l'histoire sociale, d'y accéder et de les intégrer à leurs recherches.
Dans le même temps, ces archives demeureront à votre disposition et vous pourrez les utiliser pour répondre à vos propres besoins. J'insiste là-dessus car certains ont parfois l'impression que le versement ou le dépôt d'archives dans un service spécialisé entraîne obligatoirement un dessaisissement préjudiciable.
Ici, à Roubaix, les 200 mètres linéaires d'archives d'Emmaüs vont rejoindre celles d'autres mouvements de solidarité sociale conservées au Centre et, en particulier, celles du secours Populaire Français, déposées à l'initiative de mon ami Julien Lauprêtre. C'est tout un pôle qui se constitue progressivement autour de la lutte contre la précarité ; gageons qu'il sera indispensable à tous ceux qui, dans le futur, s'intéresseront à la réalité sociale de notre temps.
Je voudrais féliciter et remercier tous les artisans de ce succès et d'abord vous-mêmes, Monsieur l'Abbé, Monsieur le Secrétaire général, sans oublier Monsieur Renzo Fior, Président d'Emmaüs International et ses collaborateurs qui ont travaillé au montage de l'opération de dépôt : Laurent Desmard, Michel Arnaud et Henri Viennet.
Et au Centre des archives du monde du travail, son Directeur, Georges Mouradian, son adjointe, Armelle Le Goff, et toute son équipe qui anime avec beaucoup d'énergie une institution qui rayonne très largement et, qui, dans tous ces domaines, fait, je crois, oeuvre utile.
La mémoire, Mesdames et Messieurs, n'a de sens que complète ; l'actualité la plus récente montre qu'il ne sert de rien de chercher à en occulter tel ou tel aspect : tôt ou tard, la vérité se fait jour. Autant, dès lors, l'assumer et permettre à chacun de disposer en adulte d'une information aussi complète que possible et de former son propre jugement.
C'est tout l'enjeu de la conservation et de l'ouverture des archives dans une société démocratique comme la nôtre. A l'initiative du Premier ministre, Lionel Jospin, le Gouvernement auquel j'ai l'honneur d'appartenir, a pris des initiatives importantes en ce sens, en particulier pour la période sombre de l'Occupation. Je forme le voeu qu'une prochaine réforme des conditions d'accès aux archives publiques dans leur ensemble vienne couronner rapidement cet effort.
Quoi qu'il en soit, la démarche qui nous réunit aujourd'hui participe de cet esprit de fidélité et de confiance dans l'avenir.
Je vous remercie du fond du coeur.

(Source http://www.culture.gouv.fr, le 13 décembre 2000)