Interview de M. Jean-Louis Borloo, ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement, à "La Chaîne info" le 8 février, sur les manifestations contre le contrat première embauche.

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Média : La Chaîne Info

Texte intégral

Q- Entre 200 et 400.000 manifestants en France, entre 13.000 et 45.000 à Paris. La manifestation d'hier contre le contrat "première embauche" n'a pas été la déferlante espérée par la gauche. Néanmoins, il y a eu une mobilisation. Est-ce que pour vous, aujourd'hui, l'hypothèque de la rue est levée ?
R- On est dans un pays où manifestation est libre. Ce que j'ai observé dans ce débat, c'est qu'il y a eu une tentative de caricature et qu'au fond, elle n'a pas vraiment fonctionné. Le contrat "première embauche", ce n'est pas l'Eldorado, on n'a d'ailleurs jamais fait croire que c'était l'Eldorado. En revanche, on est dans une situation assez simple : 80% des jeunes français de moins 26 ans sont soit au chômage, soit en l'intérim, ou en CDD, ou en stage - plus de 80 % ! Donc, il fallait essayer de renouer cet investissement de jeune adulte dans l'entreprise, et de cette entreprise à son profit. En fait, la caricature a été de raconter, d'ailleurs par facilité d'écriture, qu'il y a une période d'essai de deux ans. Non, non ! Une période d'essai, en droit français, cela veut dire quelque chose : cela veut dire qu'on se sépare sans rien. Ce n'est pas ça : pendant deux ans, il y a une période de consolidation. Toute semaine qui passe, vous avez des droits en plus, vous avez une indemnité de rupture, vous un droit à la formation, vous avez un droit à l'aide au logement et il y a de surcroît un préavis. Donc, a été inventée, mais parce que ça existe à peu près partout en Europe, cette période de consolidation pour les moins de 26 ans, ceux qui ont peu d'expérience. Et donc, en France, finalement, la caricature n'a pas fonctionné.
Q- Vous estimez donc qu'il n'y a pas de risque, que le coup de semonce, comme disent certains des manifestations d'hier, se traduise par une mobilisation durable. Vous vous souvenez que dans le contrat d'insertion professionnelle, il a été voté en 1993, c'est en 1994, au début de 1994, trois mois après, que s'est manifestée la mobilisation. Donc, ça, vous l'excluez ? Vous excluez que la caricature, si je reprends votre expression, est écartée ?
R- Non, je redis ce que je vous ai dit, c'est-à-dire qu'on peut être inquiet, on peut accepter l'idée que le contrat "première embauche" ouvre une période d'incertitude, c'est clair pour tout le monde. Mais je crois qu'avoir essayé de le caricaturer - j'ai entendu des choses, "la casse sociale", "la précarité pour les jeunes", non ! On se fout du monde : 80% des jeunes sont en précarité, on essaie de "déprécariser" la société française.
Q- Est-ce qu'à l'Assemblée nationale, l'opposition se fiche du monde ?
R- A quel point de vue ?
Q- Parce qu'elle "caricature", si je reprends votre expression, parce qu'elle fait durer le débat, parce que vous êtes tentés, peut-être, par le 49-3 ?
R- Non, mais l'opposition est très embêtée, enfin quand je dis "opposition" : le Parti socialiste est très embêté, je l'ai bien vu hier soir. Un excellent député socialiste nous a expliqué pendant dix minutes, qu'au fond, il n'y avait pas de problème de chômage des jeunes ? je vous invite à lire le Journal Officiel -, il nous a expliqué qu'il y avait moins de 7 % de jeunes chômeurs en France. Le Parti socialiste, en gros, tout d'un coup, est en train de diviniser le stage, le p'tit boulot, le CDD, l'intérim. Donc ils sont dans un désarroi complet dans cette affaire ! Et au fond d'eux-mêmes, ils savent bien que c'est un chemin comme celui-là qui est une espèce de contrat de confiance vers lequel il faut aller.
Q- Est-ce que vous estimez qu'il faudra ou non que le Gouvernement recoure au 49-3 ou est-ce que vous estimez qu'on ira jusqu'au bout, tranquillement, de ce débat ? Terminé dimanche soir ?
R- On verra. Mais très franchement, cela fait huit jours et nuits presque que nous y sommes. Moi j'y suis bien, c'est intéressant d'échanger. On avait bien le sentiment qu'il fallait aller jusqu'à mardi, c'est-à-dire jusqu'à hier. Donc, on s'est hâté lentement de débattre et on s'est prêté à ce ralentissement d'une certaine manière.
Q- Le débat sera conclu dimanche soir ?
R- Je ne sais pas quand, mais j'ai le sentiment que, voilà, ça va...
Q- Sans avoir besoin d'un recours à la procédure sans vote ?
R- Je n'ai pas le sentiment qu'on en aura besoin, sauf s'il y avait de l'obstruction, mais que technique, qui empêche de débattre. A défaut, je ne pense pas.
Q- Alors, il y a les reproches qui vous sont faits sur le fond. Premièrement, on vous reproche d'avoir mis en place le CNE, le contrat "nouvelles embauches", et sans attendre l'évaluation des résultats de ce contrat, vous avez lancé le CPE...
R- Mais on a fait bien pire, on a fait bien pire !
Q- D'ailleurs, - je ne sais pas si c'est vrai - il parait que vous, vous n'étiez pas très chaud au fond pour le CPE ?
R- Je suis par tempérament et par fonction, je crois, un peu l'aile sociale de ce Gouvernement. Et donc, je suis toujours extraordinairement attentif à tout ce qui pourrait ressembler, de près ou de loin, à une incompréhension, casser le rythme du dialogue, donner le sentiment qu'on ne respecte pas les uns et les autres. C'est mon rôle.
Q- Vous avez eu un peu peur que de Villepin bouscule trop vite les choses ?
R- C'est mon rôle, avec G. Larcher d'ailleurs. C'est notre rôle. Et puis, je suis convaincu. Mais vous savez, il n'y a que les imbéciles qui sont convaincus avant de réfléchir. Moi, j'ai beaucoup réfléchi et je suis très convaincu.
Q- Justement, vous avez réfléchi, mais vous venez de dire que vous êtes "l'aile sociale" de ce Gouvernement, en tout cas, vous la représentez. Il y a une loi, la loi Fillon, qui a été votée en 2002-2003, qui dit qu'avant de traduire une décision devant le législateur, il faut consulter les représentants des organisations syndicales. Vous ne l'avez pas fait, vous vous êtes assis dessus.
R- D'abord, c'est 2004, mais c'est un détail. C'est un préambule et non pas un article, à défaut de quoi, on ne serait pas...
Q- J'entends bien, mais enfin, vous êtes quand même le ministre de la Cohésion sociale !
R- Vous savez, on continue à faire plein de choses. Je ne vois pas pourquoi il n'y a pas de manifestations pour le CDD senior ! On est, au même moment, dans notre pays, en train de regarder le problème des seniors, les jeunes les seniors, qui ont un taux de chômage le plus élevé d'Europe, et on crée un produit spécifique, qui est le CDD senior, renouvelable une fois et cela ne pose pas de difficulté. Et pourtant, c'est autre chose que notre droit du travail traditionnel. Et on fait un CPE, qui est beaucoup plus un contrat à durée indéterminée, pour nos jeunes adultes, ceux qui n'ont pas d'expérience, et cela fait tout d'un coup un pataquès ou une émotion.
Q- Parce qu'on a focalisé sur les jeunes.
R- Non, parce que...
Q- C'est peut-être une erreur politique, sinon économique ?
R- J'ai beaucoup d'humilité dans ce genre de chose, et on verra ce qui se passera dans six mois ou dans neuf mois. Nous sommes dans une grande démocratie, les choses ne sont pas figées dans le marbre éternellement.
Q- Alors précisément, parce qu'elles sont pas figées, dites-moi, est-ce que vous, vous êtes en train de travailler, après ces multiples contrats, ces CPE, contrats seniors, vers une convergence, vers un contrat unique ?
R- Le Premier ministre l'a dit le 16 janvier : il m'a chargé de mener une négociation, une concertation avec les partenaires sociaux, tous les partenaires sociaux, sur l'évaluation - comme il s'y était engagé ? du contrat "nouvelles embauches", celui pour les toute petites entreprises, et d'une manière générale, la situation des contrats. Qu'on ne nous dise pas que notre système, où il y a énormément de CDD, de stages, d'intérim, soit le système le plus performant. Il y a eu plein de rapports qui ont été faits, donc, cela mérite d'être fait en mettant, avec tous les partenaires sociaux, les éléments sur la table. Et je le ferai avec lettre de mission du Premier ministre, avec une lettre de cadrage, de façon à ce qu'on puisse vraiment dialoguer sur des bases qui sont bien assises.Source: premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 13 février 2006