Interview de Mme Laurence Parisot, présidente du MEDEF, à France Inter le 18 janvier 2006, sur la "lisibilité" de la France, la précarité et la flexibilité du travail.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- Dans une France qui deviendrait "illisible", où est la voie de passage entre précarité et flexibilité ? Après le CNE étendu à l'ensemble des entreprises, le CPE, les CDD renouvelables pour les 55/64, sont-ils en train de redessiner - "remettre en cause", disent les syndicats - le droit du travail en France ? D'abord le ton : tout de même, hier, vous avez donné à l'assemblée générale du Medef une impulsion qui dépasse même les propos d'E.-A. Seillière, votre prédécesseur à la tête du Medef. Vous dites "France illisible", "univers kafkaïen", pour tout dire "fatras" - c'est le mot que vous utilisez : "fatras de réglementations". Et puis un chef de l'Etat qui dit une chose et son contraire...
R- Je ne crois pas qu'il y avait la moindre agressivité ou violence dans mes propos. Je crois qu'il y avait surtout le souci de dire les choses telles qu'elles sont et telles que parfois on n'ose plus les dire. Il y a dans notre pays, aujourd'hui, me semble-t-il, des tabous, des non-dits, des interdits. Il était important, pour nous, chefs d'entreprise, de tenter de les dépasser. Ce que nous voulons faire, surtout, c'est favoriser, susciter, provoquer le débat pour remettre en cause un certain nombre de choses mais ensuite pour les reconstruire sur des bases plus simples.
Q- Allons-y sur les tabous : y a-t-il, à vos yeux, aujourd'hui, un tabou du droit du travail ? Peut-on aujourd'hui, doit-on, en France, reconsidérer le droit du travail et, de fait, les nouvelles propositions qui sont faites - par exemple le contrat "nouvelles embauches" - sont-elles implicitement une remise en cause du travail ?
R- Ce n'est pas une remise en cause du droit du travail, c'est une évolution du droit du travail. Le CNE relève du droit, c'est une nouvelle forme de droit qui repose sur une philosophie, peut-être différente, de ce que nous avons connu jusqu'à présent. Il n'est pas question de basculer dans un pays de non droit. Il est question d'envisager les choses d'une manière telle que nous puissions affronter les mutations économiques extraordinaires auxquelles nous sommes tous confrontés aujourd'hui. Et nous savons que la France a un certain nombre de rigidités, dans le droit social notamment, mais pas exclusivement, qui l'empêchent d'utiliser tous ses atouts, tout son potentiel pour être compétitive, concurrentielle dans le monde tel qu'il se dessine aujourd'hui.
Q- Mais alors comment expliquez-vous que face à des enjeux aussi importants - et en effet ils le sont, peut-être même encore plus qu'on ne peut l'imaginer - il n'y ait pas dans notre pays de savoir faire et de capacité à se parler ? Peut-être avez-vous entendu M. Chérèque, il y a quelques minutes, dire qu'il faut aller jusqu'au bout de la logique, mais il faut quand même aussi que la négociation en France aille plus loin qu'elle ne le fait ici. Du côté de la CGT, les propos sont beaucoup plus durs : monsieur Thibault considère que le Medef vient de toucher ses étrennes et, qu'au fond, ce n'est pas vrai, que c'est une vue de l'esprit, qu'il n'y a pas de négociations réelles entre partenaires sociaux dans ce pays. Compte tenu, encore une fois, des enjeux, avez-vous réellement l'intention d'engager un vrai dialogue social ?
R- Tout à fait. Je voudrais vous dire une chose : monsieur Thibault dit que nous venons de toucher des étrennes. Je le prends au mot : des étrennes, s'il a raison, pour les entreprises, ce sont des étrennes pour tout le monde, c'est-à-dire pas simplement pour le chef d'entreprise, mais aussi pour les salariés. Une entreprise, c'est une collectivité. Si l'entreprise, avec ces nouvelles modalités, peut fonctionner mieux, cela veut dire qu'elle pourra se développer, elle pourra investir et elle pourra embaucher. Donc, c'est l'intérêt de la collectivité. Sur le dialogue social, j'ai bien entendu, au début de votre journal, F. Chérèque ; j'accepte tout à fait ce qu'il dit : allons plus loin encore dans l'échange, dans la discussion, dans la négociation, si possible dans la conclusion d'accords. Nous avons engagé des choses sur cette voie - il l'a rappelé sur l'accord senior mais aussi sur l'accord Unedic, qui est un accord de responsabilité qui a été signé par les partenaires sociaux. La CFDT, par exemple, mais aussi la CGC nous ont demandé très clairement d'envisager une remise à plat, c'est-à-dire de repenser l'assurance chômage. Moi je dis oui, j'accepte cette proposition, et nous allons très vite faire des propositions pour établir un calendrier, pour repenser ensemble les choses. Je pense effectivement que nous pouvons élaborer des solutions nouvelles entre syndicats et représentants des entreprises.
Q- Avant de voir la grande et difficile question de la voie de passage entre ce qui relève de la précarité - ce qui est malheureusement la réalité de la précarité -, et puis l'enjeu de la flexibilité, tout de même la question de la régulation. Vous avez aussi été sévère, hier, dans les mots que vous avez prononcés : "ce n'est pas au Gouvernement de se mêler de tout cela", avez vous dit. Est-ce qu'il ne faut pas nécessairement, quand même, dans un système aussi instable aujourd'hui que celui du monde du travail, une "force transcendante" qui puisse dire, à un moment donné : essayons de réguler un peu tout cela, de mettre un peu plus d'équilibre. Est-ce seulement aux patrons et aux syndicats de trouver les réponses aux enjeux ?
R- Je ne sais pas si le Gouvernement de la République peut être assimilé à une transcendance. Ce que nous disons, c'est qu'il doit y avoir évidemment des principes d'ordre public qui doivent être édictés par le législateur qui détient la légitimité de la nation. Aucun doute là-dessus. A partir du moment où ces grands principes sont donnés, laissons un espace à la démocratie sociale, et c'est là justement, et à cette condition, que pourra s'élaborer un dialogue social constructif.
Q- Mais vous savez bien, Mme Parisot, que ce soit un certain N.Sarkozy, monsieur de Villepin ou encore, à gauche, F. Hollande, tous, à un moment donné, vont vous dire que le rôle de l'Etat est de veiller à ce qu'un certain - j'ouvre les guillemets pour les refermer aussitôt - "modèle social français" soit préservé. C'est peut-être dans cette parenthèse-là que se trouve la fameuse transcendance... Comment acceptez-vous cette ingérence politique dans le débat social aujourd'hui ?
R- Nous l'acceptons, à partir du moment où elle se concentre sur les grands principes. Et ensuite, c'est à nous, à l'intérieur de ces grands principes, de mettre en oeuvre, suivant les secteurs d'activité économique, suivant les types d'entreprise, les modalités les plus appropriées. Je vous donne un exemple : nous avons, entre partenaires sociaux, conçu le droit individuel à la formation. C'est un concept formidable, que nul autre pays européen n'a encore à sa disposition. Eh bien, nous avions dit, entre nous, à l'unanimité - y compris la CGT, c'est dire ! -, qu'il fallait attendre 2007 pour faire un bilan de sa mise en oeuvre. Et, avant même d'attendre ce bilan, le législateur se prépare à intervenir pour ajouter des clauses nouvelles à ce dispositif. Même si le législateur a eu une bonne intention, au total, ce n'est pas ce qu'il y a de plus pertinent et de plus efficace, parce que tant que les choses n'ont pas été installées pas à pas, étape par étape, c'est, comme je le disais hier, brouiller les cartes que trop vite, avec précipitation, on essaye de modifier les règles du jeu.
Q- On voit bien que la mondialisation implique, pour les entreprises, l'efficacité, la rentabilité, le profit. Sauf qu'une entreprise, ce sont des hommes et des femmes qui travaillent. Comment réintégrer la place de la personne dans l'entreprise et faire en sorte que ce ne soit pas simplement les lois du marché qui dictent la règle du jeu ? Y a t- il un moyen de sortir de cet enjeu ? Et où est la voie de passage entre la précarité, qui est malheureusement une réalité, qui s'étend, et la règle de la flexibilité ?
R- Ce n'est pas aussi dichotomique, si vous me permettez, que ce que vous venez de dire. D'abord, je trouve que l'on fait un usage abusif et pas toujours très juste du mot "précarité". Il y a beaucoup de différences entre quelqu'un qui est un SDF, qui est effectivement dans une situation de très grande précarité, et quelqu'un qui est en CDD et qui est dans une entreprise qui marche...
Q- Mais si c'est un travailleur pauvre, qui bien que travaillant, ne peut pas payer son loyer, ce qui est une réalité française ?
R- Là, je suis tout à fait d'accord avec vous ! Mais c'est autre chose. J'ai toujours dit que j'estimais qu'il y avait, dans notre pays, un problème de pouvoir d'achat. Et je suis la première à dire que nous n'avons pas les moyens de rémunérer le travail à la hauteur de ce qu'il mérite. Et pourquoi ? Parce que les charges sont absolument écrasantes ! Et vous savez très bien que la France est le pays qui bat le record du monde des prélèvements obligatoires. Les prélèvements obligatoires, ce sont les charges que nous sommes obligés de payer pour faire fonctionner l'Etat. Il faut donc se poser la question de comment faire fonctionner l'Etat, tout en lui permettant de garantir le service qu'il doit rendre, mais à un coût moindre. Et c'est là qu'il y a beaucoup de choses à faire pour susciter la mutation, je dirais même la métamorphose de l'Etat, pour qu'il soit plus performant, plus efficace dans ses missions.
Q- Concernant la mutation et la métamorphose de l'entreprise, n'est-on
pas dans un paradoxe ? Cette mutation et cette métamorphose ne sont-elles pas passées par les 35 heures, qui ont réintroduit la flexibilité là où elle n'existait pas dans l'entreprise française ?
R- Je ne crois pas que les 35 heures aient introduit de la flexibilité sur le
marché du travail...
Q- Pas sur le marché du travail, mais dans le fonctionnement de l'entreprise, de fait, elles ont introduit la flexibilité...
R- Non, les 35 heures ont alourdi le fonctionnement de l'entreprise, l'ont compliqué, ont suscité des coûts qu'on paie encore aujourd'hui d'une manière tout à fait significative. Mais l'entreprise n'est pas ce que vous décrivez, pardonnez-moi ! L'entreprise est au contraire moteur dans beaucoup de domaines sur la société française. Si aujourd'hui, par exemple, on nous demande de faire autant en matière de diversité, c'est parce que nous avons été justement les premiers à faire autant. Est-ce que la fonction publique a développé ce que nous sommes en train de faire dans les entreprises, pour intégrer les jeunes issus des quartiers ? Je ne crois pas. Je crois au contraire que l'entreprise est beaucoup plus en avance sur la société française qu'on ne le dit. Quand vous me posez la question de savoir si tout est réglementé par le profit, mais bien sûr que non ! Un chef d'entreprise, qu'est-ce qu'il aime ? Il aime qu'il y ait une équipe autour de lui, il aime qu'il y ait un esprit collectif...
Q- Le chef d'entreprise a-t-il encore le choix, quand on lui demande à ce point une rentabilité ?
R- Le chef d'entreprise n'a jamais eu d'autre choix que de gagner de l'argent, parce que si nous ne gagnions pas d'argent, nous mourrons. Mais cela a toujours été le cas ! C'est la confrontation avec le réel qui caractérise l'entreprise. Mais cela ne veut pas dire qu'à l'intérieur de cette contrainte, de cette obligation qu'il faut admettre, cela ne veut pas
dire que nous n'avons pas des considérations. Je dirais même le contraire ! Je suis chef d'entreprise de deux PME. Vous ne pouvez pas savoir le plaisir que j'ai, le matin - un peu moins depuis que je suis présidente du Medef, parce que je m'occupe beaucoup du Medef ! -, à retrouver mes collaborateurs et mes collaboratrices, à voir ensemble comment on peut faire mieux, comment on peut faire plus, à partager des valeurs, à partager des ambitions. C'est ça aussi, l'esprit d'entreprise.
Q- Jusqu'où faut-il remettre en cause la durée légale du travail en France ? Revient-on aux quarante heures, va-t-on plus loin, comment fait-on ?
R- Quelques remarques de vocabulaire : j'ai dit hier qu'il fallait la "mettre en cause", je n'ai pas dit la "remettre en cause". Ce que je souhaite, et là aussi je suis d'accord avec F. Chérèque, faisons des confrontations d'idées, organisons les débats, regardons sur la question du temps de travail si nous avons un système qui satisfait tout le monde. Je n'en suis pas certaine. Aujourd'hui, ce principe de durée légale, c'est-à-dire uniforme, nationale, identique quel que soit le secteur d'activité et quels que soient les tempos qui marquent la vie des entreprises, il n'est pas sûr que ce soit la chose la plus efficace pour tout le monde. Beaucoup de pays européens, et des pays très avancés, par exemple le Danemark, n'ont pas de durée légale. Cela veut dire que l'on fixe une durée par secteur d'activité, que l'on fixe une durée par entreprise, en concertation avec les syndicats. Loin de moi l'idée de faire abstraction de ce que peuvent penser, dire, émettre comme idées les syndicats de salariés, tout au contraire ; mais faisons-le, je dirais, pour de vrai, mettons-nous autour de la table.Source: premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 18 janvier 2006