Texte intégral
Monsieur le Président de la République,
Madame et Messieurs les ministres,
Monsieur le Président de l'Académie universelle des cultures,
Mesdames et Messieurs les membres de l'Académie universelle des cultures,
Mesdames et Messieurs,
Cher(e)s ami(e)s,
C'est avec beaucoup de plaisir que je remets, à la demande de son président, Elie WIESEL, le premier prix de l'Académie universelle des cultures au grand écrivain et homme d'État, Vaclav HAVEL, Président de la République tchèque. Je me réjouis, Monsieur le Président, de pouvoir vous remettre aujourd'hui ce prix en main propre et je vous remercie chaleureusement d'avoir accepté de venir passer la journée à Paris pour le recevoir. Je sais, Monsieur le Président, combien il est difficile de ménager son temps et ses forces, lorsqu'on a les responsabilités qui sont les vôtres. Au nom du Gouvernement et de tous les Français, permettez-moi de formuler en premier lieu des vux très sincères pour votre santé.
Nous avons déjà évoqué tout à l'heure, à l'Hôtel de Matignon, les enjeux du partenariat qui se construit entre la France et la République tchèque. J'ai pu, une fois encore, apprécier la finesse de vos analyses et la force de vos convictions.
Nous nous retrouvons ce soir au Collège de France, pour honorer à la fois l'homme d'Etat et l'homme de culture que vous êtes. C'est là un magnifique symbole. L'institution du Collège de France, voulue par l'humaniste Guillaume BUDE et créée par François Ier, trouve sa source dans la Renaissance. Elle a maintenu à travers les siècles et malgré les aléas de l'Histoire une tradition de très haute exigence scientifique, de respect de la pluralité des cultures et d'absolue liberté de la pensée. Par vos écrits comme par vos actes, Monsieur le Président, vous avez constamment porté le savoir et la culture au cur de l'action publique, afin de promouvoir la liberté et la démocratie. Le choix du Collège de France pour accueillir le premier lauréat de l'Académie universelle des cultures m'a donc semblé s'imposer comme une évidence.
Mesdames et Messieurs les membres de l'Académie universelle des cultures,
Je voudrais d'abord vous dire ma fierté de vous voir tous réunis à Paris, lieu d'ancrage de votre réflexion.
J'y vois là une forme de reconnaissance de l'action culturelle de la France. Dans les enceintes européennes et internationales, la France défend une certaine idée de la culture, fondée sur une conviction : les uvres de l'esprit ne sont pas des marchandises. Nous concevons la culture comme la conservation et la transmission d'héritages essentiels pour la préservation de la diversité humaine, mais aussi comme un mouvement irréductible de liberté et de création. La culture est pour nous un acte de partage, où l'identité de chacun se forge dans la reconnaissance et dans l'acceptation de la différence d'autrui. La diversité culturelle, pour être défendue et enrichie, appelle de la part de l'homme politique un combat.
L'Académie universelle des cultures est née, grâce à la volonté du Président François MITTERRAND et avec le soutien actif de Jack LANG, alors ministre de la Culture, de ce rêve -que vous lui aviez soumis, cher Elie WIESEL- de voir se réunir de façon régulière les représentants les plus prestigieux de l'ensemble des disciplines du savoir et de l'art, afin de penser ce dialogue des civilisations qui vous semblait devoir être la caractéristique du XXIème siècle. Déjà en 1988, vous aviez réuni 76 lauréats du Prix Nobel, afin de réfléchir à l'avenir de la planète.
C'est grâce à votre ténacité, à votre ferveur, à votre force de persuasion et à l'autorité morale que vous incarnez, que l'Académie universelle des cultures a vu non seulement le jour, mais aussi a survécu aux difficultés qui ont entravé le développement de ses activités. Laissez-moi vous dire que je partage le souci qui guide vos travaux de construire un monde plus juste, moins dur pour les faibles et les minorités, plus tolérant et plus respectueux de la vie humaine.
L'Académie s'était fixé deux objectifs : animer une fois l'an un colloque autour des " valeurs qui doivent inspirer les nouvelles interdépendances entre les cultures " ; décerner un prix de prestige à un homme -ou une femme- ou à une uvre dont la dimension irait de pair avec un engagement personnel. Je vous avais assuré que je veillerais à la pérennité de l'Académie. Je suis donc très heureux que vous puissiez aujourd'hui, pour la première fois, honorer de ce prix une personnalité.
Monsieur le Président, cher Vaclav HAVEL,
Vous êtes le premier lauréat de l'Académie universelle des cultures.
Ce prix distingue l'uvre ou l'action de ceux qui, par leur engagement personnel, portent au plus haut la lutte contre " l'intolérance, la xénophobie, le racisme, la misère, le mépris pour toute forme de vie dans notre univers ". L'Académie universelle des cultures ne pouvait faire de meilleur choix en vous élisant. A l'instar du fondateur de la Tchécoslovaquie, Tomas MASARYK, qui était un juriste et un philosophe, vous êtes vous-même un intellectuel, devenu, dans l'action, un homme d'Etat.
Votre uvre littéraire témoigne de ces valeurs que je viens d'évoquer. Vous êtes un homme de théâtre, engagé depuis l'adolescence dans la résistance à l'entreprise générale de "normalisation", qui gela pendant quatre décennies les forces vives de l'Europe centrale et orientale. Vous êtes un essayiste talentueux et profond, analyste subtil des mutations de la société occidentale. Vous êtes aussi un philosophe attaché à méditer sur les notions de liberté, de vérité et de responsabilité. Vous êtes, aussi, un moraliste, dans l'acception française du terme, car pour vous la question essentielle est celle du souci de l'homme et du sens qu'il donne à son existence dans le monde.
Vous êtes un homme d'action. Vous écriviez en 1986, je cite, " il y a une chose qu'un véritable écrivain ne peut jamais éviter : c'est l'histoire. Sa situation sociale, son époque, c'est-à-dire dire aussi la politique ". En ce qui vous concerne, ce terme d'engagement, souvent galvaudé, est à entendre au sens le plus noble : vous en avez payé le prix. Vous avez connu l'enfermement et la souffrance, physique et morale. Malgré ces dangers, que vous n'ignoriez pas, cette responsabilité face à l'histoire vous a conduit à assumer, depuis 1975, des prises de position publiques audacieuses : auteur d'une lettre à Gustav HUSAK, alors Président de la Tchécoslovaquie, vous avez été un des premiers porte-parole de la fameuse Charte 77. Vous avez été en avril 1979 un des co-fondateurs du Comité pour la défense des personnes injustement opprimées, alors que vous étiez vous-même poursuivi pour vos prises de position. Arrêté à plusieurs reprises, vous avez passé près de cinq années en prison. Vos uvres ont été totalement interdites dans votre pays.
Homme de courage, vous êtes un des auteurs de ces " Quelques phrases ", dont le retentissement fut tel dans la société tchécoslovaque que l'on s'accorde à y voir l'amorce du changement qui conduisit tout au long de l'hiver 1989 à la " révolution de velours ", dont vous avez été à la fois un inspirateur et un acteur majeur. Vos concitoyens ne s'y sont pas trompés. Ils ont porté le candidat du Forum civique à la Présidence de l'Assemblée fédérale de Tchécoslovaquie. Quelques temps plus tard, c'est votre loyauté aux termes du serment que vous aviez prononcé qui vous a conduit à démissionner de la magistrature suprême et à quitter momentanément la vie politique.
Vos prises de position inébranlables tout au long des heures sombres du totalitarisme comme la permanence de votre réflexion sur l'exercice même du pouvoir vous ont conféré une autorité universellement respectée dans l'exercice de vos fonctions de chef d'État. Depuis 1992, en tant que Président de la République tchèque, vous avez sans relâche uvré pour consolider les fondements de la démocratie dans votre pays et traquer sans complaisance les vestiges du totalitarisme dans la société civile. Avec la force de conviction qui est la vôtre, vous avez su faire triompher la voix de la modération et de la tolérance.
Monsieur le Président, cher Vaclav HAVEL,
Réélu en 1998, vous avez aussi gagné la pleine confiance de vos partenaires européens.
Votre pays est un des berceaux de la culture et de la civilisation européennes. Vous avez un jour défini votre pays comme l'héritier d'une histoire singulière où " se sont heurtés les courants spirituels orientaux, occidentaux, nordiques et méditerranéens, catholiques et protestants, rationalistes et romantiques, libéraux et socialistes ". Qu'une identité nationale se forge à travers la multiplicité des apports qu'elle reçoit et qu'elle se développe pourtant de façon singulière, voilà ce que vous et moi savons : la recherche de l'universel, qui est aussi celle de la paix, ne peut se faire que dans le respect de la diversité des Nations. Votre uvre et votre action nous invitent à méditer ce message et à trouver les voies pour le faire fructifier.
L'Europe que la France appelle de ses vux est une Europe de paix, de liberté et de solidarité. Elle devra concilier l'exigence du respect de règles communes avec la reconnaissance du pluralisme des identités culturelles et politiques des Nations qui la composent. Cette Europe-là ne saurait se construire sans vous. Je tiens à saluer les efforts importants accomplis par votre pays dans la perspective de l'adhésion à l'Union européenne. Je voudrais souligner, une fois encore, l'engagement total de la France en faveur de l'élargissement de la construction européenne et de l'adhésion de la République tchèque.
Vous avez magnifiquement exprimé l'an dernier, devant le Parlement européen, ce que signifiait pour vous l'appartenance à l'Europe. Vous avez dit combien tout ce à quoi vous étiez depuis toujours attaché était si naturellement européen. Vous n'aviez jamais ressenti la nécessité de définir cette appartenance, vous qui êtes pourtant un représentant éminent de la "Mitteleuropa", cette "Europe du centre" où s'est forgée pour partie l'identité européenne entre le XVème et le XIXème siècle, identité qui a failli être anéantie au XXème siècle.
Nous sommes, disiez-vous récemment, " à la charnière des âges ". Si l'Europe a apporté au monde les droits de l'homme et les valeurs spirituelles fondatrices de la démocratie, elle a aussi été le théâtre de l'horreur érigée en système. Nous ne devons pas l'oublier ; nous devons en tirer des leçons pour le présent et pour l'avenir. Le rationalisme occidental a permis l'essor des sciences, des techniques, du confort matériel et des communications de masse. Ces prouesses ont un revers qui touche la planète dans sa globalité : l'uniformisation des sociétés, et l'effacement de langues et de cultures, la destruction de l'environnement, l'augmentation considérable des capacités de destruction de la planète. Ces défis appellent de nouvelles réponses. Vous les avez esquissées, en mars 1999, lorsque le Sénat vous a reçu ici à Paris : vous avez invité l'Europe à s'interroger à nouveau sur son identité et, vous inspirant de l'uvre d'Emmanuel LEVINAS que vous décriviez comme " un juif lithuanien qui avait fait ses études en Allemagne pour devenir un célèbre philosophe français ", vous disiez : " c'est au moment où nous regardons le visage de l'autre que naît le sentiment de responsabilité pour le monde ".
Monsieur le Président, cher Vaclav HAVEL,
S'il fallait résumer d'un mot la force qui vous guide et qui probablement vous fait aujourd'hui recevoir ce prix, je crois que ce mot serait précisément celui de responsabilité. Responsabilité du dramaturge, convaincu que la création est un appel à la liberté ; responsabilité du penseur, qui court le risque de cette liberté pour éclairer le monde ; responsabilité de l'homme d'État, qui accepte de composer avec les contradictions du réel sans pour autant renoncer aux valeurs qui l'inspirent. Vous n'avez pas renoncé à changer le monde, non par ambition démesurée, mais parce que tout au long de votre vie vous avez été porté par la conviction, je vous cite, que " chacun d'entre nous doit commencer par lui-même ". Loin de sombrer dans le pessimisme, vous avez résumé votre foi dans l'avenir dans le titre de votre dernier ouvrage paru en français : " Il est permis d'espérer ".
Grâce à ce que vous faites, grâce à ce que vous êtes, Monsieur le Président, oui, il est permis d'espérer.
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 5 février 2001)