Interview de M. Julien Dray, porte-parole du PS, à "Europe 1" le 17 mars 2006, sur le contrat première embauche et la responsabilité des Pouvoirs publics pour trouver une solution au climat social actuel.

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Média : Europe 1

Texte intégral

M. Tronchot - Au vu de la mobilisation d'hier, et sans langue de bois, les jours du Gouvernement sont-ils comptés ou le Premier ministre peut-il continuer à regarder passer les manifestants, et jusqu'à quand ?
R - Je crois que ce n'est pas simplement une affaire de Premier ministre maintenant. Ce matin, au regard de ce qui s'est passé hier, à la fois les manifestations mais aussi, avouons-le, quelques incidents graves, condamnables, il appartient au président de la République de restaurer le calme dans le pays. Et le président de la République a à peu près encire un an devant lui comme président de la République. Ce matin, je le dis en tant que porte-parole du PS, mais aussi entant qu'ancien responsable étudiant, je crois que le président de la République ne doit pas salir cette dernière année, il ne doit pas prendre le risque d'un drame. On sait, quand commence ce genre de manifestations, les dangers que cela représente. La France a déjà connu ce genre de situation, ce genre de drames.
Q - C'est un conseil d'ami ?
R - Oui, c'est aussi un conseil d'ami, peut-être. Je crois que l'on ne peut pas jouer à ce jeu-là. Je n'ai pas envie, dans les jours qui viennent, dans les semaines qui viennent, d'avoir à vivre d'autres moments qu'on a vécus par le passé ? Il n'y a aucun texte qui mérite que l'on prenne ces risques-là. Aucun texte. Ce n'est pas un texte fondateur de la République, on peut s'en passer, on peut même rediscuter. Il appartient maintenant au président de la République, y compris, s'il le faut, d'expliquer à son Premier ministre qu'on ne peut prendre ce risque.
Q - Que doit-il faire, concrètement, le président de la République ?
R - Il doit, je crois, trouver une sortie honorable. La sortie honorable, c'est de retirer le texte. Et je dirais même, si le Premier ministre est sincère, et je ne vois pas pourquoi on mettrait en cause sa sincérité, s'il croit vraiment que ce dispositif est essentiel, il doit prendre le temps de convaincre, de discuter. Il n'y a pas d'urgence à la minute près. Il dit lui-même que cela fait vingt ans, soi-disant, que l'on n'a rien fait, alors on peut prendre le temps de rediscuter, avec les syndicats, avec les jeunes. Je regardais hier l'émission de télévision de A. Chabot, je voyais cette jeune lycéenne qu'un de vos confrères appelle "Antigone", qui disait "faites des états généraux de la jeunesse". Je crois que la jeunesse a des choses à dire. J'ai été très fier de la jeunesse française hier. J'aime ces jeunes qui prennent à corps leur avenir, j'aime ces jeunes qui considèrent qu'ils ont quelque chose à dire et je les préfère comme cela que simplement comme des consommateurs.
Q - On vous dira que ça vous inquiète peut-être d'avoir une crise, parce que vous n'êtes pas prêts à assumer un changement politique ou une anticipation des échéances.
R - Je pense que ce n'est pas la question qui est posée. Je ne suis pas du tout inquiet parce que je crois qu'au contraire, cyniquement parlant, pour la gauche, si la contestation du Gouvernement dure, cela ne va pas être bon pour les élections qui viennent, mais ce n'est ce que nous voulons, nous ne prenons pas cette responsabilité là, nous ne mettons pas de l'huile sur le feu. Nous disons simplement que le Gouvernement a voulu aller vite, qu'il n'a pas entendu, qu'il n'a pas compris, peut-être. Et donc, il doit, aujourd'hui, parce qu'il a la responsabilité de l'intérêt général, prendre ses responsabilités.
Q - Est-ce le Président qui doit retirer le contrat "première embauche" ?
R - C'est le président qui doit créer les conditions de faire accepter, à son Premier ministre... - peut-être qu'il y a une sortie élégante, je sais que le président du Conseil constitutionnel est un homme de qualité, et qu'il va, à nouveau, peut-être...
Q - Ils n'ont pas demandé l'urgence pour la décision du Conseil constitutionnel.
R - Ils n'ont pas demandé l'urgence, c'est pour cela que je suis inquiet, parce que je vois bien... Cela me désespère, parce que - je crois qu'il y a des auditeurs qui, comme moi, ont quelques années devant eux déjà, ou plus exactement derrière eux - on voit recommencer les choses. Des fois, je me dis : mais ce n'est pas possible, ils n'ont rien appris, vingt ans après, on recommence les mêmes bêtises ?
Q - C'est souvent le procès que l'on fait aux politiques, de ne pas beaucoup tirer les enseignements du passé...
R - Oui, mais vingt ans après, on revoit ressortir les mêmes antiennes, la manipulation, l'extrême gauche, les comités des étudiants qui veulent reprendre les cours... Tout cela n'a pas de sens, l'histoire passée l'a déjà montré ! Aujourd'hui, il y a un mouvement profond qui va aller ascendant si l'on ne retire pas le texte, tout le monde l'a compris. Alors pourquoi perdurer ?
Q - Vous pensez que demain, il y aura plus de monde dans la rue ?
R - C'est évident, parce que, y compris les sondages le montrent. Les parents sont inquiets. Ce texte est un mauvais texte, il a été mal préparé, il ne correspond pas aux problèmes qui sont posés et donc, que l'on aille chercher R. Barre, que l'on aille le sortir de sa retraite pour défendre le texte, cela veut dire où on en est.
Q - On peut parfois entendre dans certaines zones sensibles "plutôt le CPE que l'ANPE". En tout cas, cela s'essaye.
R - Franchement, vous rendez-vous compte de l'ambition de ce Gouvernement ? "C'est moins pire, alors prenez cela". Est-ce la seule ambition que l'on a pour la jeunesse ? Oui, il faut faire des choses, personne ne dit qu'il ne faut rien faire mais mon sentiment, c'est que si le Gouvernement s'était mieux comporté dans les années qui viennent de s'écouler, notamment s'il avait relancé la croissance, nous n'en serions pas là. Si nous avions créé plus d'emplois, nous n'en serions pas là. C'est la question qui est posée, c'est que l'on partage la misère.
Q - Si le Conseil constitutionnel rend une décision de conformité, vous laisserez la loi s'appliquer ?
R - On ne peut pas empêcher la loi de s'appliquer. Je crois que la présidente de Poitou-Charentes a pris une initiative, elle a dit que sa région ne donnerait aucune subvention à des entreprises qui seraient amenées à mettre en place le contrat "première embauche", je crois que le premier secrétaire du PS a demandé que tous les présidents de région suivent et soutiennent ce genre d'action. Oui, les collectivités locales ont aussi leur rôle à jouer.
Q - L'appel de Matignon à un renouveau du dialogue est peut-être un peu tardif ; conseillez-vous aux partenaires sociaux de l'écouter ou pas ?
R - Les partenaires sociaux disent la chose suivante : "vous ne nous avez pas écoutés avant, et tout d'un coup, vous nous appelez à la rescousse. Si vous êtes sincères, retirez le texte et la discussion commence". Je trouve que l'idée de faire des états généraux...
Q - On fait perdre au Premier ministre. En termes de crédibilité, c'est comme si on le condamnait.
R - Mais quand il en va de l'avenir du pays, que vaut la face du Premier ministre ? Quand il y a des milliers de jeunes, qu'est-ce qu'il va falloir que l'on attende ? Qu'il y ait un million de personnes dans la rue pour retirer le texte ? Parce que c'est vers cela que l'on va ; quel est l'intérêt ?
Q - Le contrat "première embauche" aménagé, cela n'existe pas ? Les parcours professionnels sécurisés, tout ce que le Premier ministre est en train d'essayer d'inventer, c'est... On a l'impression qu'il a un préalable, qu'il y a du jusqu'au-boutisme, on a l'impression que la situation est bloquée, qu'il a un bras de fer, et qu'en fait, il faut un gagnant et un perdant en gros...
R - Non. Pourquoi y a-t-il un préalable ? Parce qu'il y a un Premier ministre qui a voulu aller vite - je laisse de côté les ambitions, les choses comme cela -, qui est passé par delà le dialogue social, et qui, maintenant, tout d'un coup, en appelle à la rescousse en disant, "discutons". Si l'on veut discuter, sincèrement, on discute de tout. Qu'il faille trouver des solutions pour permettre aux jeunes en difficulté, aux jeunes des quartiers dont je suis élu, qui sont aujourd'hui,effectivement, souvent stigmatisés, qui n'arrivent pas à entrer sur le marché du travail, oui, il faut trouver des solutions, mais ce ne peut pas être simplement d'en faire des salariés Kleenex, ce ne peut pas être simplement mettre en place, notamment dans toute une série de filières du tertiaire des services, ce sentiment qu'on est embauché le matin et qu'on est débauché le soir. Regardez cette proposition qui a été faite, qui est quand même importante : au moins donner un motif de licenciement. Avec ce texte, il n'y a aucun motif de licenciement. Du jour au lendemain...
Q - Non, pas du jour au lendemain, il y a quand même des délais de préavis, par exemple.
R - Oui, mais vous voyez bien comme moi que l'on peut, du jour au lendemain - et on peut faire même pire - on peut licencier un jeune qui était en contrat "première embauche" et en prendre un autre le lendemain, en contrat "première embauche" aussi. Tous ces éléments auraient dû être dans la discussion, y compris dans la discussion parlementaire. Ils n'ont pas pu s'exprimer, ils n'ont pas pu être pris en considération. Donc, on retire le texte, on fait ces états généraux de la jeunesse et on trouve des solutions. Et tout le monde y contribuera.
Q - Il existe de tels systèmes en Europe, où l'on a beaucoup travaillé sur la flexibilité, l'emploi des jeunes. Cela donne plutôt de bons résultats chez T. Blair par exemple, que S. Royal aime beaucoup.
R - Je le vois bien, à chaque fois, on essayer d'aller à la rescousse, et on va chercher d'autres exemples.
Q - On regarde surtout ce qui marche.
R - Tant mieux d'ailleurs, il faut essayer de regarder ce qui marche partout et essayer de faire mieux en France. Mais chez T. Blair, on a créé 450.000 emplois publics, ce qui crée une dynamique. On nous reproche à nous, par exemple, la gauche, un certain nombre de choses en disant que nous n'avons pas d'idées ; nous, nous avions créé les emplois-jeunes, cela avait créé une dynamique, cela avait été positif et la jeunesse l'avait salué. J'ai, dans ma propre permanence, recruté un emploi-jeune, il y a quelques années de cela, et maintenant, elle est totalement insérée dans la société et elle est fière du parcours qu'elle a fait. Vous voyez donc qu'il y avait des solutions.
Q - Qui sont les casseurs de fin de manif et à qui cela profite-t-il ?
R - Cela ne profite à personne. Mais à partir du moment où cette tension existe dans la société, à partir du moment où l'on met ce déploiement de force autour de la Sorbonne, on crée un point de fixation et on prend des risques. Je vous redis ce matin : quand ce genre de situation commence, on ne sait pas comment cela finit, et donc il faut savoir arrêter. Et la meilleure manière d'arrêter, c'est de retirer ce texte ; c'est de la responsabilité de J. Chirac. Il a une responsabilité particulière : il a été élu dans des conditions particulières en 2002. Il doit tenir compte de cette situation-là, c'est son rôle.
Q - Il est le garant de l'ordre public ?
R - Il est le garant de l'ordre public et je rappelle qu'il a été élu dans des conditions particulières en 2002, et qu'il doit donc prendre en considération ce qui se passe dans le pays.
Q - Pourquoi le ciblez-vous comme cela, plutôt que le Premier ministre ?
R - Parce que je pense que le Premier ministre, qui n'est pas un élu du peuple...
Q - "Une erreur de casting", comme dit A. Duhamel ?
R - Je pense qu'il a raison : le Premier ministre n'est pas un élu du peuple, et s'enferme dans cette situation. Il ne connaît peut-être pas les subtilités de notre pays. Il se fait une image de notre pays : j'ai lu des formules [où il dit] que ce pays, on le prend à la hussarde. Justement, on ne le prend pas à la hussarde, on le respecte.
Q - Si samedi confirme la mobilisation d'hier, et que le Gouvernement ne bouge pas, que le Président ne parle pas, vers où va-t-on ?
R - On ira vers des tensions supplémentaires. Les organisations syndicales prendront leurs responsabilités - elles jouent leur rôle - et les jeunes aussi. On voit bien toutes les manipulations qui commencent à se mettre en place avec ces groupes d'extrême droite, qui essayent de tendre la situation. Personne n'a à gagner à cela.
Q - Comment arrivez-vous à faire quelque chose de cohérent avec S. Royal, chouchoute de l'opinion, qui trouve que Blair a donné un merveilleux élan à son pays, et L. Fabius qui fait des après-midi récréatives avec J.-P. Chevènement et F. Wurtz pour le PC et les Verts ? On a l'impression que toutes ces pièces détachées n'appartiennent pas à la même machine.
R - Toutes ces pièces détachées font le puzzle du Parti socialiste, et le puzzle à la fin, il va se faire. Il y aura un candidat ou une candidate. C'est une chance pour le Parti socialiste d'avoir une femme qui puisse postuler, dans les sondages, en tous les cas, pour l'instant. J'ai regardé quelque chose hier dans la manifestation, qui était plutôt sympathique : c'est que c'étaient les filles qui menaient la manifestation. Souvent, dans les cortèges, ce sont elles qui étaient les premières, les garçons étaient un peu derrière ; c'est dans l'air du temps. Par ailleurs, je comprends que ce soit dans l'air du temps, parce que ce sont souvent elles qui sont les plus précarisées, qui sont les plus vite licenciées, souvent elles qui sont le plus ciblées par la réalité du marché du travail. Et donc, c'est pour cela qu'elles sont les plus déterminées.
Q - Elles étaient là en rôle de représentation pour S. Royal, d'une certaine manière, selon ce que vous dites ?
R - Non, ce n'est pas ça. Franchement, j'étais dans la manifestation, comme porte-parole du Parti socialiste, nous ne sommes pas là pour manipuler les jeunes, et je le dis vraiment avec toute l'expérience : il n'y a pas un groupuscule qui, d'un claquement de doigt, peut mettre des milliers de jeunes dans la rue. On pouvait rêver cela quand on était jeunes, mais cela ne se passe pas comme cela. Il y a aujourd'hui une colère profonde, installée, il y a un malaise qu'on avait déjà vu dans d'autres moments, et c'est cela qu'il faut prendre en considération.
Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 21 mars 2006