Interview de M. François Chérèque, secrétaire général de la CFDT, sur Europe 1 le 24 mars 2006, sur la position de la CFDT et la persistance d'un front syndical uni à l'approche de la rencontre entre les 5 grandes centrales syndicales et le Premier ministre, M. Dominique de Villepin, prévue le même jour autour du débat sur le contrat première embauche.

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Circonstance : Rencontre entre le Premier ministre, M. Dominique de Villepin et les 5 grandes centrales syndicales, puis les organisations patronales, autour du débat sur le contrat première embauche à Paris le 24 mars 2006 après-midi.

Média : Europe 1

Texte intégral

Q- J'ai envie de dire "Quel jour" ! Approche-t-on du début de la sortie de la crise ?
R- Je le souhaite. Les cinq confédérations ont décidez de lever un préalable avant d'aller débattre avec le Premier ministre. Nous avions dit jusqu'à présent que nous exigions le retrait du contrat "première embauche", avant d'aller voir le Premier ministre. On a fait un premier pas vers le Premier ministre, puisque nous allons le voir sans cette exigence. Bien évidemment, pour lui rappeler nos exigences, mais c'est un pas vers le Premier ministre. J'espère qu'il fera un pas vers nous et qu'il enlèvera son contrat "première embauche" pour que l'on puisse négocier.
Q- Pourquoi avez-vous accepté ?
R- Je crois que les syndicats ne peuvent pas s'extraire du contexte actuel. On le voit, on l'entend et on le lit dans les journaux : il y a des violences, il y a une tension énorme, il y a un risque de blessures et j'espère pas pire, pour les jeunes. On doit donc aussi tenir compte du contexte. Donc, nous avons décidé de faire un signe comme quoi nous ne sommes pas des irresponsables, nous sommes dans la capacité d'aller dialoguer mais il faut que le Premier ministre - c'est très important - fasse un signe de son côté, qu'il retire le contrat "première embauche" pour que l'on rentre dans cette grande négociation dont nous avons besoin.
Q- Hier, vous avez prévenu : "Nous ne nous laisserons pas embobiner". Mais est-ce que vous cherchez aujourd'hui à lui faire un mauvais coup, à le rouler dans la farine ?
R- Non, ce n'est pas le style de la CFDT de faire des mauvais coups. Le Premier ministre a décidé sans nous en parler. Il a pris une décision seul sur le contrat "première embauche". Aujourd'hui, tout le monde lui dit que cette décision n'est pas responsable, tout le monde lui dit qu'il a soulevé un problème qui existe, qui est celui de l'accès des jeunes dans l'emploi, mais que ce n'est pas la bonne solution. Donc, nous sommes prêts, nous sommes de bonne volonté, nous sommes prêts à rentrer dans une négociation pour trouver des solutions à tous les jeunes en fonction de leur situation. Donc c'est une démarche volontaire mais il ne faut pas que le Premier ministre, lui, nous embobine, dans le sens de nous faire un mauvais coup, qu'il profite que l'on soit là pour renforcer sa position.
Q- Quand je dis "un mauvais coup", c'est-à-dire que le scénario, vous l'auriez écrit, les cinq syndicats, et qu'au bout de trois quarts d'heure, une heure, vous sortiriez de Matignon, et sur le perron vous diriez "il n'a pas voulu retirer". D'autant plus que le choix que vous lui laissez est assez limité : c'est le retrait ou le retrait. Ya-t-il une volonté d'humilier ou de faire capituler ?
R- Comment voulez-vous penser que nous sommes dans une démarche d'humiliation ? Pour le moment, nous sommes face à un problème grave dans notre pays. Pour nous, le retrait du contrat "première embauche", c'est le début, ce n'est pas la fin. C'est le début d'une négociation où l'on posera le problème de la précarité dans notre pays, un problème de l'organisation du marché du travail, un problème de l'accès des jeunes à l'emploi. Donc c'est un début, il faut le comprendre. Le Premier ministre, s'il veut marquer l'histoire, il peut être le Premier ministre qui a soulevé ce problème et qui a commencé à trouver des solutions positives. Il s'en sortira renforcé éventuellement à la fin. Pour cela, il faut qu'il fasse un signe.
Q- Vous dites qu'il y a des signes de part et d'autre et que le problème n'est pas de se braquer sur l'idée de sauver la face. Depuis quand le contact est-il repris avec l'Elysée et Matignon ?
R- Depuis le début de cette semaine. Nous avons des contacts avec les différents conseillers, mais surtout avec J.-L. Borloo qui est le ministre qui est là pour cela, c'est-à-dire celui qui dialogue avec les syndicats.
Q- Aujourd'hui - au fond de vous, puisque vous y allez, c'est que vous croyez-vous ou misez sur une solution d'apaisement social à terme - , pensez-vous que l'on peut passer de la première rencontre de cet après-midi à un dialogue et à une vraie négociation ? Vous le pensez ?
R- Mais bien évidemment que je l'espère, autrement, je n'irais pas ! Si vous demandez à la CFDT d'aller rencontrer le Premier ministre pour claquer la porte ou pour s'arrêter là, ce n'est pas notre objectif. Nous souhaitons que cette première rencontre débouche sur d'autres. Mais comprenez bien que la CFDT a fait sa démonstration par le passé qu'elle était capable d'aller jusqu'au bout d'une négociation, mais sur une négociation qu'elle avait choisie, sur un thème qu'elle avait accepté. Là, on nous propose une négociation sur un thème que l'on n'a pas choisi, et sur quelque chose que l'on nous a imposé.
Q- Vous voulez dire "tardivement", que l'on aurait dû vous informer avant ?
R- Ce n'est pas qu'une question d'information !
Q- Concertation ?
R- Non, ce n'est pas que de la concertation. Le Premier ministre donne des leçons de loi de République. Une loi de la République, qui a été votée en 2004, qui dit très clairement - c'est un engagement de la représentation nationale - qu'il n'y aura plus dans notre pays de changement du code du travail sans négociations par les partenaires sociaux. Le Premier ministre n'a pas respecté la loi de la République. Donc nous lui demandons de respecter la loi, et nous, nous respecterons la loi après.
Q- Donc, un coup chacun, quoi ? Le Conseil constitutionnel est en train d'étudier le texte. Il va donner sa décision jeudi ou vendredi prochain ; les neuf peuvent censurer le contrat "première embauche" ou ne pas le censurer, c'est ça la légalité. Vous dites que vous vous en fichez, qu'il y a une situation politique qui dépasse la situation de droit...
R- Il y a une autre légalité, c'est que le président de la République peut ne pas promulguer cette loi et demander une deuxième lecture.
Q- Il ne peut le faire qu'après la décision du Conseil constitutionnel.
R- En ce moment, il n'y a pas de loi de la République, puisqu'elle n'est pas promulguée. On est donc sans loi actuellement.
Q- Elle a été votée...
R- Elle a été votée mais le président de la République peut dire qu'il ne promulguera pas la loi, qu'il demande une deuxième lecture. Ce qui veut dire que c'est une forme de retrait ou de suspension et qu'il demande aux partenaires sociaux de négocier un autre texte qui se substituera à la nouvelle loi. Il peut très bien le faire, il a la possibilité légale de le faire.
Q- On peut donc imaginer un frère ou un cousin qui s'appellera autrement que contrat "première embauche", diabolisé, ou est-ce que ce sera quelque chose de beaucoup plus global ?
R- Le contrat "première embauche" est déjà trop global, il s'adresse à tous les jeunes. Or on a besoin de parcours professionnel pour chaque jeune en fonction de sa réalité. Que l'on invente de nouveaux contrats pour les jeunes les plus en difficulté, on en a déjà. Qu'on les adapte, on particulier le CIVIS qu'a mis en place monsieur Borloo, on est prêts à en discuter, mais ne mettons pas un contrat global pour tous les jeunes et qui ne répond pas à la spécificité de chaque jeune.
Q- Si D. de Villepin décide de mettre en suspens, entre parenthèses, de geler la loi sur le contrat "première embauche" et de discuter, est-ce que ça va ?
R- On veut lever l'hypothèque du contrat "première embauche" et avoir une garantie que le contrat "première embauche" ne s'appliquera pas et qu'on a la possibilité de négocier un autre dispositif, spécifiquement pour chaque jeune en fonction de sa réalité. C'est celle-là notre demande.
Q- Est-il vrai que vous avez personnellement téléphoné à N. Sarkozy, ou au ministre de l'intérieur parce qu'il est président de l'UMP ?
R- Je n'ai téléphoné ni à l'un ni à l'autre. Je ne veux pas rentrer dans un débat de confrontation politique dans la majorité ; ce n'est pas mon problème. Je suis dans une relation de contestation vis-à-vis d'un Gouvernement et c'est au chef du Gouvernement que l'on s'adresse.
Q- Est-ce que votre réconciliation de circonstance avec B. Thibault est durable ?
R- Je me rends compte que l'un et l'autre, nous faisons de gros efforts pour se parler et que l'on arrive à intégrer le contexte difficile d'aujourd'hui pour essayer d'avancer. Je crois que c'est quelque chose d'important. On a tiré, je l'espère, les leçons du passé car dans cette phase-là, on est d'accord. Il est vrai que si le Premier ministre retire son contrat "première embauche", dans la phase de négociations, on aura certainement des propositions différentes mais cela fait partie du dialogue entre organisations.
Q- Le problème n'est pas de savoir s'il réduit la durée de la période d'essai de deux ans à un an ou dix mois, s'il bouge sur le fait de donner des raisons ou non de licenciement ; ce n'est pas cela le problème pour vous ?
R- Le problème, c'est quel est le type de contrat dont on a besoin en fonction de la réalité des jeunes, comment on aide chaque jeune à accéder à l'emploi ? Ensuite, on a un problème de marché du travail, globalement, pour tous les salariés, et pas seulement les jeunes. Il faut que l'on essaye de faire comme d'autres pays. Pour aller vite, il y a deux types de pays en Europe : on a les pays qui ont totalement modifié le code du travail, totalement allégé sans contrepartie...
Q- Vous avez raison de souligner que le débat sur le code du travail, le droit de licencier est dans toute l'Europe.
R- Il arrive en Europe. Il y a eu un débat hier, en Europe. Il y a les pays comme l'Angleterre, en particulier, qui ont libéralisé le code du travail et où on a effectivement des résultats, mais on a eu une augmentation de la pauvreté. Il y a d'autres pays qui ont amené des souplesses avec des contreparties, avec un état fort et qui ont sauvegardé l'Etat providence. Ce sont les pays d'Europe du Nord. La France fait le choix du modèle anglo-saxon ; nous, nous voulons faire le choix de l'Europe du Nord. Mais pour cela, il faut que l'on rentre dans les négociations...
Q- L'Europe du Nord, c'est-à-dire "flexi-sécurité" : plus de flexibilité, plus de sécurité ?
R- Cela veut dire plus de souplesse pour le marché du travail, mais plus de garanties pour les salariés et un état plus fort pour accompagner les salariés.
Q- Les cinq syndicats aujourd'hui, le ciment de votre unité, c'est la méthode et le style Villepin. Mais est-ce que vous avez des propositions communes ? Vous venez de parler de "flexi-sécurité" ; est-ce que les cinq, vous discuterez sur la base des mêmes propositions ?
R- A ce jour, on n'a pas de positions communes, mais ce que je vois, c'est que, puisque la CGT et la CFDT ont chacun leur congrès actuellement, la CGT réfléchit sur un système d'accompagnement des salariés qu'elle appelle "sécurité sociale professionnelle". Nous, nous réfléchissons à un autre système qui s'appelle la "sécurisation des parcours professionnels". D'un côté, c'est un peu plus étatiste, de l'autre côté un peu moins, mais on réfléchit sur les mêmes thèmes. Ce qui veut dire que l'on a conscience, les uns et les autres, de la difficulté du marché du travail en France.
Q- S'il y a une négociation qui s'engage vraiment, se fera-t-elle avec le Gouvernement - de Villepin, Borloo, Larcher, de Robien, etc. - face à vous tous ? Ou alors, faut-il imaginer des négociations bilatérales ?
R- Non, les négociations se feront entre nous tous, autour de la table en même temps, ce qui n'empêche pas chaque organisation syndicale d'avoir ses propositions propres.
Q- Vous n'acceptez même pas de mettre le CPE à l'essai pendant trois mois ?
R- Mais qu'est-ce qu'on veut faire dire à la CFDT depuis un moment ? Je vois bien ce qui se dit : "la CFDT, c'est ce syndicat modéré qui, encore une fois, tout seul, alors qu'il n'a rien demandé, va réussir à faire sortir de la crise un gouvernement". Mais quand, je le répète, on veut négocier une réforme, on est partie prenante de cette négociation, on va jusqu'au bout quand c'est positif pour les salariés. Mais quand on ne nous demande rien, qu'on nous impose quelque chose, et qu'en plus c'est mauvais pour les salariés, on s'oppose. Ceux qui imagineraient que la CFDT serait là pour trouver une solution pour un gouvernement qui ne lui a rien demandé, ils se trompent. On est capable de manier les deux actions du syndicalisme.
Q- Je crois qu'on vous a compris, il y aura plusieurs leçons à tirer. Par exemple, D. de Villepin et son gouvernement consulteront davantage les partenaires sociaux s'ils ont envie de vouloir réformer. Mais à votre avis, est-ce qu'on peut encore réformer la France, ou un petit bout de la France avant 2007, ou on est fichus ?
R- Je suis persuadé qu'il n'y a pas de tragédie de la réforme dans notre pays. La tragédie, c'est le dialogue social dans notre pays. Tous les pays qui arrivent à réformer, sont des pays qui dialoguent. Donc, faisons des diagnostics communs, partagés, réussissons à construire des réformes par le dialogue. On voit que les réformes qui sont construites par le dialogue, même si elles ont une partie d'opposition, elles arrivent à passer, parce qu'elles sont utiles. C'est un problème de méthode, et pas un problème de volonté.
Q- L'intersyndicale se réunit tout à l'heure. Il doit y avoir des contacts entre l'Elysée, Matignon et les différents ministères. A 2 heures et demi, vous vous voyez ; c'est un moment qui est important. Pensez-vous qu'on peut aboutir ? Il y a bien eu des accords de Grenelle à un moment ; à terme, ce qui grandirait toutes les parties, ce serait - en oubliant même l'idée du CPE et des préalables - les accords de Matignon ?
R- Si tout le monde oublie l'idée du CPE et le CPE, ce qu'on souhaite, bien évidemment, je pense qu'on peut sortir positivement de cette crise, en négociant sur le fond, avec le patronat qu'on oublie et qui ne dit rien, pour arriver à trouver des solutions aux problèmes de la jeunesse. Formation, réforme des études, accès à l'emploi sont les éléments centraux.
Q- Le 28 mars, c'est une pression de plus, avec les manifestations et les arrêts de travail, etc. C'est sans doute utile mais est-ce indispensable ?
R- A ce jour, tant que le Gouvernement garde cette position, elle est indispensable. Mais si le dialogue s'ouvre, j'espère que dans les jours qui suivront, on arrivera à trouver des solutions.
Q- Dernière question : il y avait des élections à la SNCF ; je pense qu'il y a eu des résultats dans la nuit. Qu'est-ce que cela a donné ?
R- La CFDT augmente de 3 %, c'est important ; la CGT en perd 4. Vous voyez bien qu'il y a aussi une concurrence syndicale à la SNCF. Je pense que c'est important, parce que les cheminots sont en train de se rendre compte qu'il peut y avoir un autre type de syndicalisme à la SNCF, un syndicalisme représenté par la CFDT, entre autres. C'est important de voir aussi qu'il peut y avoir, par le dialogue, une évolution du syndicalisme réformiste à la SNCF.
Q- Est-ce mauvais pour votre ami, ou votre nouvel ami B. Thibault, avant le congrès de la CGT ?
R- Je ne sais pas. En tout cas, la CGT reste très importante. Mais cela montre aussi que la CGT doit tenir compte d'un syndicalisme différent aussi à la SNCF.
Q- Voulez-vous dire que c'est une prime au réformisme syndical social en France ?
R- C'est une prime aux syndicats qui s'étaient engagés dans l'accord d'intéressement, qui n'a pas pu se mettre en place, parce que les syndicats majoritaires s'y étaient opposés.
Q- J'ai dit "dernière question" ; la dernière, la voilà : à Bruxelles, il y a le sommet européen, où J. Chirac a fait une esclandre. Il a défendu la fusion Suez/Gaz de France au nom du patriotisme économique. Vous retrouvez-vous là-dedans ? Ou vous dites "de quoi se mêle-t-il ? De toute façon, il n'y a rien à faire..." ?
R- Je suis gêné par le "patriotisme économique". Derrière, il y a une forme de nationalisme économique qui me gêne. Je préfèrerais qu'on parle un peu plus de patriotisme européen et qu'on travaille sur ces problèmes, sur les grandes entreprises, plutôt au niveau européen qu'au niveau national. Source:premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 24 mars 2006