Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF, sur la réforme de l'Etat et la nécessité d'une nouvelle Constitution, Paris le 12 avril 2006.

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Circonstance : Colloque de l'UDF sur le thème "Quel Etat voulons-nous?", à Paris le 12 avril 2006

Texte intégral

Mes chers amis, je salue ceux qui ont participé à cette table ronde et les précédentes, je salue ceux qui sont dans la salle et ceux qui sont derrière les écrans et qui vont participer dans les mois suivants, aux dizaines de colloques. J'ai été très heureux de la richesse de cette journée, des trois tables rondes qui ont rassemblé des experts, des personnes engagés. Ce colloque va servir de base à une démarche participative pour tous ceux qui s'intéressent à ce sujet.
Je voudrais vous confier ma certitude que cette table ronde tombe à un moment absolument éclairant. La question de l'État, de sa vocation, de ses règles, de son évolution, est restée longtemps théorique, elle est devenue une question d'évidence pour tous, après les deux mois que nous venons de vivre.
Je voudrais d'abord consacrer quelques secondes de réflexion à la nature et à la vocation de l'État.
C'est une question lourde de conséquences particulièrement en France. Il y a en France un lien indissoluble entre l'État et la Nation. C'est l'État qui a fait la Nation, et l'Etat ne tire sa raison d'être que de la Nation. Vous comprenez la profondeur de la crise en France lorsque cette crise touche l'État.
Pour la Nation, et au nom de la Nation, l'État fait, me semble-t-il, trois choses que je voudrais exposer devant vous.
- L'Etat assure la Nation dans son identité, dans son unité, dans sa sécurité, dans sa légitimité, dans son avenir.
Dans sont unité : songez aux questions si lourdes qui touchent en France à la langue. Un président de la République qui quitte une réunion, internationale parce qu'un orateur français, devant cette audience internationale, s'exprime en anglais. Si on avait fait un sondage, beaucoup de Français l'auraient approuvé.
Un homme pour lequel j'ai beaucoup d'affection, Henri IV a choisi entre deux modèles, celui des Provinces-Unies, l'articulation entre entités autonomes et le modèle unitaire. Henri IV et Sully ont choisi le modèle unitaire, cela a été le cas jusqu'à ce jour. Ce n'est pas un choix qu'on doit considérer comme secondaire.
Dans sa sécurité. Hobbes a dit que le contrat social reposait sur le droit à la sécurité assuré par l'État.
Dans sa légitimité, notamment dans la grande question du pouvoir. Comme cela vient d'être dit par Philippe Brachet, il ne repose pas dans ceux qui l'exercent, mais dans la nation.
Dans son avenir, sa pérennité, c'est le grand problème de la formation. Le seul cas où le président de la République puisse être traduit pour haute trahison, c'est quand il met en danger l'avenir de la Nation.
- L'État définit l'intérêt général, en particulier quand ses missions sont non marchandes, comme le service public dans les zones les plus désertiques, l'éducation, l'accès à la culture...
- Enfin, l'Etat représente la Nation à l'extérieur et à l'intérieur. Il assure le symbole de la Nation auprès des citoyens, en Europe et dans le monde.
Tous ces éléments donnent à l'État des obligations, des devoirs, plus élevés en France que partout ailleurs.
L'amenuisement, la restriction de l'État ne pourrait être assuré par des femmes et des hommes qui ont le souci de la France. Je ne crois pas que la France tournera la page sur son État.
La question de l'État est celle de la légitimité de l'État.
Celle de l'enracinement de ceux qui assument l'action publique : c'est tout le problème de la démocratie. On parle beaucoup en France de République, jamais de démocratie, où ce mot est considéré comme une sorte de facteur commun, tout le monde serait démocrate naturellement...
Notre vision est que la démocratie est à construire plutôt qu'à reconstruire. La France n'a jamais donné à ce mot tout son sens, qui est de penser que le peuple a son mot à dire sur son propre destin.
En France, on considère la démocratie sous l'angle de la délégation, du chèque en blanc, et je reviens dans cinq ans. Ce mode de démocratie était inadapté à la fin du XXe siècle, est complètement anachronique au XXIe siècle. L'exigence des temps, c'est que les peuples assument leur part de responsabilité dans les choix qui sont imposés. L'idée selon laquelle "on peut forcer les peuples, il suffit de tenir bon" est - on l'a vu avec le CPE - une idée enfantine. Les peuples sont plus forts que tous les corps constitués, on l'a vu dans les années 80 avec l'école privée : une loi parfaitement légitime, mais le peuple a considéré que ses principes étaient atteints, étaient blessés, et il l'a dit de manière pacifique, mais si forte que François Mitterrand, qui en avait pourtant fait un engagement majeur, a été obligé de retirer son texte.
Il n'y a de décision publique que soutenue au mieux, ou acceptée au pire, par les peuples. L'enracinement d'une décision dans le peuple est inéluctable, impossible à éluder. Cela passe par le respect des principes et règles qui fondent la légitimité de l'État.
Nous venons de vivre deux mois de désordre, de chaos, non pas dans les rues, mais dans les principes qui fondent la vie en commun dans une démocratie :
Un texte qui n'a été soumis à aucune discussion avec les partenaires légitimes : ni soumis au Conseil d'État qui l'aurait retoqué, ni aux partenaires sociaux qui l'auraient refusé, ni même au Conseil économique et social ; qui a été décrété d'urgence, si bien qu'on allait éviter les aller-retours entre Assemblée Nationale et Sénat ; qui a été adopté au 49-3, c'est-à-dire par un passage en force ; qui a été contesté dans la rue ...
On a vu tous les piliers de la République être ébranlés les uns après les autres !
Le président de la République a promulgué un texte dont il a demandé qu'il ne soit pas appliqué ... Promulguer, cela veut dire déclarer applicable ! Valéry Giscard d'Estaing a eu raison de demander : de quel droit ? Sur le fondement de quel texte a été prise cette décision extraordinaire ?
Deuxièmement, on a vu le gouvernement, censé, selon l'article 20 de la Constitution, déterminer et conduire la politique de la Nation, être remplacé par un aréopage composé de deux parlementaires, représentant qui ? Un seul parti, avec les ministres sur des strapontins, et les rapporteurs du texte à l'Assemblée Nationale et au Sénat.
S'il y a un moment où la séparation des pouvoirs a été mise à bas, c'est bien à ce moment-là.
Troisièmement, le Parlement a été réduit, non à la représentation des citoyens, mais à l'expression d'un parti politique majoritaire. On a dit "les présidents des groupes parlementaires", alors que ce n'étaient pas "les présidents des groupes parlementaires", mais "les présidents des groupes parlementaires UMP" ! Pour le gouvernement de la République, les seuls groupes parlementaires légitimes sont ceux de l'UMP !
Le bouquet a été l'annonce d'une proposition de loi -prétendument d'origine parlementaire- faite par le président de la République et le Premier Ministre dans deux interventions successives : communiqué de presse du premier, conférence de presse de l'autre. Formidable désordre et chaos dans les principes !
L'idée qu'une démocratie puisse vivre si personne ne respecte les principes élémentaires qui l'ont fondée, est désastreuse. Il n'y a de légitimité que dans le respect des principes.
Chaque fois que je vais dans une classe, faire un cours, je dis que "normalement, le Parlement vote la loi ; le gouvernement conduit la politique du pays ; le Président veille aux institutions", on vient de mettre tout ça par terre. Cela sape les fondements de la République impartiale. On vient d'en avoir un exemple absolument parfait.
Pourquoi en est-on arrivés là ? Parce que, dans cette Vème République épuisée, on a fini par aboutir une idée fausse : c'est que la concentration des pouvoirs permet de répondre aux problèmes d'un pays, que la toute-puissance est l'idéal à atteindre pour un parti, lui donne les moyens d'agir pour résoudre les problèmes de la société française.
Cette idée est fausse. Un pouvoir tout-puissant est, dans les sociétés modernes, un pouvoir impuissant. Tous ceux qui sont pour le pouvoir tout-puissant, sont complices de l'impuissance du pouvoir.
Il y a antagonisme entre ceux qui veulent une démocratie saine, et ceux qui veulent poursuivre la concentration des pouvoirs, entre ceux qui veulent poursuivre la Vème République et ceux qui veulent une République nouvelle. Je plaide pour une VIème République, ce n'est pas une question de numéro, je plaide pour de nouvelles institutions, une nouvelle Constitution.
La VIème République, c'est trois principes :
- Il y a autant de légitimité parmi les citoyens que parmi ceux qui exercent le pouvoir,
- Les responsables doivent exercer leurs responsabilités,
- Le passage en force est interdit.
Cela change complètement l'optique.
Cela veut dire, que, élu au suffrage universel, le président de la République détermine la politique de la Nation.
Le gouvernement la conduit ; il se voit interdire les facilités dangereuses du 49-3. L'urgence est extrêmement limitée, c'est-à dire limitée à la nécessité de traiter un problème qui ne peut être différé. La dissolution de l'Assemblée Nationale est soumise à des règles vérifiées par le Conseil constitutionnel, elle ne peut être de complaisance.
C'est une nouvelle séparation des pouvoirs.
Le Parlement représente toutes les tendances de la Nation, dès lors qu'elle recueillent par exemple 5% des voix. Si les tendances extrêmes existent dans le pays au point d'être au 2ème tour de la présidentielle, il faut qu'elles soient à l'Assemblée Nationale pour que nous puissions les affronter à visage découvert !
Naturellement, ces institutions, on ne pourra les faire entrer dans la réalité que sur des bases plus larges que celles d'un parti contre un autre.
C'est pourquoi j'appelle à un rassemblement pour faire changer la République. Que tous ceux qui veulent faire naître la VIème République dont la France a besoin, en parlent, qu'ils soient de gauche ou de droite. Que tous ceux qui veulent tourner la page sur le désordre où nous avons passé des mois, des années, des décennies, discutent entre eux des voies et moyens d'y parvenir.
Cela nécessite une mobilisation nationale.
C'est l'affaire de la société, des citoyens français, qui sentent bien que cela ne peut pas durer.
Il faut donc réunir les conditions pour que cela change, dans l'impartialité.
Ces nouvelles institutions traitent en même temps de deux questions centrales :
- La question de la reconnaissance de la légitimité des corps intermédiaires, qui représentent la société civile. Dès l'instant que vous reconnaissez les responsabilités, vous faites surgir de la responsabilité dans la société !
- La question du temps en démocratie. C'est le besoin d'aller au 20 heures annoncer quelque chose qui vous fera monter dans les sondages, le besoin de faire des annonces, le besoin de sensationnel, c'est tout cela qui handicape une démocratie qui a des décisions sérieuses à prendre. Tout cela se trouve traité d'une autre manière dès qu'on a des institutions différentes. Car si on ne peut pas passer en force, on est obligé de convaincre, donc de discuter, donc d'entendre. De reconnaître l'interlocuteur comme aussi légitime que je le suis.
Ce que je décris là, ce ne sont pas des principes purement théoriques : c'est le principe de fonctionnement de la démocratie américaine et de la démocratie européenne. Le président des Etats-Unis ne peut passer en force contre le Congrès, il est obligé de convaincre jusqu'au dernier sénateur de son propre camp ! De même dans les institutions européennes, la Commission ou le Conseil ne peuvent passer en force face au Parlement.
Cette reconnaissance de l'autre règle aussi la question de « la com' », cette « com' » ciselée qui est le contraire de la communication, l'un d'entre vous l'a dit au cours de la journée. On rétablit la démocratie française dans les principes sains qu'elle n'aurait pas dû quitter.
Deux ou trois observations sur l'autre visage de l'Etat, qu'est l'administration, l'Etat en mission.
J'ai pris ce matin la défense des valeurs non-concurrentielles et non-marchandes que beaucoup de fonctionnaires portent, et qui sont dignes.
Mais la logique d'organisation de l'administration doit être celle des usagers-citoyens, comme Philippe Colombat, usagers et citoyens en même temps, ils sont en même temps ceux qui demandent et reçoivent.
C'est sur cette légitimité là qu'est fondée la légitimité de l'administration. Il y a une règle d'organisation qui doit être retenue : dans les grands services publics, il doit être organisé une représentation des usagers pour sortir du binaire avec le face-à-face entre l'Etat-employeur et les fonctionnaires-employés. Ce doit être le cas dans toutes les réflexions, y compris dans la réflexion de la sécurité sociale que porte Jean-Luc Préel, qui souhaite faire intervenir un troisième partenaire, le citoyen-usager pour sortir du dialogue unique entre les caisses et les médecins, et faire intervenir un autre interlocuteur légitime qu'est le patient, l'usager. Cela, c'est la première réflexion...
La deuxième réflexion, Philippe Brachet a dit que la méthode détermine toujours le résultat, alors nous devons donner une articulation à la méthode et l'article 1, c'est le débat, pour que le constat de la situation soit un constat partagé.
L'organisation du débat public doit avoir lieu, que ce soit sous la forme de commissions ou sous la forme du Conseil Economique et Social, qui est fait pour cela -s'il n'est pas comme il faut, rénovons le- car nous avons une assemblée dans nos institutions dont la mission est de mettre en confrontation les acteurs économiques et sociaux, or on ne la consulte jamais, même sur le contrat de travail ! Cela permettrait de faire bouger beaucoup de choses. Il y a plus de richesse dans les rapports du Conseil Economique et Social qu'on ne le croit.
Il ne s'agit donc pas tant d'une révolution que d'une refondation de nos institutions.
Troisièmement, nous avons un problème d'organisation interne de la haute fonction publique en France, qu'il faut aborder de face. C'est le mode de recrutement, de formation et d'organisation des grands corps. Encore une fois, aucun d'entre nous n'a envie d'utiliser contre l'ENA des clichés tentants mais on ne peut plus continuer à recruter à 20 ans les piliers, les animateurs, les managers comme on dit en franglais (c'est un mot français revenu en France) sur un concours académique, sans avoir jugé de leurs capacités de leadership -en anglais-français- de leur expérience.
Je voudrais m'arrêter une seconde sur ce sujet, avec une digression pour les jeunes amis brillant et diplômés, le concours réussi à 20 ans est un risque formidable pour la personnalité de celui qui l'a réussi, qui a le sentiment que ce concours le distingue des autres, le rend légitime dans la domination. Ceci est une chose très importante et très difficile à expliquer en France où la méritocratie a tant structuré notre société.
Quand j'ai été reçu à l'agrégation à 22 ans, j'étais très heureux, j'avais devant les yeux ma future notice nécrologique ! « François Bayrou, agrégé des Universités » J'ai plané deux ou trois ans... Mais il y a des concours qui font planer plus longtemps et surtout des concours dont le prix est l'entrée dans un grand corps. La question qui se pose est celle de la pertinence de la responsabilité suprême par rapport aux missions à accomplir.
Il ne faut pas supprimer l'ENA, mais il faut changer totalement la nature de l'ENA pour en faire une école de formation des cadres dans laquelle on entre tard, et même à des âges différents, ceci conduisant aux mêmes situations de responsabilités. Ce n'est pas le cas actuellement, la troisième voie n'a pas rempli le rôle que l'on attendait d'elle, même si elle a des mérites. Pour reprendre l'image de l'Ecole de guerre, l'image d'Etat-major, est une bonne image. Mais cela ne peut se faire en un an, il faudra se donner deux ou trois ans par respect pour le contrat moral passé envers ceux qui préparent en ce moment cette école.
Voilà les principes que je voulais énoncer devant vous... Ceux de la refondation de l'Etat en France, lui redonnant sa légitimité, lui permettant de replonger ses racines dans la société française. Cela a des implications dans tous les domaines et dans la vie de tous les jours.
Pourquoi la pédagogie est-elle si difficile en France sur la dépense publique ? Parce qu'on la fait avec de la dette. Si on la faisait avec les impôts, la pression des citoyens sur les décideurs les conduirait à baisser la dépense publique. Or on le fait de manière indolore, sous forme de drogue, et ce qui permet aux décideurs d'échapper à la question des citoyens responsables.
Avec la séparation des pouvoirs, on aura un Parlement qui sera indépendant de l'exécutif. Un Parlement doté de moyens de contrôle qui devra se démarquer non pas par sa dépendance mais par son indépendance à l'égard de l'exécutif. C'est dans le changement des principes que se situe la clef de cette réforme que nous attendons en France. Je ne crois pas à la France irréformable, au contraire, je la crois parfaitement prête à accepter les changements nécessaires à condition de prendre la peine de partager avec elle les convictions des gouvernants, de rechercher son adhésion, en lui donnant les éléments qui permettent de juger, en respectant sa légitimité à participer à la décision qui concerne le destin du peuple qui, après tout, décide.
Je vous remercie.
Source http://www.udf.org, le 13 avril 2006