Texte intégral
Q ? La crise des banlieues a représenté l'un des éléments marquants de 2005. Elle témoigne de la profondeur de la crise, sociale et sociétale. Le syndicalisme a-t-il un rôle à jouer pour sortir de cette situation ?
Bernard Thibault - Des désarrois sociaux se sont exprimés dans des quartiers défavorisés. Ce ne sont pas tous des quartiers de banlieues, mais tous ont en commun de connaître des taux de chômage particulièrement élevés, des conditions de logement plus précaires qu'ailleurs et des difficultés à vivre ensemble entre salariés et populations d'origines diverses. C'est ce qui nous a fait dire que cette crise, certes avec ses aspects violents, représentait un révélateur supplémentaire des fractures sociales qui gangrènent notre pays. Les discours politiques qui ont cherché à faire dire autre chose à ces événements ont tous été contredits par les faits. Il ne s'agit ni d'un problème de jeunesse en déshérence, ni d'un problème d'immigration, ni seulement d'un problème de logement ou d'échec du système éducatif. Cette crise trouve sa genèse dans un manque de perspectives, lié d'abord au travail. En recourant à une loi d'exception, le gouvernement a encouragé les peurs et cherché à créer un environnement politique qui enferme toute velléité d'expression revendicative. Cela n'a pas été sans effet. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous n'avons pas été en capacité de donner un prolongement à la mobilisation du 4 octobre. Ce contexte a servi de prétexte à nos homologues syndicaux pour ne pas assumer leurs responsabilités. En convenant d'autres initiatives pour remettre sur le devant de la scène des questions comme le pouvoir d'achat, l'emploi, la non-discrimination, nous aurions joué notre rôle d'organisation syndicale. Nous n'avons pas vocation à rester cantonnés dans le cadre sécuritaire dans lequel certaines forces voudraient nous enfermer jusqu'aux échéances politiques de 2007.
Q ? Plusieurs conflits de la fin de l'année notamment dans les transports ou plus largement dans les services publics se sont heurtés à des fins de non-recevoir. Quels enseignements en tirez-vous ?
Bernard Thibault - À travers ces conflits, certains peuvent avoir la volonté de jeter le voile sur d'autres moments importants de l'année 2005. Le syndicalisme y a aussi démontré sa capacité de mobilisation. Plusieurs rendez-vous nous ont permis de prendre des initiatives rassemblant plusieurs centaines de milliers, voire plusieurs millions de salariés, notamment les 10 mars et 4 octobre. En contre-feu de ces rendez-vous, le traitement des conflits de fin d'année a cherché à disqualifier - par principe - l'action collective et surtout sa capacité à transformer la situation. Le résultat de ces mouvements a été volontairement tronqué. Il est vrai que certains n'ont pas débouché sur les succès attendus, mais plusieurs ont montré qu'entre les projets initiaux du gouvernement ou des directions d'entreprise et leur concrétisation, le curseur avait bougé. Cela s'est vérifié pour les cheminots, mais aussi à la SNCM ou chez Nestlé à Saint-Menet, même si tout n'est pas encore réglé. Nous devons conduire une vraie bataille d'information quant aux résultats de nos actions. Nous sommes encore trop timorés. Il ne s'agit pas de déformer la réalité, du reste dans le rapport d'activité fourni à notre congrès, nous ne cachons pas les limites que nous rencontrons, mais le bilan des mouvements sociaux atteste de notre capacité à obtenir des résultats, dès lors que nous rassemblons les salariés. En tout cas, ils sont autres lorsqu'il ne se passe rien ou lorsque l'on s'en remet à la seule démarche contractuelle, sans l'adosser à un rapport de forces favorable. Quand la mobilisation n'est pas au rendez-vous, l'expérience montre que c'est souvent le patronat qui obtient gain de cause.
Q ? Les négociations pour le renouvellement de la convention d'assurance chômage ont été justement menées sans « s'adosser » à d'importantes mobilisations. L'accord conclu est loin de faire l'unanimité dans le camp syndical. Que lui reprochez-vous et qu'attendez-vous du gouvernement ?
Bernard Thibault - Sur son contenu tout d'abord, je constate qu'aucune organisation syndicale, y compris parmi celles qui ont choisi d'accepter les termes de l'accord, ne peut sauter de joie. L'argument mis en avant par les signataires est d'avoir sauvé le régime, sauvé le paritarisme. C'est un argument très faible quand le régime ne s'adresse plus qu'à 30 % des chômeurs. Et il va encore diminuer le nombre de chômeurs pouvant faire valoir des droits à indemnisation. À l'ouverture des négociations, toutes les confédérations partageaient la nécessité de contraindre le patronat à modifier les mécanismes de financement pour pénaliser les entreprises qui recourent aux emplois précaires. Elles ont une responsabilité plus importante que les autres dans l'alimentation du chômage. Il est regrettable que cette revendication ait été abandonnée dès lors que le Medef s'y est opposé. Nous aurions pu sur cette base créer un rapport de forces plus favorable pour obtenir une autre convention. Compte tenu de la faiblesse de l'accord, il n'est pas surprenant que plusieurs organisations syndicales aient hésité à l'approuver et à assumer devant les salariés une part de responsabilité dans la réduction des droits de tous ceux qui pourraient être frappés par le chômage. Nous souhaitons que le gouvernement n'agrée pas cette convention. De plus, sauf à vouloir ouvrir un nouveau conflit avec les salariés du spectacle, il est impossible d'appliquer, en l'état, les clauses relatives aux annexes qui leur sont consacrées.
Q ? Dans le même temps, le gouvernement vient sur l'idée d'une sécurisation des parcours professionnels, chère à la CGT. Allez-vous vous impliquer sur les zones test et avec quel objectif ?
Bernard Thibault - En même temps que nous assistons à des campagnes de dénigrement quasi systématiques de la CGT, se multiplient des annonces ou des formules gouvernementales s'inspirant d'un certain nombre de nos revendications. Cette contradiction s'explique. Quoiqu'en disent nos interlocuteurs, la manière dont nous avons porté le besoin de réforme et les propositions qui l'accompagnent, finissent par devenir incontournables. Au moins dans les propos ! Depuis que la CGT a mis en avant lors de son dernier congrès la revendication d'un nouveau statut du travail salarié, comportant une nouvelle sécurité sociale professionnelle pour faire le contrepoids de la précarité au travail, un certain nombre d'acteurs économiques et politiques s'en sont inspirés. Le gouvernement dit aujourd'hui vouloir travailler à une sécurisation des parcours professionnels. Nous devons l'apprécier comme un point marqué dans le débat d'idées, même s'il y a loin de la coupe aux lèvres. Ce n'est pas parce que l'on reprend certains de nos concepts que les mesures prises répondent à nos attentes. Il est paradoxal que le gouvernement maintienne son contrat nouvelle embauche qui amplifie la précarité dans l'emploi, tout en prônant d'autres mécanismes visant à assurer une plus grande sécurisation des parcours professionnels. Pour autant, nous n'avons pas à nous montrer hésitant. Nous devons nous saisir de toutes les occasions pour obtenir dans les faits des mesures conformes aux attentes des salariés. Nous devons nous impliquer dans tous les lieux de décision ou d'expérimentation ne serait-ce que pour identifier ce qui relève de la communication et ce qui relève d'une action concrète.
Q ? En présentant ses voeux, le président de la République emprunte aussi aux revendications de la CGT en annonçant une réforme de la cotisation sociale patronale. Comment réagissez-vous ?
Bernard Thibault - C'est dans le même esprit que j'ai commenté l'annonce par le président de la République de l'ouverture d'un chantier pour installer dès cette année une première mesure élargissant l'assiette des cotisations patronales pour financer les besoins de protection sociale. Les cotisations sociales ne seraient plus assises sur la seule masse salariale, mais prendraient en compte la valeur ajoutée produite par les entreprises. Cela fait 25 ans que la CGT porte cette revendication et nous l'avons encore mise en avant en 2003 à l'occasion de la réforme des retraites ou en 2004 pour celle de l'assurance maladie. Il est évident que la CGT fera tout ce qui est en son pouvoir pour obtenir une traduction la plus conforme et la plus rapide possible de cette intention présidentielle. Le combat promet d'être âpre. Le camp patronal a déjà annoncé qu'il s'opposerait à une réforme de ce type. D'autres forces politiques ne cachent pas leur volonté de réduire un certain nombre de dépenses sociales et de s'exonérer du cadre solidaire à l'intérieur duquel sont conçus les droits sociaux, au prétexte qu'elles nuisent à la compétitivité de la France.
Q ? Sur le plan revendicatif, 2006 démarre fort avec l'annonce de deux journées de mobilisation. Une, le 31 janvier à l'initiative de la CGT, l'autre, le 14 février à l'appel de la Confédération européenne des syndicats (CES). Qu'attendez-vous de ces journées ?
Bernard Thibault - Nous aurions préféré, comme cela avait été le cas en 2005, nous engager dans un mouvement unitaire. Il y a urgence sur un certain nombre de sujets. La réalité des salaires dans plusieurs branches professionnelles n'a pas fondamentalement changé, malgré les mobilisations de 2005. Il aurait été légitime que toutes les organisations syndicales se retrouvent pour continuer à porter ensemble les exigences que nous avions en commun sur le pouvoir d'achat. C'est un fait, l'unité n'est malheureusement pas au rendez-vous de ce début d'année. Comme nous l'avions annoncé, la CGT prend l'initiative d'une journée de mobilisations multiformes le 31 janvier. Nous invitons les salariés à reposer collectivement leurs exigences revendicatives. Le début de l'année est une période où traditionnellement s'ouvre un grand nombre de négociations annuelles obligatoires. C'est l'occasion d'y affirmer ses revendications et d'exiger des employeurs, là où elles ne sont pas programmées, qu'ils acceptent de se mettre autour de la table pour aborder les sujets prévus : salaires, temps de travail, emploi, formation, égalité. Nous avons connu un certain nombre de succès locaux en 2005, il nous faut généraliser cette démarche et redonner de la confiance quant à la capacité d'obtenir des résultats par la mobilisation collective. C'est aussi le moyen de faire pression sur un gouvernement qui ne témoigne pas dans le secteur public d'un grand empressement pour aborder la question de la revalorisation des traitements et qui montre dans le privé bien peu d'opiniâtreté pour faire changer la réalité salariale dans les branches professionnelles. Malgré nos mobilisations de 2005, il en reste à des incitations polies auprès des employeurs pour simplement aligner les minima conventionnels sur le Smic. Nous avons quelques semaines pour préparer et réussir cette initiative qui se conjuguera sans doute avec des rendez-vous professionnels.
Q? L'unité sera par contre au rendez-vous le 14 février.
Bernard Thibault - Elle le sera, parce que cette initiative a été décidée au niveau européen. La CGT fait partie des organisations qui ont encouragé la CES à être présente au rendez-vous parlementaire consacré à l'avenir de la fameuse directive Bolkestein. En France, mais pas seulement, les organisations syndicales s'étaient déjà mobilisées l'an passé contre le principe largement contesté d'application de la législation sociale du pays d'origine, celui du siège de l'entreprise, par opposition à celle aujourd'hui reconnue du pays où s'exerce l'activité. Un tel dispositif encouragerait les entreprises à délocaliser leurs sièges dans les pays où la législation est la plus avantageuse et la moins coûteuse pour eux. La pression syndicale a permis de retarder l'échéance, mais le texte revient au Parlement, après un travail peu satisfaisant en commissions. Les syndicats européens ont décidé de manifester ensemble le 14 février à Strasbourg. La CGT sera bien entendu présente avec un objectif de 5 000 participants, auxquels s'ajouteront d'autres initiatives dans le pays pour permettre l'expression de ceux qui ne pourraient se rendre à Strasbourg.
Q ? 2006 sera une année particulièrement importante pour la CGT avec la tenue de son 48e congrès. Pour sa préparation, vous avez souhaité progresser dans l'implication des syndiqués. Êtes-vous satisfait des résultats ?
Bernard Thibault - Nous avons mieux travaillé, mais beaucoup reste encore à gagner pour permettre une implication plus large des syndiqués. La mise à disposition des documents dans une deuxième phase peut nous aider à élargir le cercle, à condition toutefois de nous ménager du temps pour réfléchir au syndicalisme et à la CGT, dans une période où nous aurons besoin aussi de travailler la dimension revendicative de notre action. Nous avons déjà reçu un peu plus de 20 000 réponses de syndiqués à notre questionnaire. Nous allons le relancer. Je souhaite vraiment que nous parvenions à un niveau plus important de connaissance de l'avis des syndiqués. Le plan de visites d'entreprises est en cours. Nous devrions atteindre notre objectif de 1 000 rencontres avant le congrès. Nous savons que tous les adhérents ne se pencheront pas avec la même intensité sur tous les documents que nous soumettons. C'est pourquoi nous allons leur adresser un matériel popularisant les éléments essentiels contenus dans nos documents de congrès. Nous souhaitons qu'un très grand nombre de débats soit programmé pour que les syndiqués puissent en discuter dans leurs syndicats, mais aussi avec des syndiqués de professions, de secteurs différents. Nous sommes une organisation interprofessionnelle, intéressée par l'expression des convergences. Nous savons que nous avons des choses à nous dire sur les moyens d'être ensemble plus efficaces. Nous avons aussi besoin de lieux d'échange et de réflexion dans les localités, sur les sites, pour permettre aux syndiqués qui ne disposent pas de syndicats de participer pleinement à la préparation du congrès. Un très large consensus s'est dégagé pour la rédaction du rapport d'activité comme pour celle du document d'orientation. C'est un bon point d'appui pour engager un réel débat. Nous ne le redoutons pas. Le pire serait de tenir un congrès dans la plus grande confidentialité.
Q ? Avez-vous écarté les questions qui fâchent pour obtenir ce consensus ?
Bernard Thibault - Pas du tout. Le consensus s'exprime sur les termes des débats et des pistes proposées. Une des nouveautés consiste à soumettre 25 décisions et une résolution traitant du nouveau système de cotisations au vote des syndicats. Chaque décision est susceptible de valoir des échanges intéressants.
Q ? Quels sont les principaux enjeux du congrès ? Principalement des enjeux internes ?
Bernard Thibault - Il y en a plusieurs. Il est toujours réducteur de ne vouloir retenir que les plus importants. Ceux-ci renvoient à la question de la vocation du syndicalisme, à la mission syndicale, mais aussi aux difficultés rencontrées. Ils traitent du besoin pour le syndicalisme d'être plus uni dans ses objectifs et ses démarches. C'est vrai au niveau national, mais aussi au plan européen et mondial. Nous sommes dans une période où le débat progresse pour vérifier si les organisations syndicales vont être ou non en capacité de concevoir une nouvelle Internationale syndicale pour faire face aux enjeux de la mondialisation. Cela reste à cette heure un défi dans lequel nous nous inscrivons. L'objectif fait consensus, mais sa réalisation n'est pas aussi facile qu'on pourrait le penser. Nous devons être de ceux qui portent l'urgence pour le mouvement syndical de s'unir si nous voulons contrecarrer la mise en concurrence des salariés à l'échelle de la planète. Un autre axe consiste à faire de la démocratie sociale un enjeu revendicatif majeur pour le syndicalisme et nous mettons en débat toute une série de propositions pour avancer dans cette voie. Nous n'acceptons pas que les salariés, qui représentent la grande majorité de la population active, se voient reconnaître un rôle aussi faible dans les prises de décisions économiques, politiques, culturelles, sociétales. Les salariés avec les syndicats doivent gagner un autre statut dans la société. Nous sommes favorables à d'autres règles de représentativité, de validité des accords... La CGT exige beaucoup plus de démocratie dans notre pays, mais aussi sur la scène européenne. Mais une part importante de notre congrès sera consacrée à la CGT elle-même, à son propre développement. La force que nous représentons est en progrès. Ce n'est pas négligeable. Nous finissons 2004 avec un plus grand nombre de syndiqués que nous en avons comptés depuis une quinzaine d'années. Mais cette tendance très intéressante demeure limitée au regard de nos objectifs et notamment celui du million de syndiqués. Sans doute ne consacrons-nous pas suffisamment de moyens et de temps à notre développement en nombre et en implantation. Nos combats gagneraient à être portés par un plus grand nombre de syndicats installés dans plus d'entreprises. Nous devons redonner toute sa place à cet objectif majeur. Dans la foulée, nous voulons que le congrès constitue un moment d'évaluation de nos efforts en matière de qualité de vie interne. Cela participe de l'efficacité de notre syndicalisme. Quant aux cotisations, c'est aujourd'hui le temps de la décision. Nous voulons installer le nouveau système attendu depuis de longues années par les syndicats. Il doit aussi nous permettre de financer la réalisation et l'envoi, à tous nos syndiqués, d'un journal mensuel réalisé par la NVO. Nous en mesurons le besoin surtout dans une période où la circulation de l'information est un enjeu très important. source http://www.cgt.fr, le 4 avril 2006
Bernard Thibault - Des désarrois sociaux se sont exprimés dans des quartiers défavorisés. Ce ne sont pas tous des quartiers de banlieues, mais tous ont en commun de connaître des taux de chômage particulièrement élevés, des conditions de logement plus précaires qu'ailleurs et des difficultés à vivre ensemble entre salariés et populations d'origines diverses. C'est ce qui nous a fait dire que cette crise, certes avec ses aspects violents, représentait un révélateur supplémentaire des fractures sociales qui gangrènent notre pays. Les discours politiques qui ont cherché à faire dire autre chose à ces événements ont tous été contredits par les faits. Il ne s'agit ni d'un problème de jeunesse en déshérence, ni d'un problème d'immigration, ni seulement d'un problème de logement ou d'échec du système éducatif. Cette crise trouve sa genèse dans un manque de perspectives, lié d'abord au travail. En recourant à une loi d'exception, le gouvernement a encouragé les peurs et cherché à créer un environnement politique qui enferme toute velléité d'expression revendicative. Cela n'a pas été sans effet. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous n'avons pas été en capacité de donner un prolongement à la mobilisation du 4 octobre. Ce contexte a servi de prétexte à nos homologues syndicaux pour ne pas assumer leurs responsabilités. En convenant d'autres initiatives pour remettre sur le devant de la scène des questions comme le pouvoir d'achat, l'emploi, la non-discrimination, nous aurions joué notre rôle d'organisation syndicale. Nous n'avons pas vocation à rester cantonnés dans le cadre sécuritaire dans lequel certaines forces voudraient nous enfermer jusqu'aux échéances politiques de 2007.
Q ? Plusieurs conflits de la fin de l'année notamment dans les transports ou plus largement dans les services publics se sont heurtés à des fins de non-recevoir. Quels enseignements en tirez-vous ?
Bernard Thibault - À travers ces conflits, certains peuvent avoir la volonté de jeter le voile sur d'autres moments importants de l'année 2005. Le syndicalisme y a aussi démontré sa capacité de mobilisation. Plusieurs rendez-vous nous ont permis de prendre des initiatives rassemblant plusieurs centaines de milliers, voire plusieurs millions de salariés, notamment les 10 mars et 4 octobre. En contre-feu de ces rendez-vous, le traitement des conflits de fin d'année a cherché à disqualifier - par principe - l'action collective et surtout sa capacité à transformer la situation. Le résultat de ces mouvements a été volontairement tronqué. Il est vrai que certains n'ont pas débouché sur les succès attendus, mais plusieurs ont montré qu'entre les projets initiaux du gouvernement ou des directions d'entreprise et leur concrétisation, le curseur avait bougé. Cela s'est vérifié pour les cheminots, mais aussi à la SNCM ou chez Nestlé à Saint-Menet, même si tout n'est pas encore réglé. Nous devons conduire une vraie bataille d'information quant aux résultats de nos actions. Nous sommes encore trop timorés. Il ne s'agit pas de déformer la réalité, du reste dans le rapport d'activité fourni à notre congrès, nous ne cachons pas les limites que nous rencontrons, mais le bilan des mouvements sociaux atteste de notre capacité à obtenir des résultats, dès lors que nous rassemblons les salariés. En tout cas, ils sont autres lorsqu'il ne se passe rien ou lorsque l'on s'en remet à la seule démarche contractuelle, sans l'adosser à un rapport de forces favorable. Quand la mobilisation n'est pas au rendez-vous, l'expérience montre que c'est souvent le patronat qui obtient gain de cause.
Q ? Les négociations pour le renouvellement de la convention d'assurance chômage ont été justement menées sans « s'adosser » à d'importantes mobilisations. L'accord conclu est loin de faire l'unanimité dans le camp syndical. Que lui reprochez-vous et qu'attendez-vous du gouvernement ?
Bernard Thibault - Sur son contenu tout d'abord, je constate qu'aucune organisation syndicale, y compris parmi celles qui ont choisi d'accepter les termes de l'accord, ne peut sauter de joie. L'argument mis en avant par les signataires est d'avoir sauvé le régime, sauvé le paritarisme. C'est un argument très faible quand le régime ne s'adresse plus qu'à 30 % des chômeurs. Et il va encore diminuer le nombre de chômeurs pouvant faire valoir des droits à indemnisation. À l'ouverture des négociations, toutes les confédérations partageaient la nécessité de contraindre le patronat à modifier les mécanismes de financement pour pénaliser les entreprises qui recourent aux emplois précaires. Elles ont une responsabilité plus importante que les autres dans l'alimentation du chômage. Il est regrettable que cette revendication ait été abandonnée dès lors que le Medef s'y est opposé. Nous aurions pu sur cette base créer un rapport de forces plus favorable pour obtenir une autre convention. Compte tenu de la faiblesse de l'accord, il n'est pas surprenant que plusieurs organisations syndicales aient hésité à l'approuver et à assumer devant les salariés une part de responsabilité dans la réduction des droits de tous ceux qui pourraient être frappés par le chômage. Nous souhaitons que le gouvernement n'agrée pas cette convention. De plus, sauf à vouloir ouvrir un nouveau conflit avec les salariés du spectacle, il est impossible d'appliquer, en l'état, les clauses relatives aux annexes qui leur sont consacrées.
Q ? Dans le même temps, le gouvernement vient sur l'idée d'une sécurisation des parcours professionnels, chère à la CGT. Allez-vous vous impliquer sur les zones test et avec quel objectif ?
Bernard Thibault - En même temps que nous assistons à des campagnes de dénigrement quasi systématiques de la CGT, se multiplient des annonces ou des formules gouvernementales s'inspirant d'un certain nombre de nos revendications. Cette contradiction s'explique. Quoiqu'en disent nos interlocuteurs, la manière dont nous avons porté le besoin de réforme et les propositions qui l'accompagnent, finissent par devenir incontournables. Au moins dans les propos ! Depuis que la CGT a mis en avant lors de son dernier congrès la revendication d'un nouveau statut du travail salarié, comportant une nouvelle sécurité sociale professionnelle pour faire le contrepoids de la précarité au travail, un certain nombre d'acteurs économiques et politiques s'en sont inspirés. Le gouvernement dit aujourd'hui vouloir travailler à une sécurisation des parcours professionnels. Nous devons l'apprécier comme un point marqué dans le débat d'idées, même s'il y a loin de la coupe aux lèvres. Ce n'est pas parce que l'on reprend certains de nos concepts que les mesures prises répondent à nos attentes. Il est paradoxal que le gouvernement maintienne son contrat nouvelle embauche qui amplifie la précarité dans l'emploi, tout en prônant d'autres mécanismes visant à assurer une plus grande sécurisation des parcours professionnels. Pour autant, nous n'avons pas à nous montrer hésitant. Nous devons nous saisir de toutes les occasions pour obtenir dans les faits des mesures conformes aux attentes des salariés. Nous devons nous impliquer dans tous les lieux de décision ou d'expérimentation ne serait-ce que pour identifier ce qui relève de la communication et ce qui relève d'une action concrète.
Q ? En présentant ses voeux, le président de la République emprunte aussi aux revendications de la CGT en annonçant une réforme de la cotisation sociale patronale. Comment réagissez-vous ?
Bernard Thibault - C'est dans le même esprit que j'ai commenté l'annonce par le président de la République de l'ouverture d'un chantier pour installer dès cette année une première mesure élargissant l'assiette des cotisations patronales pour financer les besoins de protection sociale. Les cotisations sociales ne seraient plus assises sur la seule masse salariale, mais prendraient en compte la valeur ajoutée produite par les entreprises. Cela fait 25 ans que la CGT porte cette revendication et nous l'avons encore mise en avant en 2003 à l'occasion de la réforme des retraites ou en 2004 pour celle de l'assurance maladie. Il est évident que la CGT fera tout ce qui est en son pouvoir pour obtenir une traduction la plus conforme et la plus rapide possible de cette intention présidentielle. Le combat promet d'être âpre. Le camp patronal a déjà annoncé qu'il s'opposerait à une réforme de ce type. D'autres forces politiques ne cachent pas leur volonté de réduire un certain nombre de dépenses sociales et de s'exonérer du cadre solidaire à l'intérieur duquel sont conçus les droits sociaux, au prétexte qu'elles nuisent à la compétitivité de la France.
Q ? Sur le plan revendicatif, 2006 démarre fort avec l'annonce de deux journées de mobilisation. Une, le 31 janvier à l'initiative de la CGT, l'autre, le 14 février à l'appel de la Confédération européenne des syndicats (CES). Qu'attendez-vous de ces journées ?
Bernard Thibault - Nous aurions préféré, comme cela avait été le cas en 2005, nous engager dans un mouvement unitaire. Il y a urgence sur un certain nombre de sujets. La réalité des salaires dans plusieurs branches professionnelles n'a pas fondamentalement changé, malgré les mobilisations de 2005. Il aurait été légitime que toutes les organisations syndicales se retrouvent pour continuer à porter ensemble les exigences que nous avions en commun sur le pouvoir d'achat. C'est un fait, l'unité n'est malheureusement pas au rendez-vous de ce début d'année. Comme nous l'avions annoncé, la CGT prend l'initiative d'une journée de mobilisations multiformes le 31 janvier. Nous invitons les salariés à reposer collectivement leurs exigences revendicatives. Le début de l'année est une période où traditionnellement s'ouvre un grand nombre de négociations annuelles obligatoires. C'est l'occasion d'y affirmer ses revendications et d'exiger des employeurs, là où elles ne sont pas programmées, qu'ils acceptent de se mettre autour de la table pour aborder les sujets prévus : salaires, temps de travail, emploi, formation, égalité. Nous avons connu un certain nombre de succès locaux en 2005, il nous faut généraliser cette démarche et redonner de la confiance quant à la capacité d'obtenir des résultats par la mobilisation collective. C'est aussi le moyen de faire pression sur un gouvernement qui ne témoigne pas dans le secteur public d'un grand empressement pour aborder la question de la revalorisation des traitements et qui montre dans le privé bien peu d'opiniâtreté pour faire changer la réalité salariale dans les branches professionnelles. Malgré nos mobilisations de 2005, il en reste à des incitations polies auprès des employeurs pour simplement aligner les minima conventionnels sur le Smic. Nous avons quelques semaines pour préparer et réussir cette initiative qui se conjuguera sans doute avec des rendez-vous professionnels.
Q? L'unité sera par contre au rendez-vous le 14 février.
Bernard Thibault - Elle le sera, parce que cette initiative a été décidée au niveau européen. La CGT fait partie des organisations qui ont encouragé la CES à être présente au rendez-vous parlementaire consacré à l'avenir de la fameuse directive Bolkestein. En France, mais pas seulement, les organisations syndicales s'étaient déjà mobilisées l'an passé contre le principe largement contesté d'application de la législation sociale du pays d'origine, celui du siège de l'entreprise, par opposition à celle aujourd'hui reconnue du pays où s'exerce l'activité. Un tel dispositif encouragerait les entreprises à délocaliser leurs sièges dans les pays où la législation est la plus avantageuse et la moins coûteuse pour eux. La pression syndicale a permis de retarder l'échéance, mais le texte revient au Parlement, après un travail peu satisfaisant en commissions. Les syndicats européens ont décidé de manifester ensemble le 14 février à Strasbourg. La CGT sera bien entendu présente avec un objectif de 5 000 participants, auxquels s'ajouteront d'autres initiatives dans le pays pour permettre l'expression de ceux qui ne pourraient se rendre à Strasbourg.
Q ? 2006 sera une année particulièrement importante pour la CGT avec la tenue de son 48e congrès. Pour sa préparation, vous avez souhaité progresser dans l'implication des syndiqués. Êtes-vous satisfait des résultats ?
Bernard Thibault - Nous avons mieux travaillé, mais beaucoup reste encore à gagner pour permettre une implication plus large des syndiqués. La mise à disposition des documents dans une deuxième phase peut nous aider à élargir le cercle, à condition toutefois de nous ménager du temps pour réfléchir au syndicalisme et à la CGT, dans une période où nous aurons besoin aussi de travailler la dimension revendicative de notre action. Nous avons déjà reçu un peu plus de 20 000 réponses de syndiqués à notre questionnaire. Nous allons le relancer. Je souhaite vraiment que nous parvenions à un niveau plus important de connaissance de l'avis des syndiqués. Le plan de visites d'entreprises est en cours. Nous devrions atteindre notre objectif de 1 000 rencontres avant le congrès. Nous savons que tous les adhérents ne se pencheront pas avec la même intensité sur tous les documents que nous soumettons. C'est pourquoi nous allons leur adresser un matériel popularisant les éléments essentiels contenus dans nos documents de congrès. Nous souhaitons qu'un très grand nombre de débats soit programmé pour que les syndiqués puissent en discuter dans leurs syndicats, mais aussi avec des syndiqués de professions, de secteurs différents. Nous sommes une organisation interprofessionnelle, intéressée par l'expression des convergences. Nous savons que nous avons des choses à nous dire sur les moyens d'être ensemble plus efficaces. Nous avons aussi besoin de lieux d'échange et de réflexion dans les localités, sur les sites, pour permettre aux syndiqués qui ne disposent pas de syndicats de participer pleinement à la préparation du congrès. Un très large consensus s'est dégagé pour la rédaction du rapport d'activité comme pour celle du document d'orientation. C'est un bon point d'appui pour engager un réel débat. Nous ne le redoutons pas. Le pire serait de tenir un congrès dans la plus grande confidentialité.
Q ? Avez-vous écarté les questions qui fâchent pour obtenir ce consensus ?
Bernard Thibault - Pas du tout. Le consensus s'exprime sur les termes des débats et des pistes proposées. Une des nouveautés consiste à soumettre 25 décisions et une résolution traitant du nouveau système de cotisations au vote des syndicats. Chaque décision est susceptible de valoir des échanges intéressants.
Q ? Quels sont les principaux enjeux du congrès ? Principalement des enjeux internes ?
Bernard Thibault - Il y en a plusieurs. Il est toujours réducteur de ne vouloir retenir que les plus importants. Ceux-ci renvoient à la question de la vocation du syndicalisme, à la mission syndicale, mais aussi aux difficultés rencontrées. Ils traitent du besoin pour le syndicalisme d'être plus uni dans ses objectifs et ses démarches. C'est vrai au niveau national, mais aussi au plan européen et mondial. Nous sommes dans une période où le débat progresse pour vérifier si les organisations syndicales vont être ou non en capacité de concevoir une nouvelle Internationale syndicale pour faire face aux enjeux de la mondialisation. Cela reste à cette heure un défi dans lequel nous nous inscrivons. L'objectif fait consensus, mais sa réalisation n'est pas aussi facile qu'on pourrait le penser. Nous devons être de ceux qui portent l'urgence pour le mouvement syndical de s'unir si nous voulons contrecarrer la mise en concurrence des salariés à l'échelle de la planète. Un autre axe consiste à faire de la démocratie sociale un enjeu revendicatif majeur pour le syndicalisme et nous mettons en débat toute une série de propositions pour avancer dans cette voie. Nous n'acceptons pas que les salariés, qui représentent la grande majorité de la population active, se voient reconnaître un rôle aussi faible dans les prises de décisions économiques, politiques, culturelles, sociétales. Les salariés avec les syndicats doivent gagner un autre statut dans la société. Nous sommes favorables à d'autres règles de représentativité, de validité des accords... La CGT exige beaucoup plus de démocratie dans notre pays, mais aussi sur la scène européenne. Mais une part importante de notre congrès sera consacrée à la CGT elle-même, à son propre développement. La force que nous représentons est en progrès. Ce n'est pas négligeable. Nous finissons 2004 avec un plus grand nombre de syndiqués que nous en avons comptés depuis une quinzaine d'années. Mais cette tendance très intéressante demeure limitée au regard de nos objectifs et notamment celui du million de syndiqués. Sans doute ne consacrons-nous pas suffisamment de moyens et de temps à notre développement en nombre et en implantation. Nos combats gagneraient à être portés par un plus grand nombre de syndicats installés dans plus d'entreprises. Nous devons redonner toute sa place à cet objectif majeur. Dans la foulée, nous voulons que le congrès constitue un moment d'évaluation de nos efforts en matière de qualité de vie interne. Cela participe de l'efficacité de notre syndicalisme. Quant aux cotisations, c'est aujourd'hui le temps de la décision. Nous voulons installer le nouveau système attendu depuis de longues années par les syndicats. Il doit aussi nous permettre de financer la réalisation et l'envoi, à tous nos syndiqués, d'un journal mensuel réalisé par la NVO. Nous en mesurons le besoin surtout dans une période où la circulation de l'information est un enjeu très important. source http://www.cgt.fr, le 4 avril 2006