Déclaration de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, sur la commémoration de l'abolition de l'esclavage et le colonialisme, Montreuil le 10 mai 2006.

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Circonstance : Journée de commémoration de l'abolition de l'esclavage à Montreuil le 10 mai 2006

Texte intégral


Mesdames, messieurs, chers amis chers camarades,
Je commencerai par féliciter les organisateurs qui se sont saisi de cette première journée de commémoration de l'abolition de l'esclavage pour lui donner un contenu militant.
Je remercie également Messieurs Marcel DORIGNY et Benjamin STORA qui ont bien voulu mettre leur compétence et leur savoir au service des deux tables rondes.
Je remercie tout particulièrement Monsieur Edouard de LEPINE qui, en sa double qualité d'historien et d'élu de la Martinique, exprime la double vocation de cette journée, à la fois journée de travail de mémoire et de coopération.
Je pense qu'il est de plus en plus important que la CGT aborde les grandes questions de société, qu'elle le fasse en donnant la parole aux historiens, aux sociologues et à d'autres encore, qu'elle confronte ce qu'ils nous apprennent avec ce qu'elle tire de son expérience, et que de cette confrontation jaillisse des pistes efficaces pour son action, pour l'action du mouvement syndical national en métropole et dans les DOM-TOM et du mouvement syndical européen et international.
La formulation du thème, « Esclavage et colonialisme : connaître l'histoire pour éclairer l'avenir », est percutante. Voilà un sujet qui, dans sa profondeur historique et son actualité, représente un pan important du processus largement inachevé de la libération des femmes et des hommes de l'exploitation économique, celui de la lutte contre toutes les formes de discrimination, celui de l'émancipation du genre humain. Il permet également de scruter profondément dans l'inconscient de la République, dans ce qui a été longtemps et est encore trop souvent dans l'angle mort de ses historiens, au point aveugle de beaucoup de regards, y compris de bon nombre de regards critiques.
L'esclavage et la colonisation ont des liens économiques, politiques, culturels. L'une et l'autre ont détruit des sociétés, exterminé ou asservi des millions d'êtres humains, généré des vagues successives de racisme.
L'esclavage est sans doute aussi vieux que l'humanité, mais il n'a jamais été aussi massif que durant les quelques siècles de la première colonisation européenne, celle du « nouveau monde » que les monarques européens avaient décidé de s'offrir.
L'esclavage est d'abord le résultat d'un froid calcul économique.
L'esclavagiste et le planteur calculaient le prix de l'achat de l'esclave sur son cycle de vie : ils savaient ce qu'ils attendaient de la durée moyenne de travail ; ils calculaient la reproduction des esclaves, incluaient les frais d'élevage et s'assuraient un droit de propriété sur cette reproduction. Le premier capitalisme a d'abord inventé le marché de l'esclavage, la subordination de la liberté à la propriété avant d'instituer le marché libre du travail.
La chasse aux esclaves marrons avec battue, meutes de chiens et tous les autres comportements barbares, ne relèvent pas simplement de la perversité de quelques maîtres. Elle révèle aussi une peur : quand un esclave s'enfuit, on a peur que tous en fassent autant. Les esclaves, c'est la richesse : quand on fait venir un banquier pour emprunter, le prêt est gagé sur leurs têtes.
Même si nous devons nous méfier des anachronismes, même si les concepts de génocide et de crime contre l'humanité sont nés au XXème siècle à l'épilogue d'un de ses épisodes historiques les plus inhumains, il est juste de considérer que le massacre ou l'extermination par de multiples moyens des Indiens des Amériques et des Caraïbes est un génocide, que la traite et l'esclavage sont des crimes contre l'humanité.
L'esclavage a été aboli progressivement, en Angleterre en 1834, en France définitivement en 1848, aux Etats-Unis en 1865 après la guerre de Sécession, au Brésil en 1888. Ce sont pourtant les mêmes sociétés européennes qui simultanément à l'abolition se lancent dans l'aventure coloniale.
Le premier âge colonial est synonyme de confiscation des terres accompagnée partout d'un grand nombre de massacres et de violences. Dès les années 1880, apparaissent diverses formes de travail forcé qui seront progressivement légalisées en l'espace de dix à vingt ans. Il restera en place au moins jusqu'à la 2ème guerre mondiale.
Le travail forcé n'est pas « juridiquement » l'esclavage mais ses victimes ne faisaient pas réellement de différence. Comme les esclaves ils et elles sont réquisitionnés, maintenus au travail sous la contrainte, ne touchent aucun salaire. Ils et elles sont encadrés par des milices commandées par des européens, subissent des conditions sanitaires déplorables, sont victimes de mauvais traitements, parfois atroces. Dans les plantations de caoutchouc du Congo belge, il n'était pas rare que l'on coupe des mains ou des jambes quand les administrateurs considéraient la production insuffisante. Constatant son excellent retour sur investissement, la France, l'Allemagne et l'Angleterre n'ont pas hésité à prendre pour modèle le système belge d'incitation au rendement par la terreur.
Il faut identifier les crimes du passé, faire connaître le cynisme qui a accompagné la traite des esclaves, le cynisme des colons, celui des armateurs, celui des trafiquants, celui des États. Mais gardons nous du concept inopérant de la responsabilité collective et de la tentation d'une justice rétrospective : pour les descendants quels qu'ils soient, il n'y a rien à gagner à la victimisation des uns et à la culpabilisation des autres. A contrario nous avons le devoir d'être lucides sur les réalités historiques et la longévité de leurs conséquences, laquelle est en rapport direct avec les impasses et les oublis des uns qui alimentent les visions simplistes ou réductrices des autres.
La domination d'un vaste empire visait la grandeur, elle procurait simultanément à certains des profits rapides par le pillage, la surexploitation et la rente de situation. Elle a été accompagnée ou, mieux encore, a été enrobée dans des idéologies méprisantes et discriminatoires. Les expansions coloniales ont d'abord été portées par des versions plus ou moins frelatées du prosélytisme chrétien. Elles l'ont été ensuite par le sentiment, ou plutôt la conviction, qu'avec la Science avec un grand S, le blanc européen avait définitivement fait la preuve de sa supériorité raciale et culturelle et, qu'éclairant le monde, il était autorisé à le conduire.
Il y a une continuité certaine entre la bonne conscience religieuse du conquistador et la suffisance scientiste de l'administrateur. Le docteur en médecine Adolphe CUREAU, gouverneur du Congo au début du XXème siècle, pouvait ainsi écrire sans mollir en 1912 « qu'après l'age de dix ans, les Noirs régressent irrémédiablement sur le plan intellectuel et restent incapables de toute abstraction ». 19 ans plus tard, et après une tuerie qui avait pourtant donné toute la mesure des régressions de la culture européenne, l'exposition coloniale de 1931 attirait en France 33 millions de visiteurs...
« A l'échelle de l'histoire, le racisme est le produit de l'entrée puis de l'installation dans l'ère moderne, il procède des grandes découvertes, qui mettent en relation l'Europe occidentale avec de nouveaux continents, il va de pair avec la colonisation, il est indissociable de mouvements migratoires, il est consubstantiel aussi à l'extension du capitalisme, à l'industrialisation, à l'urbanisation. ».
Ainsi, le professeur Michel WIEVIORKA situe le racisme dans son contexte et il poursuit en affirmant qu'il « n'est pas un phénomène purement idéologique, politique ou doctrinaire, (....), il doit être compris comme une composante de conduites entre groupes humains qui prennent la forme du préjugé, de la discrimination, de la ségrégation ».
Le racisme est bien une composante ordinaire de nos comportements sociaux. Depuis des siècles, il partage avec le sexisme d'être tapi au plus profond du sens commun. Il est présent dans l'histoire drôle la plus anodine, il cohabite avec les bons sentiments de la république civilisatrice, au nom du progrès et même des droits de l'homme.
La référence faite à la consubstantialité du racisme et de l'extension du capitalisme doit être bien comprise : en fait le rapport social fondamental d'exploitation qui caractérise ce système et qui s'est étendu au monde entier, institue la domination économique comme une forme légitime des relations humaines à toutes les échelles et l'inégalité qui en résulte comme un phénomène naturel que les hiérarchies sociales et les privilèges qui leur sont attachés ne feraient que matérialiser.
C'est pourquoi toutes les luttes syndicales qui contestent cette discrimination fondamentale ont une parenté profonde avec la lutte contre toutes les discriminations, dont la discrimination raciale au travail. La mauvaise façon de comprendre cette référence serait d'imaginer que son exposé méthodique et rationnel aurait la vertu pédagogique d'opérer, comme par enchantement, une rectification des comportements racistes, comme si ceux-ci relevaient d'une simple erreur de jugement ou d'un malentendu entre des gens qui n'auraient que des raisons de s'entendre.
En fait si nous sommes convaincus de la justesse théorique et pratique de notre combat contre toutes les formes et manifestations du racisme, de sa profonde cohérence avec les fondements de l'action syndicale générale, nous devons reconnaître que nous n'avons pas encore réussi à contrecarrer de façon décisive les évolutions actuelles de ce combat, alors qu'il s'agit d'un enjeu central dans le monde du travail.
Nous en avons la preuve avec la persistance de l'influence des partis politiques qui, en Europe, font du racisme leur credo et l'exutoire des détresses sociales qu'ils exploitent et qu'ils alimentent. C'est tout particulièrement vrai en France où l'extrême droite raciste voit ses préjugés racistes et xénophobes s'installer dans les esprits, ses thèmes pénétrer la société au point d'être repris sous des formes à peine atténuées par de nombreux prétendants à la magistrature suprême.
Comme toute pulsion présente dans l'inconscient social, le racisme doit être débusqué par un travail patient, sans cesse recommencé, de connaissance, d'élucidation et de sensibilisation. Dans cette tâche, l'apport des sociologues est indispensable pour rendre visible et intelligible ce qui est caché, masqué, travesti, dénaturé par les pratiques et les rituels sociaux et parfois tu par les victimes elles-mêmes. Cette mise à jour vise tous les comportements, y compris ceux constatés dans la pratique quotidienne du service public.
La population originaire du Maghreb et celle originaire de l'Afrique subsaharienne sont particulièrement visées. Le dénigrement de la qualité de citoyens français à part entière que leurs enfants doivent affronter parfois sur plusieurs générations est inacceptable. Cette tension existe également ou se prolonge dans les entreprises. Toutes nos organisations font elles preuve d'assez de vigilance, de courage ou de conviction, pour prendre ce problème « à bras le corps » ? Le syndicalisme a l'impérieux devoir de combattre le racisme et la xénophobie : en redonnant confiance dans l'action syndicale solidaire, nationale et internationale ; en donnant toute leur place aux immigrés et aux français issus des différentes générations de l'immigration, à tous les niveaux de responsabilité syndicale.
Des attitudes et des comportements discriminatoires visent également nos concitoyens des DOM-TOM, sous des formes analogues, lorsqu'ils ont migré en métropole. Dans les territoires et les départements eux-mêmes, les héritages de l'économie coloniale, les clivages et les inégalités sociales ravivent les anciennes blessures et les sentiments d'injustice, handicapent l'émergence de formes de développement adaptées à des sociétés culturellement riches mais économiquement fragiles.
Mesdames, Messieurs, chers amis, chers camarades,
Cette première initiative est excellente, elle vaudra encore plus par les suites que nous serons capables de lui donner.
Comme le dit si bien l'historienne Sandrine LEMAIRE, « il faut montrer comment l'aventure coloniale a modifié en profondeur la société française, articuler cet enseignement avec l'histoire de l'immigration, mettre en évidence que l'Afrique existait avant l'irruption du colonisateur et a continué à exister après son départ ».
Certes, l'histoire de la colonisation a été introduite dans les programmes scolaires au début des années 80. Mais elle est souvent traitée à part comme si elle n'était pas soluble dans l'histoire de France, alors qu'elle en est une matrice explicative fondamentale. Sans remonter aux gaulois, qui pourrait affirmer que l'épopée de Clovis, roi des Francs, aurait plus de rémanence historique que la conquête du Nouveau monde, l'expansion coloniale, les erreurs et les turpitudes de la décolonisation. Comment peut on comprendre la Vème République à partir d'une version tronquée et mensongère de la conquête, de la domination et de la guerre d'Algérie ?
On ne parle jamais des DOM-TOM sous l'angle historique, ils ne sont abordés que sous l'angle géographique. On s'interdit ainsi de penser les réalités de sociétés entières, la réalité des héritages économiques, politiques et culturels qui continuent à structurer les rapports sociaux et les mentalités.
Comment comprendre les Antilles et les Antillais si l'on ne connaît rien de l'épopée de Toussaint Louverture, puissant symbole de cette volonté d'être libre qui a ébranlé en permanence la société esclavagiste, sans laquelle l'humanisme de SCHOELCHER se serait fracassé sur le roc des exigences économiques et des préjugés raciaux ?
Comment comprendre le choc entre l'héritage esclavagiste, la réalité coloniale, la puissance et l'ambiguïté de l'idéologie républicaine si on n'explore pas la complexité et les contradictions d'un personnage comme Félix ÉBOUÉ, le mélange de passion et de force tranquille d'Aimé CÉSAIRE et de Léopold Sédar SENGHOR ?
Renforçons les liens d'amitié et de solidarité, les convergences d'analyse et l'unité d'action entre les syndicats de la métropole et ceux des DOM-TOM, rapprochons les deux rives de la Méditerranée, soyons particulièrement attentifs à ce qui se passe en Afrique, continent dont les richesses excitent à nouveau toutes les convoitises, créons les conditions d'une plus grande présence, d'une plus grande efficacité du syndicalisme international.
Le poète haïtien René DEPESTRE a dit « il faut rendre l'espoir contagieux ou nous n'aurons que le ressentiment en partage ».
Le poète a toujours raison, mais la tâche est immense. Nous n'avons pas, nous n'avons plus de temps à perdre.Source http://www.cgt.fr, le 7 juin 2006