Texte intégral
Q - Comment suivez-vous ces nombreux signaux, parfois contradictoires, qui viennent de Téhéran concernant la réponse iranienne à l'offre qui lui a été faite ?
R - Comme vous le savez, avec les Allemands et les Britanniques, nous avons conduit une action dans le cadre de la diplomatie européenne. Nous avons suivi ce dossier de très près. En 2003, nous avons pensé nécessaire de faire des propositions constructives pour éviter un affrontement au Conseil de sécurité.
Les Iraniens, en août 2005, ont tourné le dos aux Accords de Paris de novembre 2004. Depuis, une activité de conversion et d'enrichissement d'uranium a été constatée en Iran. Et la confiance n'a plus été là, au sein de la communauté internationale, à l'égard de Téhéran.
A partir de là, les Russes, les Américains, les Chinois et les trois pays européens, en grande partie grâce aux initiatives européennes, se sont mis d'accord à Vienne, le 1er juin 2006, pour faire une proposition ambitieuse aux Iraniens sur le développement de l'industrie nucléaire civile, avec une condition : que les Iraniens suspendent toute activité nucléaire sensible.
Nous attendons la réponse de l'Iran. J'espère qu'elle sera positive et que nous pourrons engager des négociations sérieuses. La seule voie est la voie diplomatique. Le Qatar l'a déjà dit, nous sommes plusieurs à le dire. La seule solution, je le répète, c'est la voie diplomatique.
Q - Les Iraniens considèrent de façon générale que cette offre est encourageante. Mais les Iraniens s'accrochent à leur droit d'enrichissement de l'uranium. Que se passerait-il si les Iraniens continuaient à s'y accrocher ?
R - Nous pensons qu'il faut défendre le droit des Iraniens au nucléaire civil. D'ailleurs, le Conseil des gouverneurs de l'AIEA, comme le Conseil de sécurité, ont réitéré plusieurs fois leur demande : "oui" au nucléaire civil, à des fins pacifiques. Je crois qu'il est important que M. El Baradeï, le directeur général de l'AIEA, mène des vérifications, des contrôles et insiste bien sur leur signification.
Le droit au nucléaire civil est un droit que nous avons reconnu à travers nos propositions. M. Javier Solana, le Haut Représentant européen pour la Politique étrangère et de Sécurité commune, est venu présenter, le 6 juin, nos propositions à Téhéran, accompagné des trois directeurs politiques, français, britannique et allemand, et du vice-ministre russe des Affaires étrangères. Je n'ai pas encore la réponse des Iraniens qui, je l'espère, sera positive. Je crois que l'Iran ne doit pas s'isoler sur le plan international. Il doit, au contraire, profiter de cette proposition qui est intéressante sur le plan économique, sur le plan du nucléaire civil et sur le plan politique.
Q - Monsieur le Ministre, est-ce qu'il est impossible que l'Iran puisse poursuivre l'enrichissement de l'uranium tout en donnant des garanties sur le caractère pacifique des programmes et est-ce que cela permettrait un accord entre les demandes iraniennes et les craintes internationales, en particulier européenne et américaine ?
R - Les choses ont toujours été claires. Nous leur avons fait des propositions et c'est cela l'élément nouveau du 1er juin à Vienne. A la fois les Américains, les Européens, les Russes et les Chinois sont d'accord pour faire une proposition sur le développement de l'énergie nucléaire civile.
Q - En ce qui concerne le dossier palestinien, dernièrement, et grâce à l'Union européenne, on a pu parvenir à un mécanisme bien particulier pour que les fonds arrivent dans les Territoires palestiniens, et cela en concertation avec le Quartet. Ce qui s'est passé peut-il résoudre le problème ou permettre de trouver une solution aux souffrances des Palestiniens ?
R - La vraie question aujourd'hui est la reprise du dialogue politique. Il y a eu les élections législatives palestiniennes, il y a eu les élections législatives israéliennes. Aujourd'hui, la seule solution pour résoudre le conflit israélo-palestinien c'est de passer par le processus politique, le dialogue politique. Nous appelons de nos voeux une négociation, y compris une conférence internationale, et nous avons tous besoin de cette perspective.
A propos de l'aide aux Palestiniens, le président de la République Jacques Chirac a été le premier à dire que nous ne pouvions pas laisser la population palestinienne souffrir. Car il ne faut pas aujourd'hui provoquer un chaos humanitaire qui viendrait s'ajouter à une crise économique, sociale et sécuritaire.
C'est la raison pour laquelle nous avons demandé, par la voix du Quartet, que l'on trouve une solution, via la Banque mondiale ou une autre institution, qui permette d'aider la population palestinienne. Notre idée est de l'aider d'abord sur le plan de la santé afin qu'il y ait des infirmières, des médecins, du personnel de laboratoire, payés en tant que fonctionnaires de santé, pour pouvoir répondre au moins aux problèmes humanitaires dans les Territoires palestiniens. C'est un sujet évidemment majeur.
Par ailleurs, nous pensons avec l'Union européenne que le Hamas doit reconnaître trois principes : la renonciation à la violence, la reconnaissance de l'Etat d'Israël et la reconnaissance des accords passés entre Israël et l'OLP.
Nous regrettons la violence qui existe aujourd'hui. Nous l'avons dit, nous regrettons ce qui s'est passé, en particulier les tirs d'artillerie d'Israël qui ont eu lieu récemment. Mais nous souhaitons aussi qu'il y ait une négociation politique, qu'il n'y ait pas d'unilatéralisme, ni d'un côté ni de l'autre.
Q - Mais donner la priorité au secteur de la santé comme vous l'avez dit, Monsieur le Ministre, dans le cadre de ce mécanisme fait craindre aux Palestiniens encore plus de division dans la société palestinienne. C'est-à-dire que cela n'a aucun sens que l'aide arrive aux hôpitaux, aux médecins et aux infirmières alors que les enseignants n'ont pas de salaires. Ce n'est pas une solution en définitive. C'est vraiment très temporaire.
R - Il y a eu un débat au départ pour savoir si, oui ou non, il devait y avoir une aide. Nous avons plaidé pour l'aide, nous avons plaidé pour que l'aide puisse aller à la population palestinienne. Nous pensons aussi qu'il faut continuer à aider Mahmoud Abbas, en tant que président de l'Autorité palestinienne, à obtenir une légitimité plus forte, à affirmer sa présence et son autorité au sein des Territoires palestiniens car l'Autorité palestinienne est bien la grande avancée constitutionnelle des dix dernières années dans cette région du monde. Il est donc souhaitable de fournir cette aide.
Nous allons commencer par la santé et il est normal que cela continue dans d'autres domaines. Nous souhaitons que les salaires des fonctionnaires soient payés. D'ailleurs, nous souhaitons, comme nous l'avons toujours dit, deux Etats côte à côte, vivant en paix et en sécurité, et c'est pour cela qu'il faut arriver maintenant à parler de la Feuille de route, et donc parler des colonies, des frontières, de Jérusalem-est, bref, d'une négociation qui puisse exister. Pour une négociation, il faut être deux et c'est la raison pour laquelle nous demandons cela également au Hamas.
Q - Monsieur le Ministre, n'y a-t-il pas de crainte qu'en fin de compte vous soyez en train d'organiser et de trouver un cadre juridique à l'occupation au lieu de trouver une solution et dans l'attente que les choses s'arrangent dans les territoires occupés ? Ehud Olmert a l'air d'être tout à fait déterminé à mettre en oeuvre son plan de façon à rendre cette Feuille de route, dont vous avez parlé, et même la création de deux Etats, à l'avenir sans aucun sens et sans aucune signification.
R - Ce serait très grave et nous sommes d'ailleurs contre l'unilatéralisme, comme je viens de le dire.
Ce qui me paraît aujourd'hui important c'est qu'il puisse y avoir deux parties qui se rencontrent. Comment voulez-vous régler ce problème si les deux parties ne se rencontrent pas, ne se parlent pas ? Mais, pour qu'elles se parlent, il faut qu'elles se reconnaissent car, sans cela, il ne peut plus y avoir de processus politique. La résolution du conflit ne viendra ni d'un conflit armé ni de la violence. Elle viendra uniquement de responsables politiques qui parleront entre elles.
La communauté internationale, l'Union européenne en premier, est prête, évidemment, à jouer son rôle. Elle l'a fait à Rafah, au point de contrôle entre l'Egypte et Gaza. Elle le fera demain dans d'autres circonstances. Il faut aussi encourager le développement économique de Gaza et des Territoires occupés, parce que la jeunesse palestinienne doit avoir de l'espoir sur le plan économique.
Nous avons demandé également aux Israéliens de reverser la part des taxes, et droits de douane qui, comme vous le savez, revient aux Palestiniens. Il est aussi important que les pays du Golfe puissent donner leur quote-part à ce fonds pour les Palestiniens.
Il ne faut pas qu'il y ait une radicalisation de la population palestinienne. Une telle radicalisation entraînerait une radicalisation du conflit, ce qu'il faut évidemment à tout prix éviter. Je note d'ailleurs que le résultat des élections israéliennes, avec la montée de Kadima, représente plutôt un élément positif pour la paix. Ce ne sont pas des radicaux. Ce sont des gens qui souhaitent négocier. Je vois ici, de part et d'autre, qu'il y a des gens fatigués de la guerre et qui ont envie de trouver une solution négociée, c'est-à-dire une solution politique.
Q - Monsieur le Ministre une dernière question sur le dossier palestinien : comment pouvons-nous décrire l'évolution en Israël comme étant positive alors que M. Olmert est tout à fait déterminé à délimiter les frontières définitives de l'Etat d'Israël de façon unilatérale alors que l'Europe dit qu'elle ne reconnaîtra aucune frontière qui sera dessinée de façon unilatérale ? Quelle est la solution ?
R - Je vous l'ai dit, ce qui est positif est le résultat des élections législatives israéliennes. Il y a plusieurs partis qui se sont présentés. C'est une élection à la proportionnelle. Kadima fait partie du camp de la paix. Par rapport à votre question, je crois qu'il faudrait condamner tout camp qui voudrait appliquer sa solution sans penser qu'en face il y a un partenaire car c'est le contraire même du principe à la base de tout dialogue politique.
Je voudrais également dire qu'il nous paraît fondamental, que ce soit à propos des frontières ou des colonies, que toute initiative respecte la Feuille de route. Il ne faut pas s'en écarter et toute tentative, encore une fois, d'application unilatérale serait malvenue et nous la condamnerions.
Q - Concernant le dossier irakien, le gouvernement est au complet et il y a beaucoup d'espoir de retour de la sécurité en Irak. Nous voyons que les attentats continuent, particulièrement contre des civils désarmés dans leurs maisons et cela devient très perturbant. Comment suivez-vous ce dossier en France ?
R - Vous savez que le président Chirac et la France ont toujours pensé que la solution armée n'était pas la bonne. Nous avons toujours insisté sur la nécessité pour l'Irak de retrouver sa pleine souveraineté et nous avons toujours dit que seuls les Irakiens pouvaient donner leur avis sur leur propre avenir.
Aujourd'hui, nous sommes très préoccupés car nous voyons que la communautarisation a augmenté en Irak. Nous voyons en même temps que le gouvernement de M. Al Malki est un gouvernement plus inclusif que le précédent. Il faut qu'il relève les défis importants qui sont devant lui, à commencer par la sécurité, mais aussi les services publics qu'il faut étendre à tout le pays.
Il faut lutter contre la corruption. Il faut surtout faire un effort de réconciliation nationale. Nous sommes pour qu'il y ait une conférence sur ce sujet. Elle a été ajournée. Nous pensons qu'il faudra, tôt ou tard, que se tienne une conférence internationale pour régler ce sujet. Nous pensons en même temps que, plus que jamais, il faut que les différentes parties s'entendent quelle que soit leur appartenance religieuse ou ethnique.
Q - Monsieur le Ministre, les désaccords franco-américains sont bien connus concernant la guerre en Irak. Mais, pour être tout à fait clair, qu'est-ce qui vous sépare des Américains concernant ce dossier ? En quoi différez-vous des Américains ? Quels sont les points de désaccords entre vous ?
R - Nous pensons tout simplement qu'on ne peut revenir sur l'histoire, ni la refaire. Maintenant, nous observons ce qui se passe et nous pensons que le monde entier se rend compte qu'il y a un problème de communautarisation, un problème d'unité du pays.
Nous souhaitons que les autorités irakiennes prennent leur avenir en main. C'est important avec la Constitution, c'est important avec l'élection du Parlement, c'est important avec la composition du gouvernement, c'est important aussi avec les services publics qui doivent être étendus à tout le pays.
La vision de la France a toujours été une vision de respect des cultures, de respect de l'autre, de respect des civilisations. Mais la meilleure solution pour respecter l'autre, les différentes cultures et les civilisations, c'est de les connaître. Nous souhaitons donc, - tout à l'heure vous parliez de l'éducation lorsqu'on parlait des Territoires palestiniens -, que tout parte de l'éducation. Il faut savoir ce qu'est notre religion, notre culture, notre civilisation. D'ailleurs, c'est ce que le président de la République a souvent appelé le choc des ignorances. Le drame est plutôt aujourd'hui le choc des ignorants. Nous avons intérêt demain à défendre cette question et je vois avec plaisir que, dans un pays comme le Qatar, cela a déjà été le cas.
Q - En résumé, est-ce que vous soutenez la fixation d'un calendrier pour le retrait d'Irak ?
R - J'ai écouté avec intérêt ce que le Premier ministre, M. Al Malki, vient de dire en souhaitant que, dans l'année qui vient et progressivement, les autorités irakiennes soient de plus en plus maîtres de leur avenir, y compris de leur autonomie en terme de sécurité territoriale. Je pense que c'est en effet souhaitable et il est évident que tout mouvement de retrait des forces armées étrangères en Irak doit se faire en accord avec les autorités irakiennes.
Q - Concernant vos relations avec la Syrie et le Liban après le dernier rapport de M. Brammertz. Il y a une conviction selon laquelle le ton français envers le Liban, et en particulier envers la Syrie, a un peu baissé. Avez vous de nouvelles informations ? Y a-t-il de nouvelles orientations sur ce dossier ?
R - Nous sommes intéressés aujourd'hui par le sujet, qui est majeur en effet, de la commission d'enquête internationale conduite par M. Brammertz pour connaître les assassins de l'ancien Premier ministre libanais M. Rafic Hariri.
Nous avons vu récemment que le juge Brammertz avait estimé que ses derniers travaux avançaient dans la bonne direction. Nous voudrions d'ailleurs noter le sérieux avec lequel M. Brammertz travaille. L'ensemble de la communauté internationale est d'accord sur ce point. Ensuite, la deuxième chose importante pour nous est que ce mandat soit en effet prolongé ; cela doit se faire évidemment en accord avec les autorités judiciaires libanaises.
Le deuxième sujet dont vous parlez, c'est le Liban. C'est un pays qui a trop souvent été sous influence par le passé : or, il n'y a pas de raison qu'un autre pays, quel qu'il soit, veuille se donner le droit d'influencer le Liban. Des voisins ne doivent pas venir peser sur la politique d'un pays.
A ce sujet, nous avons adopté récemment à une large majorité la résolution 1680 au Conseil de sécurité des Nations unies. C'est une bonne chose. Par ailleurs, nous estimons que le travail de Terje Roed-Larsen, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies, est d'une très grande qualité et jouit d'une grande autorité au sein de la communauté internationale.
La balle est maintenant dans le camp de la Syrie. C'est à la Syrie de prendre la main qui lui est tendue par le Liban en reconnaissant les frontières entre ces deux pays et en établissant des relations diplomatiques.
Q - Etes-vous satisfait de la façon dont la Syrie travaille avec le Liban ? Y a-t-il un dialogue avec Damas, comme certaines sources le laissent penser ?
R - Ce qui me paraît aujourd'hui important, c'est le travail de la commission internationale. J'ai lu ce qui a été dit sur la Syrie. Je souhaite que la coopération soit complète. Les précédentes résolutions avaient exigé de la Syrie une coopération pleine et entière. Nous souhaitons bien évidemment qu'il en soit ainsi et nous y veillons très attentivement.
Q - Dernière question, Monsieur le Ministre. La France a adopté le 7 de ce mois un plan d'une valeur de deux cent millions d'euros, UNITAID, pour mettre en place une facilité d'achat de médicaments. Quel est l'objectif de ce programme ?
R - C'est l'un des sujets les plus importants qui concerne aujourd'hui la planète. Qu'est-ce qui, aujourd'hui, menace la stabilité du monde ? La prolifération nucléaire, les intégrismes religieux, mais aussi la grande pauvreté. Il n'y a rien de pire que cette grande pauvreté qui s'étend. Les pays riches deviennent plus riches et les pauvres restent pauvres. La première carence dans un pays pauvre c'est l'absence de système de santé publique. Aujourd'hui, en Afrique, une personne meurt toutes les trois secondes parce qu'il n'y a pas de médicament contre le paludisme, contre le sida, contre la tuberculose.
Les antibiotiques contre la tuberculose, c'est une découverte qui date de 1954 et qui ne bénéficie toujours pas d'une large utilisation dans les pays pauvres. Face à ce défi, le président Chirac et le président Lula ont fait une grande proposition à Genève en disant : "et si nous arrivions à trouver de nouveaux financements ?". Ils ont eu une idée originale proposant de prendre un dollar ou un euro de plus par billet d'avion.
Après tout, quand on achète un billet d'avion, c'est qu'on a de l'argent pour le faire. On devrait penser à ceux qui n'ont pas deux euros ou deux dollars pour vivre par jour. Avec cet argent, nous allons alimenter une centrale d'achat de médicaments qui s'appelle UNITAID et acheter des médicaments contre le paludisme, le sida et la tuberculose pour les pays du sud.
Nous étions quatre au départ, le Chili, le Brésil, la France et la Norvège. Puis le Royaume-Uni et d'autres pays nous ont rejoints. Le Qatar soutient le principe des sources innovantes de financement du développement. Nous sommes maintenant 43 dans le groupe pilote sur les financements innovants. Je souhaite que, dans tous les parlements de ces 43 pays, on puisse très vite décider que toutes les compagnies aériennes, quelles qu'elles soient, sans qu'il y ait de concurrence déloyale, puissent demander un dollar de plus par billet d'avion. Croyez-moi, c'est important : cela ne fait pas beaucoup pour chacun et, à la sortie, cela sauve des vies. Et je pense que nous pouvons ainsi éviter l'immigration massive ou même des attitudes désespérées, voire le risque de terrorisme. Il faut penser en permanence à ceux qui sont humiliés et pauvres. C'est le message de la France.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 juin 2006