Déclaration et point de presse de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur les relations internationales entre la France, l'Europe et les Amériques, Paris le 1er février 1999.

Prononcé le 1er février 1999

Intervenant(s) : 

Circonstance : Diner-débat de l'Association France-Amériques à Paris le 1er février 1999

Texte intégral

Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Me voici invité à ce gala de France-Amériques.
La première question que je me suis posé était de savoir comment vous lécriviez. Et on ma indiqué quil y avait un « s » depuis peu. Vous citiez tout à lheure Gabriel Hanotaux, qui a été mon prédécesseur dans les fonctions que joccupe aujourdhui (de 1894 à 1898). Quand vous parliez de la création du Comité France-Amériques, il sagissait à lépoque des Etats-Unis dAmérique. Je rappelle dune phrase ce qui avait été son dessein parce que cela sapplique plus largement à ce qui est votre démarche aujourdhui : unir de plus en plus les deux pays, faire mieux connaître lAmérique à la France et la France à lAmérique. Mais il ajoutait ce qui contredit ce que je viens de dire à linstant et qui montre quil voyait plus loin - jaurais dû dire tout de suite, pour ne laisser aucun doute - « les deux Amériques ». Je ne sais pas sil y en a deux, si lon compte en nombre de pays, on arrive je crois à 37, mais en tout cas, il y a là une ouverture, une volonté dembrasser cet immense continent qui a complètement changé de sens depuis la fin du siècle dernier. Complètement changé de sens, parce quaujourdhui aussi bien en ce qui concerne les Etats-Unis dAmérique que le reste des Amériques ou de lAmérique latine, mais sans oublier non plus le Canada, nous sommes dans un monde qui na plus aucune espèce de rapport avec celui-là.
Moi-même, je me demandais quel était en réalité le sens aujourdhui de cette relation France-Amériques avec différentes déclinaisons. Quest-ce que cela veut dire aujourdhui dans le monde où nous sommes ? Cela na plus du tout le sens de découverte que cela pouvait avoir de la part de Hanotaux, de la part de qui cétait sans doute une démarche originale, bien que sans doute, il lui avait suffi de lire Tocqueville pour penser quil fallait penser à regarder de ce côté-là. Aujourdhui, nous sommes dans un monde qui est en train de globaliser avec ce que cela comporte de progrès, dagressions, et de difficultés, un monde où il y a 185 pays et un monde dans lequel il y a un pays, les Etats-Unis dAmérique, qui occupe une place tout à fait particulière. Il nest comparable, en terme de puissance, en terme dinfluence, à rien de ce que lon peut avoir connu dans lHistoire moderne parce que cest un pays qui est dominant ou prédominant dans toutes les catégories. On ne peut pas partir dune réflexion sur le monde daujourdhui sans dire cela. Ou alors cela veut dire que lon sexprime de façon académique, quon parle avec des schémas dépassés, périmés. Les Etats-Unis dAmérique sont aujourdhui un pays prédominant sur le plan économique, sur le plan monétaire - encore quil y a laffaire de leuro, le principal rééquilibrage stratégique depuis extrêmement longtemps -, sur le plan militaire - cest évident -, et technologique - cest lié - et qui lest en matière culturelle au sens large du terme, au sens de ce que lon aurait appelé autrefois lidéologie. La culture, la production de la pensée, la production des concepts avec lesquels les gens pensent, les idées à travers lesquelles ils se voient et des images à travers lesquelles ils se voient.
Si vous recherchez dans les siècles passés, vous ne trouvez pas de pays qui ait cette situation parce que ces pays ont exercé des dominations militaires en général ou économiques mais qui ne saccompagnaient pas de domination des mentalités, des conceptions, de la langue, des modes de vie. A peu près toujours, dans lhistoire des empires, des royaumes ou des puissances qui, à tour de rôle, ont dominé lEurope, il y a eu des contrepoids, dautres puissances, des batailles dynastiques sans fin. Aujourdhui, ce nest pas le cas. Au centre de la problématique du monde actuel, qui est désigné à travers le titre de votre association, il y a cette question.
Ceux qui mont déjà entendu le savent -, je crois que le terme est juste - pour parler des Etats-Unis, jemploie un terme nouveau, différent qui est le terme « dhyperpuissance » pour bien montrer que nous navons plus affaire aux grandes puissances comme celles que nous avons connues tout au long de lHistoire avec des systèmes déquilibre et de déséquilibre successifs. Je nemploie pas non plus le terme de superpuissance qui correspond à la Guerre froide. On pense aux Etats-Unis, à lUnion soviétique et à des formes de puissances qui étaient essentiellement militaires. Jai cherché un mot qui soit plus complet, plus vaste et qui englobe ces différents volets. Donc, hyperpuissance américaine.
Quelle est la relation France-Amériques que nous avons aujourdhui, au sens de France-Etats-Unis ? Quelle est la relation que nous avons nous, France, avec le reste des Amériques, Amérique latine, Canada ? Quelle est la relation qui peut exister entre les Etats-Unis, cette hyperpuissance mondiale sur tous les plans et le reste du continent américain ? Dune façon ou dune autre, on retrouve cette question des Etats-Unis.
Comment nous situons-nous, nous par rapport à cela ? Je profite de loccasion pour le redire parce que cest pour moi un élément extrêmement important : il y a 185 pays et les Etats-Unis sont une puissance dun type particulier. Sommes-nous, comme on la dit trop longtemps en France par contrecoup, par rapport à la nostalgie dun passé tellement brillant, une puissance moyenne ? Non, cest un terme que je conteste totalement.
Cest un terme inexact. Cest dailleurs extrêmement facile à démontrer. Il y a 185 pays dans le monde, il faut enlever les Etats-Unis, 184. On nest pas la puissance numéro 92 ou 13 ou 11, on nest pas à la moyenne. Et même si on raisonne en terme de puissance, cest-à-dire si on ne compte pas les pays qui nont pas dinfluence sur les voisins, qui ne peuvent pas assurer leur propre sécurité, qui sont donc des Etats sans être véritablement des puissances, il reste quand même dans le monde actuel 30 à 40 puissances et on nest pas la vingtième ou la vingt et unième. Nous sommes immédiatement après les Etats-Unis dAmérique dans une catégorie que je pourrais appeler « puissance dinfluence mondiale », avec des pays qui en raison de leur situation politico-diplomatique, en raison de leur puissance économique, en raison de leur participation à des organes comme le Conseil de sécurité ou en raison de leur rayonnement culturel ou de leur langue, sont en mesure dexercer, non pas une puissance parce que nous sommes dans un monde où il est difficile dimposer de la puissance au sens classique du terme, mais une influence globale, mondiale. Dans cette catégorie on peut voir lAllemagne, la Grande-Bretagne, la Russie, le Japon, lInde, peut-être dautres. Cest une catégorie qui peut varier. En tout cas on est un tout petit groupe de puissances.
Après nous être remis en quelque sorte au bon niveau, en oubliant cette fausse nostalgie mal inspirée sur le terme de grande puissance, en essayant de dépasser ces querelles sémantiques en impasse, en définissant mieux les choses, comment nous situons-nous dans cette configuration ? Aujourdhui, cest frappant, vous mavez invité à vous parler avant deux échéances importantes qui concernent lune les Etats-Unis et notre relation avec les Etats-Unis, et qui concernent lautre la relation entre lEurope tout entière et lAmérique latine. La première, cest le sommet de Washington qui va marquer lanniversaire de lAlliance atlantique, le Traité qui avait été signé en avril 1949 à Washington, et lautre échéance, à la fin de ce semestre, cest la rencontre Europe-Amérique latine qui sera la toute première. Le sens de ces deux réunions est tout à fait différent.
Dans un cas, il sagit de savoir comment nous allons refonder lAlliance atlantique, comment nous allons ladapter à la situation du monde actuel dans lequel il y a plus daffrontements entre les deux superpuissances. Après la guerre froide, quel est le sens de cette Alliance ? Les problèmes qui nous sont posés, cest de savoir comment combiner lengagement entre alliés, lamitié qui nous lie historiquement aux Etats-Unis dAmérique et dautre part, la nécessité de préserver lautonomie, de préserver la liberté de la politique étrangère de chacun des pays membres. Et comment le faire en répondant en même temps aux nouveaux défis et aux nouveaux problèmes de cette époque ? Cette Alliance avait été conçue pour contrecarrer, contenir la menace soviétique du début des années 1950. Cette question a disparu. Quel est donc le sens dune Alliance, à lorigine une Alliance militaire défensive et qui semploie à trouver aujourdhui sa justification et sa légitimité dans dautres types de problèmes. Comment combiner le fonctionnement de cette Alliance avec, dune part, la Charte des Nations unies qui réserve au Conseil de sécurité la décision de lemploi de la force au titre du chapitre VII de la Charte et comment combiner cela avec le désir dun certain nombre de membres de lAlliance atlantique - à commencer par les Etats-Unis - de voir lOTAN jouer un rôle de plus en plus grand, saffirmer quand cela est nécessaire et décider des conditions, des modalités, des lieux dans lesquels elle intervient ? Cest cela la question qui est devant nous. Je ne doute pas que nous trouvions une bonne solution, mais ce nest pas un problème simple. Nous ne sommes pas à une époque où lAlliance est fixée pour toujours sur des bases qui sont établies, il y a donc une vraie discussion.
Dautant quil y en a une autre qui se greffe là-dessus à propos de lAlliance atlantique :
va-t-elle réussir enfin à faire une place à une expression européenne ? Depuis le président Kennedy, on entend parler de lautre côté de lAtlantique du deuxième pilier de lAlliance atlantique qui serait le pilier européen. En réalité ce pilier ne se constitue jamais parce que lAlliance atlantique sur le plan politique ou diplomatique, lOTAN sur le plan militaire, ont été construits sur une base hiérarchique en quelque sorte, avec une stricte subordination de lensemble des participants, des mécanismes et des modes de décision aux Etats-Unis, principal contributeur sur tous les plans et assurant la vraie crédibilité de la défense de lensemble, la crédibilité militaire. Comment concilier cette situation avec le fait que lEurope avance, quelle vient franchir une étape tout à fait spectaculaire et décisive qui est la création de sa monnaie et que maintenant on sent dans tous les pays dEurope qui participent à cette aventure de lUnion européenne - en tout cas les pays principaux -, la volonté daller plus loin et de trouver sur le terrain politique, sur le terrain de la politique étrangère, sur le terrain de la sécurité, sur le terrain de la culture, un prolongement, un complément à cette avancée en matière deuro.
Voilà donc une problématique. Nous ne sommes pas dans une année facile. Tout cela se fait dans un climat damitié, dalliance, de compréhension, de dialogue, de discussion. Nous avons aujourdhui avec les Etats-Unis un dialogue constant, qui est - me dit-on, pour ceux qui peuvent comparer avec dautres époques - plus intense quil na été dans la plupart des périodes en fréquence de téléphone, de discussions, en franchise et en cordialité des échanges. Ce qui nexclut pas des différences de point de vues. Nous sommes dans une vraie année de débat et cest le point central de nos relations dans les mois qui viennent avec les Etats-Unis. Cela concerne, la France, les Etats-Unis et lensemble des autres pays dEurope qui font partie de lAlliance atlantique. Ce nest pas tous les pays dEurope, mais cest un élément de cette relation triangulaire dont on parlait tout à lheure.
En ce qui concerne lAmérique latine, cest tout à fait différent parce que les choses sont plus diverses : il y a lAmérique centrale, lAmérique latine, lAmérique du Sud. Là-dessus, nous revenons de loin si je puis dire, parce que malheureusement, les relations entre la France et cette autre partie de lAmérique ont longtemps été marquées par une insuffisance de liens par une insuffisante fréquentation et même les voyages spectaculaires des présidents de la République française nont jamais complètement retourné complètement cette situation. On se rappelle de la grande tournée en Amérique du Sud du général De Gaulle en 1964 qui avait duré je crois presque un mois. Mais, il y a eu dautres présidents. Personnellement, jai bien dû y aller cinq ou six fois avec le président Mitterrand. On sent que ce nest pas automatique, ce nest pas la pente naturelle de la géopolitique, ce nest pas la pente des échanges et malgré les affinités culturelles évidentes, on a le sentiment dêtre toujours en deçà de ce quil faudrait en terme de relations.
Ces toutes dernières années, heureusement, on a vu les choses commencer à changer. Lactuel président de la République a fait des voyages spectaculaires et très remarqués en Amérique latine. La France et lEspagne ont pris une initiative qui fera date dans lhistoire de lUnion européenne et dans lhistoire des relations entre lEurope et lAmérique latine : lorganisation dun grand sommet Europe-Amérique latine, qui est une première, qui se tiendra à Rio de Janeiro les 28 et 29 juin prochain. Ce sera une date fondatrice qui va stimuler certainement les pays comme le nôtre, qui ont une politique bilatérale qui se développe maintenant, intensément et rapidement avec lensemble de lAmérique latine. On pense dabord au Mercosur, à lAmérique centrale où il y a un retour spectaculaire de la présence française. Je ne vais pas énumérer tous les pays mais on peut penser à beaucoup dentre eux.
Pour lEspagne et pour le Portugal, il y a des relations anciennes, cela va les consolider ; pour tous les autres pays dEurope, cette Europe des Quinze dans laquelle nous sommes aujourdhui, ce sera quasiment louverture dun nouveau chapitre sur un terrain vierge. Nous allons, du côté de lEurope, ouvrir petit à petit, développer, consolider si tout va bien, un chapitre de cette politique étrangère commune que nous cherchons à forger à partir de sensibilités, à partir dhistoires extrêmement différentes. On voit souvent les contradictions car, dans les crises à chaud, les pays européens nont pas tous la même réaction. Cela ne devrait pas surprendre : cest lHistoire, ce sont les mentalités, elles ne sont pas toutes passées dans une mentalité commune, et sans doute, elles ne le seront jamais. Ce nest pas forcément un mal, cest un élément de diversité et de richesse. Mais, en dehors de ces périodes de crise où les différences resurgissent, on voit bien que, petit à petit, les pays européens commencent à mettre en commun leurs contacts anciens, leurs affinités extérieures, les réseaux quils ont. Si vous additionnez le potentiel positivant extérieur de tous les pays européens, vous voyez le potentiel prodigieux quil y a pour une politique étrangère européenne future, dès lors que lon réussit à combiner ses contraires et à les dépasser dans une dynamique. Cest ce que nous allons faire à propos de cette grande rencontre en juin prochain - initiative franco-espagnole - préparée par les voyages du président de la République, et de nombreux ministres - je dois moi-même aller dans certains de ces pays fin mars. Naturellement, ce ne sera quun début.
Une fois que nous aurons organisé, clarifié les bases de la relation France-Etats-Unis, Europe-Etats-Unis dans laffaire de lAlliance, une fois que nous aurons donné ce coup denvoi quest ce sommet Europe-Amérique latine, où va-t-on après ?
Je crois que ce quil faut avoir comme cadre - et là je parle plus nettement en terme de politique étrangère française -, cest de voir le monde de demain comme devant être divers, pluraliste. Nous ne pensons pas que ce soit une bonne chose de voir le monde suniformiser, se niveler, or cest quand même lune des tendances de la globalisation. Que le monde se découvre comme une entité globale, que les échanges entre les cultures se multiplient, cest très bien, cela me paraît mieux, cest ce qui a été souhaité durant des siècles et des siècles disolement, de cloisonnement, de rejet et dantagonisme. Mais que tout cela aboutisse à une sorte de perte de substance ou didentité ou de hiérarchisation brutale des uns et des autres, cela, nous ne pouvons pas laccepter.
Toute la politique étrangère de la France, entre autres objectifs, tend aussi à ce que le monde de demain soit composé de plusieurs pôles, et non pas dun seul. On parle de monde multipolaire, encore faut-il que ces différents pôles dialoguent et coopèrent mais ne saffrontent pas. On souhaite un monde pluraliste, divers et je parle en terme de culture, est vrai, en terme de langue, et lorsque lon voit ce grand continent, dans tous ses aspects, on y parle un peu le français mais essentiellement langlo-américain mais aussi, avec quelle vitalité, lespagnol ainsi que le portugais. Cest déjà le continent de la diversité, le continent de la pluralité. Cela correspond à ce que nous souhaitons voir développer dans le monde de demain.
Je crois que nous pouvons donner à ces relations avec lAmérique, avec ces Amériques et toutes ses composantes, une dimension annonciatrice de ce que nous voulons faire et du travail que nous voulons accomplir dans nos relations avec lensemble du monde. Sous quelle forme cela sorganisera-t-il ? Cela ne dépend pas entièrement de nous, cela dépend beaucoup de la façon dont les pays dAmérique latine eux-mêmes réussiront à sorganiser ou non. Le Mercosur va-t-il se consolider ou au contraire rencontrer des difficultés et piétiner. On peut penser à la bourrasque de la crise actuelle qui entraîne différentes réactions, mais enfin, elle naura quun temps. Elle sera surmontée car il y a un potentiel gigantesque derrière qui ne sera pas affecté directement par cette crise.
Que feront ces pays ensuite ? Ce nest pas nous, Français, qui pourrons décider à leur place, ce nest pas lEurope qui peut décider. LEurope peut accompagner avec sympathie les mouvements dorganisation qui ressemblent un peu ou qui voudraient ressembler un peu à ce quelle a entrepris elle-même il y a plusieurs dizaines dannées mais ce sont aux populations de ces pays, aux gouvernements de ces pays de décider de la façon dont ils le font et par quelles étapes ils entendent passer. Nous voyons cela avec sympathie mais lavenir de cette relation complexe France/Europe et différents morceaux des Amériques est tout à fait différente, selon que ces projets du Mercosur, dans la région andine, dans les Caraïbes, progressent, se fortifient ou non.
Léquilibre nest pas du tout le même, puisque je parlais de monde multipolaire, par rapport à cette extraordinaire puissance, si créatrice que ce sont les Etats-Unis. Dans un cas, nous aurons un pays qui a une position particulière avec toute une série dautres pays, qui ne sont pas du tout sur le même plan. Dans lautre cas, on voit sorganiser des équilibres, ce qui nous paraît porteur de plus de stabilité et porteur de quelque chose de plus créatif en terme de culture et en terme de civilisation.
En partant de ce simple sujet - je ne vais pas poursuivre parce que lon ma annoncé que javais surtout à répondre à des questions -, je voulais surtout dire, dans ces mots qui sont en quelque sorte introductifs, que cette expression France-Amériques ne nous renvoie pas du tout à la fin du siècle dernier mais quelle nous renvoie au suivant. On est au coeur de la problématique, de linterrogation, des réponses, des grands choix de la géopolitique de demain. Jy vois un grand levier pour les plus grands et les plus ambitieux de nos objectifs dans ce monde. Nous travaillons, je lespère, dans une complémentarité entre ces différentes entités et dAmérique, et de France et dEurope. Voilà une petite entrée en matière après laquelle je suis tout prêt à répondre aux questions que vous voudrez bien me poser.
Q - Peut-on soutenir une action dintervention dans un pays qui ne respecte pas les Droits de lHomme et la défense des minorités sans laccord du Conseil de sécurité ? la France est-elle daccord avec les Etats-Unis pour la recherche dune solution au Kossovo ?
R - Deux questions qui tournent autour du problème actuel du Kossovo. Y a-t-il accord entre la France et les Etats-Unis sur ce sujet et peut-on intervenir sans accord du Conseil de sécurité dans laffaire du Kossovo ? Contrairement à ce qui sétait passé en Bosnie il y a quelques années où nous avions eu de vrais désaccords entre les différentes puissances à propos du diagnostic, à propos de la solution à apporter (certains pensaient quil fallait essayer dencadrer la désintégration de la Yougoslavie et de conditionner les indépendances à une série dengagements précis, et dautres au contraire, pensaient quil fallait accélérer le processus) dans la tragédie du Kossovo, il ny a pas de désaccord. Depuis que le problème a clairement éclaté - cest-à-dire depuis un peu plus dun an -, il y a vraiment accord pour lessentiel, pas sur tous les détails bien sûr entre les six pays du Groupe de contact qui sont les Etats-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, lAllemagne la France et lItalie. Il y a un accord sur un point-clef qui est de savoir ce quil faut essayer de faire, ce qui est la moins mauvaise solution possible.
Le statu quo est évidemment intolérable, la suppression de lautonomie dont le Kossovo avait bénéficié de 1974 jusquen 1989 a donné naissance à la situation que lon connaît, qui na cessé de se détériorer. Les Albanais du Kossovo ont vu leur personnalité culturelle et politique constamment brimée sur tous les plans. Cela a fini par donner lengrenage que lon connaît. Le statu quo est intolérable, il y a consensus sur ce plan.
En revanche, aucun pays au monde, aucun gouvernement na estimé pouvoir soutenir laspiration à lindépendance. Psychologiquement, humainement, on peut comprendre lexaspération de cette population, dans la situation où elle est. Mais, admettre laccession à lindépendance de cette petite partie de la Yougoslavie, cest donner un signal désastreux à toute la région des Balkans où on a essayé de contenir cette fragmentation, cette aspiration aux indépendances de toutes les minorités. Ce serait contredire ce qui a été tenté en Bosnie. Dautre part, ce serait amener vraisemblablement au pouvoir au Kossovo, non pas M. Rugova qui est un homme tout à fait estimable et raisonnable, mais une organisation de guérilla que lon connaît aujourdhui, qui est lUCK et qui a comme programme de réunir lensemble, les Albanais du Kossovo, du Monténégro, de lAlbanie, de la Macédoine - certains même veulent rectifier un peu les frontières avec la Grèce.
Cest le contraire de ce quil faut faire dans les Balkans. Cest dangereux, cest déstabilisant. Par conséquent, la solution qui reste, qui est responsable, est dessayer dorganiser au Kossovo, une autonomie substantielle, très poussée, mais en restant dans le cadre des frontières de la Yougoslavie à laquelle le Kossovo appartient aujourdhui. Cest cette solution que la communauté internationale cherche à imposer depuis des mois et encore plus ces derniers jours depuis que nous avons décidé ce que jai appelé un « forcing diplomatique » pour essayer de convaincre ceux qui, de part et dautre, résistent à la solution politique, quils nont pas dautres choix que de sengager dans cette voie, sauf à prendre de très grands risques, dun côté comme de lautre. Cest dans cette tentative que nous sommes aujourdhui.
Sur ce plan, je peux vous dire quil y a une très grande entente entre la France et les Etats-Unis qui a encore été confirmée à la réunion du Groupe de contact à Londres vendredi matin. Cela a été le cas dans toute cette tragédie du Kossovo et nous aurons besoin de cette entente, de cette coopération, dans les jours qui viennent pour contraindre, les uns et les autres car je mattends aux plus extrêmes difficultés. On a lancé cette idée, la France a été considérée comme étant le pays le mieux à même daccueillir - ce qui est un honneur pour nous - cette négociation. Elle commence, nous sommes encore loin du résultat. Voilà sur cette situation et voilà en ce qui concerne la France et les Etats-Unis sur le fond du sujet.
Sur la question du Conseil de sécurité, il y a un désaccord potentiel. Cela dépend de la façon dont il est exprimé, non pas entre la France et les Etats-Unis, mais entre les Etats-Unis et un grand nombre de pays dEurope. Le désaccord, jy ai fait allusion tout à lheure mais rapidement, est le suivant : la Charte des Nations Unies de 1945 a bien prévu que la décision demploi de la force était réservée.
Le Traité de Washington, excellent traité qui a fondé lAlliance atlantique moderne après la Guerre et que personne ne remet en cause, se réfère dans ses tout premiers articles à la Charte des Nations unies, en reconnaissant ce que dit la Charte des Nations unies sur le Conseil de sécurité et sur lemploi de la force. Il y a donc là quelque chose qui est parfaitement cohérent. A peu près tous les pays qui se sont exprimés sur le sujet, et notamment tous les pays dEurope, pensent que lon doit respecter cette hiérarchie et que lon doit respecter la Charte des Nations unies. La politique américaine hésite selon les cas. Jétais tout à lheure dans un entretien dune heure et demie avec lancien président Bush qui est venu présenter à Paris ses mémoires qui sortent ces jours-ci. Il réexpliquait pourquoi dans laffaire du Golfe, il avait absolument tenu à ce que les Etats-Unis agissent strictement dans le cadre des résolutions du Conseil de sécurité, et pourquoi il avait estimé à cette époque-là que cétait une condition pour que la politique américaine soit soutenue.
Mais le débat est ouvert parce quà certains moments, les Etats-Unis disent « oui, théoriquement cest bien, mais au sein du Conseil de sécurité, il y a les Russes et les Chinois qui ont un droit de veto donc, on risque dêtre empêchés de mener une action absolument nécessaire. Par exemple on a le cas des Balkans, et le risque dune catastrophe humaine ou humanitaire parce quil y aura eu un veto ».
On ne peut pas se laisser enfermer comme cela. Il faut que lOTAN puisse agir et cest un débat compliqué. On ne peut pas trancher comme cela. Dans la plupart des pays dEurope, les partis politiques sont divisés sur ce plan, lopinion politique aussi. Les parlements sont en général très sourcilleux sur ce point et on ne peut pas accepter dun trait de plume de dire que lOTAN, en cas durgence, peut décider dintervenir nimporte où, en court-circuitant le Conseil de sécurité. Si dans tel ou tel cas cela donne limpression de compliquer les choses, cest un précédent très fâcheux. Une autre organisation, un autre pays recommencerait à le faire et partout ailleurs dans le monde lunilatéralisme redeviendrait la règle et les quelques éléments de régulation du système international qui sont déjà peu nombreux et bien fragiles seraient à leur tour remis en cause. Il y a un problème qui est compliqué, qui nest pas entièrement tranché.
Dans laffaire du Kossovo, nous avons réussi à concilier à peu près tout, puisquil y a eu des résolutions du Conseil de sécurité, une expression des Quinze de lEurope, un leadership politique du Groupe de contact dont jai parlé tout à lheure et un rôle très fort de lOTAN qui, par sa menace, a crédibilisé la démarche, surtout que maintenant, la menace de lOTAN sadresse aux deux camps, puisque cest des deux côté que lon voit des résistance très fortes face à une solution politique. Il faut savoir que cest une question qui reste posée.
Q - Une question sur lAmérique latine et sur les rapports respectifs entre lAmérique latine, les Etats-Unis et lUnion européenne. Dabord une question spécifique sur le Brésil : quelle évolution probable pour la crise brésilienne ?
LAlena conclue entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique peut sétendre à lensemble du continent américain avec deux questions qui sont à peu près identiques et qui posent le problème de savoir si cette Alena, cette zone de libre échange couvrant tout le continent ne pourrait pas compromettre les efforts de rapprochement entre lUnion européenne et le Mercosur. Quadviendrait-il dun accord entre lUnion européenne et le Mercosur, dans lhypothèse dune « dollarisation » de léconomie argentine ?
Quattend la France du Sommet européo-latino-américain ? Est-ce que le Sommet latino-américain dune part et la réunion transatlantique ne vont pas tous les deux déboucher sur une nouvelle répartition du monde tel que Yalta. Je pense que lidée étant que si le rapprochement entre lEurope et lAmérique latine échouait, un ensemble continental américain se dessinerait ?
Puisque le Canada est le troisième élément du trio américain, que pense faire la France en direction de la partie francophone du Canada ?
R - Sagissant de la répercussion de la crise sur le Brésil, je ne crois pas à une crise en profondeur, je crois plutôt à un ajustement. Je crois que le potentiel économique du Brésil est colossal et que cest un problème dajustement, de transition, de létat des finances publiques à un moment donné. Je ne crois pas à une crise durable, globale. Il faut la voir dans son interconnexion avec les différentes autres crises qui se sont propagées. Je crois dautre part que cela met en cause des risques potentiels pour léconomie nord-américaine et du coup, cela va déclencher des contre-feux qui vont contenir les choses. Je suis raisonnablement optimiste sur les capacités du Brésil et de lensemble des pays qui ont intérêt à aider le Brésil à ce que ce cap soit surmonté.
La question des zones de libre échange apparaît comme une sorte de jeu concurrentiel en fonction de ce quelles englobent. Lextension de lAlena à lensemble du territoire américain ne dépend pas de la France, elle dépend des pays concernés, du fait de savoir quels sont les pays qui veulent y entrer. Cela découle dune analyse avantages/inconvénients quils doivent faire chacun en ce qui les concerne. Cela dépend dautre part dune analyse interne à léconomie américaine. On sait que quand laccord a été conclu Etats-Unis-Mexique-Canada, cela na pas été sans difficultés au sein du Sénat et de la Chambre des représentants parce quil génère des effets perturbants comme lunification économique et monétaire en Europe.
Des énergies sont libérées, mais en même temps, cela fait tomber les protections et malmène les situations acquises. Plus on élargit le raisonnement, et plus cela est perturbant. Je ne suis pas sûr que ce soit si facile pour tout le monde - y compris pour les Etats-Unis. Je ne suis pas sûr que lon soit à la veille de cela. Cela dépend des pays dAmérique, pas de nous.
Maintenant, il y a quelque chose qui se joue en effet entre la capacité des Etats-Unis dAmérique à organiser autour deux de très vastes zones de libre échange, suffisamment rapidement pour stopper, écrêter ou bloquer le mécanisme du Mersosur. Il y a une sorte de concurrence, cela dépend des rythmes auxquels cela se produit. Cest vrai quil peut y avoir une complémentarité ou antagonisme avec le troisième élément qui est le développement de zones daccords commerciaux entre telle ou telle partie de lAmérique latine, notamment le Mercosur et lEurope. Ce nest pas évident de donner le résultat de ce phénomène, parce que à chaque fois il y a des avantages et des inconvénients. Par exemple, lEurope a théoriquement intérêt à développer rapidement un accord commercial avec le Mercosur, cest dailleurs une perspective qui a été exprimée, affichée. Si on est obligé de faire du côté européen des concessions majeures sur le plan des production agricoles, il y a des moments où lon peut gérer ce phénomène, et des moments où on ne le peut pas. Or, cela se passe à un moment où lEurope est confrontée à la négociation de son financement pour les années 2000-2006, que lon appelle lAgenda 2000 et cela sannonce extrêmement difficile. Un des éléments de lAgenda 2000, cest lavenir de la Politique agricole commune. On sait quon doit la réformer avant que ne redémarre au sein de lOrganisation mondiale du commerce, réformer au début de 2000. Des négociations sont en cours. Il faut trouver le bon équilibre, les réformer tout en les préservant, sans en faire tomber les caractéristiques fondamentales.
Sommes-nous capables dassumer en même temps lAgenda 2000, la préparation des négociations OMC, la négociation dun accord commercial avec une zone aussi riche sur le plan agricole que le Mercosur ? On ne peut pas faire deux choses en même temps : il y a un problème dorganisation dans le temps, même si ce sont dans tous les cas des objectifs sérieux et des objectifs importants. Il faut penser cela dune façon synthétique, il faut voir ce que lon aura à faire de toutes façon dans le cadre de la négociation OMC qui redémarrera sur les questions agricoles - mais pas uniquement, cest notre ligne - à partir de lan prochain.
Si lon arrive à surmonter ces contradictions que jénumère, nous avons intérêt à ce que les relations commerciale Europe-Mercosur se développent avant que se soit développée une vaste zone de libre échange qui solidariserait complètement les économies de lAmérique jusquà la Terre de Feu. Nous y avons théoriquement intérêt. Mais, après, il faut gérer des intérêts bien tangibles, économiques, professionnels, politique etc. Cest une chose qui doit se mettre en place dans les années 1999-2000-2001. Gardons notre cap, un renforcement des relations Europe-Amérique latine.
On me demande ce que lon attend du sommet. On attend beaucoup de choses, on en attend ce que lon peut attendre dun démarrage, dune séance inaugurale. Ce sera le premier sommet où lon verra tous les pays de lUnion européenne et tous les pays de lAmérique latine, tous sans exception. Ce sommet sera considérable, ce sera un choc dimages, une démonstration de cette multipolarité dont jai parlé tout à lheure comme étant souhaitable, qui, à ce stade, est virtuelle, même si cest un objectif, une intention, ce sera un premier pas. Tous ces dirigeants vont se rencontrer, ils parleront nécessairement des choses les plus concrètes possibles ; on parlera des échanges commerciaux possibles entre les deux zones, des coopérations, de réalisations en commun, on parlera de la dimension culturelle. Mais le simple fait que cela existe sera un élément qui va frapper, dont on entendra parler, avant, pendant, après ; le tout étant de savoir ce que nous sommes capables den faire dans la durée. Est-ce une sorte de grand show exceptionnel permettant de reparler des affinités formidables, dès quon les regarde un peu attentivement entre lEurope et lAmérique latine, ou est-ce une sorte de coup géopolitique sans lendemain... cela dépend de nous.
A mes yeux, cela doit être un événement fondateur, le début dun processus. Il ny a aucune espèce de répartition type Yalta à craindre. Dabord, comme chacun le sait, pour Yalta cest le contraire qui avait été prévu. A Yalta, Staline sétait engagé à organiser des élections libres partout, et naturellement, là où lArmée rouge était, il nen a pas fait. Cest plutôt la localisation de lArmée rouge qui a fait la rupture plutôt quun accord qui aurait été honteusement accordé à Yalta. Dautre part, ces répartitions du monde, je ne vois pas qui est en mesure de dire aujourdhui de partager quoi avec qui... La seule réalité du monde, cest la globalisation dont je parlais tout à lheure. Ce nest pas la globalisation même dune culture parce que je distingue la créativité stupéfiante des Etats-Unis dAmérique, son cinéma, son architecture, sa culture en général, lenvahissement du monde par des produits de lindustrie culturelle. Ce sont deux choses bien différentes. Sil y a un phénomène qui est prévisible, cest celui-là. Mais, dans le monde daujourdhui, il ny a pas de puissances qui puissent négocier avec une autre en répartissant, cela nexiste pas.
Le sommet Europe-Amérique latine ne va pas consister à dire que lAmérique latine maintenant est donnée à lEurope comme dans une autre rencontre de Tordesillas - cétait entre linfluence espagnole et portugaise en 1494 ; le Pape na plus la puissance nécessaire pour régler ces questions, les puissances concernées nont plus les moyens. Nous sommes dans une géopolitique beaucoup plus fluide, beaucoup plus mouvante dans laquelle il y a une multiplicité dinfluences, complémentarité des accords. Ce que jai dit il y a un instant sur les zones commerciales ou les accords de libre échange pourrait se transposer sur les influences en général. A nous dêtre ingénieux, entreprenant, dynamique, malin et danticiper sur tout cela.
Sur le Canada, je nai pas très bien compris la question car il y a à la fois de très bonnes relations avec le Canada et il y a un engagement français ancien qui se manifeste de milles façons par rapport aux populations francophones, notamment du Québec mais pas seulement.
Cest une politique ancienne, forte et connue. Je ne sais pas si la question exprimait une inquiétude.
Q - Avez-vous ou envisagez-vous une relation spéciale avec la partie francophone du Canada ?
R - Elle existe depuis longtemps, elle est forte et vivace, dans le cadre de la relance de la Francophonie, depuis quelques années, dune Francophonie plus efficace, plus active, mieux organisée. On ne sest pas préoccupé que du Québec précisément, nous nous sommes également intéressés aux autres populations francophones qui sont réelles au Canada mais qui ne sont pas toutes au Québec. Cest une politique installée, forte et connue.
Q - Une chance na-t-elle pas été manquée, perdue pour lEurope au moment de la chute du mur et cette chance se présentait, dans le cas où lEurope de la Communauté aurait été capable doffrir à lensemble des pays de lEst la promesse de ladhésion ? Faute davoir saisi cette chance, les pays de lEst qui auraient pu trouver dans cette promesse, une garantie de leur avenir ont cherché cette garantie du côté de lOTAN.
Pour lEurope occidentale, la chance a été perdue et le rôle de garant de ces anciens pays communistes au lieu dincomber à lEurope communautaire est passé à lAmérique.
Pouvez-vous préciser les risques que comporterait une situation dans laquelle le pilier européen de lAlliance atlantique ne réussirait pas à saffirmer ?.
R - Deux questions assez importantes, je vais essayer là aussi de faire court.
La question de M. Fabra nous dit quen 1989-1990, lorsque le mur est tombé, lorsque lUnion soviétique a été dissoute en 1991, lEurope aurait dû offrir une promesse dadhésion de suite à lensemble des pays de lEurope centrale et orientale. Alors ces pays nauraient pas cherché des garanties avec lentrée dans lOTAN, et cela aurait donc renforcé la démarche européenne. Lidée est que lEurope aurait perdu une chance à cette occasion.
Cest un débat très intéressant, je ne prétends pas le trancher, je peux seulement donner un mélange de souvenirs sur cette période et un mélange davis. Lorsque lon regarde les problèmes posés par les élargissements successifs de lEurope, de 6 à 9, de 9 à 12 et de 12 à 15, le chiffre actuel, lorsque lon regarde les problèmes extraordinairement compliqués que nous avons à résoudre pour passer de 15 à 21, on saperçoit que si lon tient vraiment à ce qui a été fait en Europe depuis longtemps, dès la IVème République, on peut comprendre quà lépoque, les pays vraiment attachés à un développement de lUnion européen, à un renforcement, vraiment attaché à lunion économique et monétaire - qui était bien loin de son terme à lépoque -, naient pas pris lattitude un peu démagogique de dire à lensemble des pays dEurope centrale et orientale vous allez rentrer. Si ces pays étaient rentrés dans lEurope tels quils étaient, leur économie aurait été totalement pulvérisée au contact de lUnion européenne. Ce nest pas simplement lassociation des amis de la démocratie, cest quand même un système extrêmement compliqué, contraignant, avec des règles de concurrence, des règles de Bruxelles. Dautre part, lUnion européenne aurait explosé parce quelle aurait été incapable dabsorber cette dizaine de pays. Nous sommes maintenant, 10 ans après ce moment-là. Il est tout à fait improbable que les négociations se concluent avant lan 2005-2006 pour les pays les plus avancés dentre eux, les négociations avec les moins avancés nont pas commencé ; nous ne savons pas quand elles se termineront, et les accords conclus comporteront des périodes de transition pour de nombreux produits ou de nombreuses politiques communes de 5, 10 ou 15 ans.
Nous sommes en réalité sur un processus de plus de 20 ans. A lépoque, en 1989-1990, les pays qui étaient attachés au renforcement de lUnion européenne, qui en attendaient quelle puisse devenir véritablement dans le monde, une Europe puissance, comme nous aimons à dire en France, - on est les seuls en Europe à aimer cette idée, mais on le dit -, les pays attachés à cela ont été logiques en ne faisant pas cette promesse immédiate, qui peut paraître séduisante sur un plan global, mais qui posait des problèmes sans doute insolubles. Sauf, pour ceux qui étaient partisans comme Mme Tatcher dun élargissement dilution. Cest une autre option consistant à dire que le projet de lUnion européenne, la petite union qui est de plus en plus intégrée, fait lEurope politique, sont des vieilles lunes des années 1950 et quil faut jouer une très grande Europe avec 30 pays, 35 pays, peut-être même la Russie. Quand on a ce raisonnement, à ce moment-là on peut en effet promettre lentrée à peu près à tout le monde puisque les règles que lon veut imposer aux nouveaux entrants sont faibles, peu contraignantes, et ce que lon veut garder comme socle de solidarité communautaire est faible.
Il y a donc deux options. A lépoque, puisque la question a un caractère un peu historique, François Mitterrand avec qui jai travaillé à ce moment-là était clairement engagé dans lidée du renforcement de lUnion européenne. Cest dailleurs au coeur de ce processus. Cest au moment où débutait le processus de réunification allemande et au moment où le mur tombait, que le vrai pacte pour conduire à la monnaie commune a été scellé entre lui et Kohl. Il y a eu des moments absolument décisifs, en décembre 1989 à Strasbourg et décembre 1991 à Maastricht. A ce moment-là, leur réponse à eux, dans cette Europe qui était encore à douze était de dire « allons plus loin dans lapprofondissement, allons plus loin dans le domaine où lon peut aller le plus loin ». Il ny a plus quà prendre la décision politique finale, cest leuro. Ce nétait pas encore le mot « euro » mais, cétait ça.
A lépoque Mitterrand avait bien conscience quil fallait trouver quelque chose pour répondre à laspiration des pays dEurope centrale et orientale. Mais comme cela ne pouvait pas être ladhésion parce quils nétaient pas prêts, quils étaient hors détat de se préparer, et que lunion européenne était incapable de les accueillir, il avait inventé lidée de la Conférence européenne qui était une structure dans laquelle se seraient retrouvés tous les pays dEurope tout de suite. Cela aurait pu se faire en trois mois. Il se serait noué des relations entre les deux parties de lEurope, et on aurait préparé lEurope du lendemain. Cette idée a été combattue avec une extrême violence par les Etats-Unis. Dabord parce que les Etats-Unis sont extrêmement hostiles à la création en Europe de toute organisation qui ne les comprend pas, - ils lont donc combattue très violemment -, et dautre part, les pays dEurope centrale et orientale lont rejetée parce quils ont eu le sentiment que cétait une voie de garage, parce quils vivaient dans lillusion la plus totale. Ils pensaient pouvoir adhérer dans les deux ou trois ans et cest vrai quil y avait beaucoup de démagogie qui coulait sur le sujet. Ils pouvaient donc le penser. Dun côté, lon va adhérer tout de suite, et puis de lautre, la conférence quest-ce que cest, ça nous conduit où ? Bref, il ny a pas eu de conférence, et quand Mitterrand disait à lépoque que tout le monde se faisait des illusions, ladhésion à lEurope de ces pays va mettre une vingtaine dannées, cétait une tempête de protestations indignées dun bout à lautre de lEurope parce que cétait une phrase à lépoque diplomatiquement incorrecte, alors que cela va être la stricte réalité. Cest exactement comme cela que cela se passera au bout du compte, en terme de calendrier.
Le problème a été posé, jai expliqué pourquoi il ne pouvait pas être traité en tout cas selon les responsables de lépoque par la solution que vous suggérez. Jai expliqué comment une contre-proposition a été faite pour surmonter ce dilemme et finalement pourquoi cela ne sest pas fait, alors quon serait tous ensemble à la même conférence européenne depuis 10 ans si cette idée avait été suivie. Mais je dois dire que les dirigeants dEurope centrale et orientale lont violemment combattue.
Ce nest pas parce quils ont été déçus par lEurope quils se sont tournés vers lOTAN.
Dabord on peut très bien comprendre quils se soient tournés vers lOTAN : sortant de la domination soviétique il était logique quils demandent une garantie en tous cas sur le plan militaire à lOTAN : finalement trois dentre eux ont réussi à forcer la porte mais cétait une revendication immédiate. Ce nest pas fondé sur le dépit. Si lon regarde ce qua écrit Vaclav Havel à lépoque, sa priorité absolue était lOTAN, lEurope était tout à fait secondaire. Il continue dailleurs à raisonner ainsi. Cétaient des priorités claires qui peuvent sexpliquer, se comprendre, même si aujourdhui, lorsque lon se promène dans les pays dEurope centrale et orientale, on entend un autre son de cloche.
Les dirigeants ont tous compris que ladhésion était une affaire sérieuse. Ils ont tous repris à leur compte le raisonnement selon lequel ils voulaient entrer dans une Europe qui fonctionne et non pas dans une Europe qui soit cassée du fait même de leur entrée. Ils veulent une Europe qui soit capable davoir encore un budget, une politique commune, capable de décider malgré le nombre. Ils sont de plus en plus derrière les nouvelles réformes que nous proposons, les différentes thèses sont, sur ce plan, en train de se réconcilier.
Je ne crois pas que lEurope ait perdu une chance. Si cétait le cas, il ny aurait pas une bonne dizaine de pays, et à terme, deux fois plus qui seraient en train de faire la queue pour y entrer.
Je ne crois pas que cela soit perdu, je pense que les choses sont rattrapables, même si lEurope, très élargie, ne sera évidemment plus jamais ce dont nous avons rêvé nous lorsque nous pensions à une petite Europe, très intégrée, sapprofondissant sans cesse. Mais, il faut intégrer ces éléments nouveaux.
Y a-t-il un risque si les pays européens ne réussissent pas à saffirmer dans lAlliance ? Ce nest pas un risque, si les pays européens ne saffirment pas dans lAlliance, les choses continueront comme aujourdhui, cest tout.
En tout cas, cest la situation de lAlliance depuis quelle existe. Tout à lheure, je discutais avec le président Bush et avec le général Skowcroft qui était son conseiller pour la sécurité nationale, qui a écrit ce livre avec lui justement sur ce point. Cétait le seul désaccord franco-américain sur cette affaire et sur cette période. La France de lépoque, pensait que lOTAN avait rempli sa tâche, une tâche admirablement efficace et que cétait le moment pour lEurope de prendre en quelque sorte ses responsabilités, que lOTAN devait être conservé mais ne pas être lorganisme central. La France pensait à lépoque que lEurope pouvait affirmer sa capacité en politique étrangère en matière de sécurité etc... Le général Scowcroft décrit très bien que cela a été considéré par la politique étrangère américaine comme la thèse la plus dangereuse à combattre à lépoque. Tout cela reste assez amical mais nous sommes habitués à gérer dans la relation franco-américaine, dans un vrai climat damitié, des désaccords qui sont souvent sérieux. Cest comme cela. Il y a donc eu un désaccord sur ce point. Je lai entendu dire par les présidents Bush et Clinton et cela continue, sans parler de Mme Albright à qui je parle trois fois par semaine avec plaisir et amitié : lidée que les Européens puissent sorganiser pour exprimer un point de vue particulier dans lAlliance est une idée que les Etats-Unis naiment pas du tout et quils combattent. Ils naiment pas parce quils y voient un risque, un danger. Ils pensent que lunité de lAlliance serait mise en péril.
Mme Albright me dit par exemple que, sil y a un point de vue européen, nous ne pourrons plus discuter -. Et moi je dis : - oui, mais lorsque vous nous dites que la Maison blanche et le Congrès se sont mis daccord - cela arrive parfois - on ne peut plus discuter de rien.
Il y a une sorte de dialogue de ce type. Nous sommes encore loin du moment où les Européens décident de le faire. Cela dépend deux, sils nont pas peur de leur ombre. En tant que bon Français, je suis convaincu que nous pourrions tout à fait avoir une expression européenne plus forte dans lAlliance. Laffirmer dans un rapport de discussion, de partenariat, de respect mutuel sans que ce soit négatif ni polémique. Nous pourrions le faire avec les Etats-Unis et les Etats-Unis devraient voir que ce serait, en même temps, une façon de redonner à la lAlliance atlantique une légitimité, un enracinement, une force considérable et de dépasser les frictions permanentes que lon y trouve, compte tenu de lorganisation trop hiérarchique. Ce nest pas un risque si les pays européens naboutissent pas à cela, mais cest dommage, ce serait une chance perdue. Je ne le crois pas sur dautres sujets mais je le crois pour cela.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr )