Interview de M. Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, à "Europe 1" le 25 juillet 2006, sur la fusion GDF-Suez et sur l'annonce du dépôt de 50 000 amendements par la gauche pour le débat prévu à la rentrée parlementaire.

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Média : Europe 1

Texte intégral

M. Tronchot -Est-ce que vous êtes persuadé, aujourd'hui, que la fusion complète de des deux entreprises que sont GDF et Suez sera chose faite avant la fin de l'année ?
R - Bonjour et merci de m'inviter ce matin. Cela me fait plaisir d'être ici parce que, comme vous le savez, je passe une grande partie de l'été à expliquer aux uns et aux autres pourquoi GDF doit évoluer, pourquoi GDF doit bouger, pourquoi GDF doit s'allier. C'est mon rôle, c'est ma responsabilité de ministre parce que j'estime qu'il y va de l'intérêt national. Il y va de l'intérêt national parce que GDF, qui est une entreprise que tous les Français connaissent, c'est une entreprise de taille moyenne, avec 30.000 salariés. Elle sert les foyers français, leur fournit le gaz. GDF, ce que l'on sait moins, est en fait une entreprise qui fait de l'achat et de la vente de gaz. GDF n'a plus aucune réserve, ce n'est pas le cas d'autres fournisseurs de gaz en Europe ou dans le monde. Nous sommes, finalement, avec GDF, une entreprise qui achète du gaz et le revend.
Q - Cela fait aussi partie du patrimoine industriel français...
R - Industriel et puis je dirais aussi culturel, parce que derrière, il y a aussi, une culture du service public, la culture aux autres, le service aux autres. Mais voyez-vous, le monde change. On est certain à le regretter mais c'est une réalité. En 2004, lorsque la loi qui autorise GDF et EDF à évoluer dans leur capital passe, le prix du baril de pétrole est à 25 dollars. Deux ans après, personne - je dis bien personne - ne l'avait prévu, nous sommes quasiment en guerre énergétique : le prix du baril de pétrole a été multiplié par trois. Ce qui avait été dit en 2004 n'est plus exactement conforme en 2006. Et c'est ma responsabilité que de poser la question comme cela, devant les Français, devant les députés. Chacun prendra ses responsabilités. Mais lorsque l'on est dans une situation de cette nature, où tous les acteurs aujourd'hui, qui distribuent du gaz en Europe sont privés - non, pardon, il manque aujourd'hui la Bulgarie et la Pologne qui est en train de l'être - mais tous les autres sont des acteurs totalement privés...
Q - En fait, il faut qu'on se mette au niveau des autres ?
R - Ce n'est pas cela. C'est que comme on va avoir une concentration, parce que pour pouvoir peser dans un monde où nous ne possédons pas de gaz, les Français le comprennent très bien - on est en vacances, je ne vais pas les assommer de chiffres - que quand on est petit, c'est le dernier qui passe. Aujourd'hui, par exemple, on est le 15ème distributeur de gaz mondial, si on était le 5ème, le 3ème ou le 4ème, on serait servi avant les autres, on aurait de meilleures conditions d'achat. Et moi, ce que je souhaite, pour notre entreprise, c'est de lui donner les moyens d'être une plus grande entreprise, de façon à pouvoir sécuriser ses contrats d'approvisionnement, les négocier aux meilleurs prix et surtout, que les consommateurs aient les prix les plus bas grâce à cela.
Q - Vous déployez tellement de conviction qu'on a l'impression que vous n'êtes pas complètement sûr de votre fait. Vous ne m'avez pas répondu : pensez-vous que ce sera chose faite avant la fin de l'année ou pas ?
R - "Plein de conviction" ?!! C'est la première fois qu'on me la sort celle-là ! Généralement...
Q - Non mais vous y passez beaucoup de temps, on sait que vous avez des difficultés auprès de votre groupe majoritaire à l'Assemblée nationale.
R - Le sujet est un sujet compliqué parce que le sujet concerne tous les Français. Il est bien normal que les uns et les autres s'expriment. Moi, je ne dis qu'une chose : à partir du moment où l'on souhaite donner à GDF la possibilité de grandir, comme c'est la cas en Allemagne avec EON, en Autriche avec AMV, au Royaume Uni avec British Gas qui est tout à fait privé, en Italie avec Enel qui est privé, en Espagne avec Gas Natural... Ils sont tous en train de se marier les uns les autres, pour devenir plus gros, et il n'y en a qu'un qui ne veut pas se marier, c'est GDF ! Et savez-vous pourquoi ? Parce que GDF a son capital bloqué à 70 %. Que fait-on quand on veut se marier, quand on veut grandir ? Généralement, on a une entreprise avec laquelle on a envie de faire des choses, et puis on achète ses actions, c'est la première solution, en utilisant son argent pour acheter les actions de l'autre, et comme cela, on crée une entreprise plus grande, on grandit. La deuxième solution, c'est qu'on utilise ces actions pour les échanger avec l'entreprise d'en face, et en fusionnant, on grandit. Voyez vous, je me bats pour que ce soit la deuxième solution, et les Français vont très vite le comprendre. Si l'on ne donne pas la possibilité à GDF d'utiliser ses actions pour avancer, GDF va emprunter pour pouvoir acheter les actions d'une autre entreprise - ce sera Suez, ou une autre - pour pouvoir tout simplement grandir et continuer à exercer ses missions. Mais ensuite, il va falloir rembourser ce prêt, pendant des années et des années. GDF et la nouvelle entité n'auront plus les moyens d'aller investir en amont pour acheter des champs gaziers, pour investir dans des pipelines géants, pour investir dans les technologies de liquéfaction de gaz. Donc la deuxième solution, c'est celle pour laquelle je me bats parce que je n'ai qu'un seul intérêt chevillé au corps, celui de la France, c'est qu'on donne la possibilité à GDF de faire comme tous ses autres concurrents, d'utiliser ses actions pour, en les échangeant, créer une entreprise plus grande, par exemple avec Suez, et surtout, sans avoir dépensé un sou. La capacité d'action et d'investissement de GDF et la nouvelle entité sera intacte. On aura créé le leader européen, voilà, c'est tout !
Q - Mais pourquoi les salariés s'inquiètent-ils, pourquoi les consommateurs s'inquiètent-ils, pourquoi les députés de votre propre groupe s'inquiètent-ils ?
R - D'abord, pour ce qui est des salariés, à partir du moment où le Premier ministre m'a confié cette mission et cette concertation, j'ai passé quatre mois, trente-sept réunions de concertation très profondes avec l'ensemble des organisations syndicales pour leur expliquer - je crois qu'ils ont compris. Le statut des personnels sera intégralement préservé, l'entité fusionnée sera plus créatrice d'emplois dans la mesure où l'on va accroître ses métiers et donc accroître sa capacité...
Q - Sera-t-elle à l'abri d'une OPA ?
R - Bien entendu !
Q - Qu'est-ce qui peut empêcher GazProm, qui est un géant ?
De même, monsieur Tronchot - je monte à 10 pour les auditeurs - les quinze opérateurs gaziers R - européens, aujourd'hui, qui sont tous privés, sont à l'abri d'une OPA. Regardez par exemple British Gas. On me dit que GazProm voudrait faire une OPA sur British Gas, il peut le faire, ils sont entièrement privés, mais ils ne l'ont pas fait, savez-vous pourquoi ? Tout simplement parce que British Gas a des actions spécifiques et parce que le gouvernement britannique a dit qu'il n'était pas d'accord. Or la distribution du gaz est une activité régulée. Personne, personne... parce que ce ne sont pas les marchés. Moi, je ne travaille pas pour les actionnaires, je travaille pour les consommateurs. Et aujourd'hui, les consommateurs, leur tarif, il n'est pas décidé par l'entreprise, il est décidé par la Commission de régulation de l'énergie, c'est-à-dire le régulateur. Donc en même temps, je veux donner plus de poids au régulateur, de façon à ce qu'il puisse contrôler davantage les prix pour que les consommateurs aient les prix les plus bas, puisque l'on va pouvoir acheter moins cher mais aussi forcer les entreprises à investir davantage. Donc, pourquoi...
Q - Est-ce qu'on est bien d'accord que l'Etat ne pourra réguler les tarifs d'une société qui sera devenue privée.
R - Mais c'est comme cela aujourd'hui, c'était comme cela en 2000. Quand monsieur Jospin était au pouvoir, les tarifs du gaz augmentent de 30 % et GDF est 100 % public, alors quoi ? Monsieur Jospin était-il devenu fou ? Non, simplement, le système de régulation existait déjà, on appliquait la même équation. Attention, restons simple : les choses sont simples si l'on prend la peine de les expliquer. Aujourd'hui, ce n'est la détention du capital qui donne les tarifs, c'est la régulation. On a une instance indépendante de régulation, je vais lui donner plus de pouvoir, elle les contrôlera encore davantage et à partir du moment où l'on aura une entité plus grande, elle pourra acheter mieux et donc revendre moins cher aux consommateurs. C'est tout ce qui m'intéresse, moi : sécurité énergétique et prix plus bas pour les consommateurs. Si l'on veut que GDF reste l'entreprise qu'elle est, avec ses 30.000 salariés, sans participer aux mariages, savez-vous ce que cela me rappelle ? Moi, j'ai connu cela en 2000, on était exactement dans un secteur, un peu différent, certes, mais avec une dynamique identique : tous les opérateurs de télécommunication devaient se marier pour que les anciens, ceux qui ne faisaient que du fixe, puissent adjoindre des activités de mobiles. Ils ont tous utilisé leurs actions...
Q - Le téléphone et le chauffage, ce n'est pas exactement la même chose !
R - Merci de me le faire remarquer...
Q - Les auditeurs sont bien placés pour le savoir.
R - Les auditeurs l'ont aussi remarqué, par contre je parle des dynamiques d'entreprise. Les opérateurs ont dû, à ce moment-là, acheter des opérateurs mobiles en échangeant leurs actions - ce que je veux permettre à GDF - sauf un, parce qu'on était, là aussi, le dernier au monde, France Télécom, à être bloqué à 50 %. Comme France Télécom a dû aller de l'avant, on lui a dit d'emprunter, et qu'est-il arrivé ? Vous le savez : 44 milliards d'euros pour acheter une entreprise qui a été dévalorisée. On a dû ensuite détruire 28 milliards d'euros de valeurs, qui sont parties en fumée parce que l'on n'a pas eu le courage de se poser la question - ce que l'on a fait après. Moi, je dis simplement : a-t-on le courage ? Je crois que pour la France, il faut l'avoir. Je respecte toutes les opinions, je respecte les avis. Je passe mon été à rencontrer tous les députés qui veulent me rencontrer.
Q - Justement, vous en êtes où exactement ?
R - J'en ai vu beaucoup.
Q - Pensez-vous avoir une majorité à la session parlementaire de rentrée ?
R - Bien entendu. A partir du moment où on parle sereinement, où on ne fait plus de politique politicienne, où on est vraiment uniquement avec la France chevillée au corps, on dit : "voilà ce qui se passe, est-ce qu'on peut continuer comme cela, ou est-ce que finalement...". Une chose simple, M. Tronchot, qui fait sourire certains observateurs : j'ai entendu dire que la gauche voulait déposer 50.000 amendements. On en est là ! J'ai regardé dans les débats démocratiques de l'histoire de la 5ème République. Prenons les institutions. Quel a été - tiens ! je vous pose une question, là, ce matin, on est en vacances, on va faire un petit jeu - quel a été le nombre maximum d'amendements qui ont été déposés sur le texte le plus important au cours des dernières années ?
Q - Ceux qu'a déposés la droite en 81 sur les nationalisations... non ?
R - Non. C'était sur la réforme des retraites du Gouvernement J.-P. Raffarin. Le nombre maximum d'amendements déposés dans notre République, c'est 11.153 amendements. Il y avait 86 articles essentiels, qui changeaient la vie des Français...
Q - Vous allez offrir une tribune formidable aux socialistes en septembre prochain.
R - Là, on a un article, à savoir : « voulons-nous laisser Gaz de France, la dernière entreprise au monde, avoir son capital bloqué à 70 %, ou voulons-nous lui donner la possibilité d'élargir son capital, en faisant en sorte que l'Etat garde 34 % - la minorité de blocage, pour qu'elle puisse aller de l'avant et mener ses projets ?". Une question : 50.000 amendements ! Vous savez comment ça s'appelle ? Cela s'appelle « on n'est plus dans le monde du Parlement », on est dans le monde de l'obstruction...
Q - Ce n'est plus de la démocratie ?
R - Eh bien, écoutez ! Quand on fait 11.000 amendements pour la loi sur les retraite - 86 articles essentiels - et puis, là, on en a un : « oui ou non », et qu'on a 50.000 amendements, on n'est plus dans le même monde mais on fera face, parce que les Français voient tout cela, ils le voient. Et voyez-vous, moi je me bats pour la France, c'est la seule chose qui m'intéresse. Pas de jeux politiciens, pas de [...] politique ! La France !
Q - Il y a quand même une dimension politique dans ce dossier là. Quand vous entendez les députés de la majorité vous dire « on a peur d'un CPE économique », quand vous entendez que les socialistes vont déposer 50.000 amendements, vous allez leur offrir une tribune formidable, cela va devenir une bagarre à quelques mois des élections. Les députés ont peur de ça aussi, ils pensent à leur siège l'année prochaine.
R - Je les vois beaucoup, les députés, et je ne mesure pas du tout ce que vous me dites. Ils ont tous compris, vous savez ce sont des républicains, des républicains qui ont choisi un engagement, un engagement difficile au service de leurs compatriotes et de leur pays. Alors je sais que certains disent : « ils ne pensent qu'à leur réélection ». Mais moi je peux vous dire que les députés que je vois et j'en vois beaucoup, ils pensent à la France d'abord. Et lorsque l'on parle entre nous, une heure, deux heures, que l'on explique les raisons pour lesquelles, dans l'intérêt du consommateur, il faut absolument donner à GDF les moyens d'avancer pour que l'on ne soit plus la dernière entreprise en Europe à être bloquée et que l'on puisse participer à un jeu de concentration extraordinaire qui va donner, si le projet avec Suez se fait, le numéro 1 européen pour l'ensemble de nos métiers. Donnons ainsi à la France d'abord toutes les garanties et je le dis, toutes les garanties pour les consommateurs, de payer son gaz moins cher. Parce que comment on fait pour payer son gaz moins cher ? Il faut vraiment que les Français le comprennent : en l'achetant moins cher puisque l'on en produit pas. Ou alors en ayant des moyens pour acheter des champs gaziers. Ce sont ces deux choses là qu'il faut faire. Ainsi on va sécuriser l'approvisionnement énergétique de nos compatriotes ; le 15ème acteur mondial va devenir le premier ou le deuxième, eh bien il va peser sur la planète. L'Etat aura 34 % de la minorité de blocage pour éviter de faire des choses que l'on ne veut pas faire. Et puis enfin, on augmentera la régulation qui dira « les tarifs c'est ça et l'investissement ça doit être ça ». Voilà le projet que je propose. Si maintenant, on n'en veut pas, on laissera ...
Q - Vous n'avez pas de majorité ?
R - On laissera à GDF... C'est le Parlement qui est souverain, je l'ai toujours dit et je respecte profondément le Parlement, c'est notre démocratie, c'est l'honneur, du reste, de notre pays que d'avoir une démocratie qui fonctionne.
Q - Est-ce que c'est une hypothèse que vous envisagez aujourd'hui ?
R - Ah, je me bats, bien sûr et c'est ma responsabilité.
Q - Le 49/3 sur un sujet comme ça, c'est une possibilité ?
R - Il n'est pas de ma responsabilité. Par contre, ce que je dis, il faut vraiment que les Français l'entendent. Quand je vois que l'on dit que certains voudraient déposer 50.000 amendements sur une question : « oui ou non, le capital de GDF détenu par l'Etat peut-il descendre de 70 % à 34 % ? » et qu'il y a 50.000 amendements, on n'est plus dans la démocratie, on est ailleurs. Eh bien il faudra que ceux qui sont ailleurs expliquent pourquoi ils sont ailleurs.
Q - De quel chiffre de croissance et de quel chiffre de chômage pourront disposer les hommes politiques qui vont partir en campagne dans quelques mois ?
R - D'abord moi je ne lance pas les chiffres comme ça, je suis plutôt un adepte de la prudence en économie et donc des fourchettes... Et c'est la raison pour laquelle j'ai indiqué que la fourchette économique dans laquelle nous nous situons aujourd'hui est entre 2 et 2,5. Toutes les informations qui nous viennent nous démontrent que nous sommes clairement dans cette fourchette. Oui, l'économie française est très bien repartie, oui, nous tiendrons cette fourchette, oui, le chômage va continuer à baisser. Aujourd'hui, on en est à 9,1. Moi je pense que d'ici la fin de l'année, évidemment, on sera à moins de 9 et qu'on peut être d'ici un an entre 8,7 et 8,5 ce qui fait vraiment que, oui on le sent du reste. C'est la raison pour laquelle...Vous savez, les consommateurs consomment beaucoup et consomment plus, on l'a vu. Il y a deux jours, il y a eu des chiffres très importants de la consommation des Français. Tous les journaux économiques ont fait la Une dessus en disant... Là aussi, je les appelle à la raison, il ne faut pas tomber dans un excès. On a une très bonne croissance, ce n'est pas pour autant qu'on y est arrivés. Il faut continuer l'effort. Mais on est quand même sur une très bonne tendance - entre 2 et 2,5 - et on est clairement sur un taux de chômage qui devrait en un an se situer entre 8,7 et 8,5. Mais ceci n'est pas le fruit du hasard, c'est l'ensemble des mesures qu'avec D. de Villepin et tous les membres du Gouvernement nous nous battons jour et nuit pour mettre en oeuvre. Vous savez cela ne tombe pas du ciel, je le vois. Par contre, ce que je peux vous dire, c'est que l'on est une des économies européennes qui croît le plus vite. Oui, la France, les Français peuvent être fiers des performances économiques de leur pays même si on a encore beaucoup devant nous.
Q - Qu'allez-vous faire l'année prochaine, cela ne vous intéresse pas d'être dans une circonscription pour vous y faire élire ?
R - D'abord, l'année prochaine, pour moi c'est dans un temps long, comme dirait le président de la République. Pour l'instant, je m'inscris, en ce qui concerne mon action, dans ce temps court. Et puis, quand le bout du temps court viendra, je me poserai les questions appropriées. En tout cas ce que je peux vous dire c'est que je suis fier de servir nos compatriotes et j'aime être à leur service.
Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 25 juillet 2006