Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à LCI le 11 janvier 2001, sur le devenir des relations avec les Etats-Unis avec l'élection de M. George W. Bush à sa présidence, sur les risques sanitaires de l'utilisation d'armes à l'uranium appauvri, les négociations au Proche-Orient, les relations franco-africaines et la présidence française de l'Union européeenne.

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Média : Emission L'invité de Pierre-Luc Séguillon - La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, bonsoir. Tout à l'heure, lorsque vous allez quitter ce plateau, vous allez rejoindre Mme Albright puisque vous l'avez invitée, ce soir, à un dîner d'adieu en compagnie d'un certain nombre de responsables de la diplomatie des pays européens.
Je vois qu'il y a les ministres des Affaires étrangères russe, allemand, britannique et italien.
Une curiosité de ma part d'abord, durant tout le temps où vous avez travaillé avec Madeleine Albright, très souvent, presque toujours lorsque l'on vous interviewait, vous aviez eu quelques instants auparavant Madeleine Albright au téléphone.
Vous aimiez bien dire "tiens, j'ai eu Madeleine Albright au téléphone".
R - Ce n'est pas que j'aimais, c'est simplement que c'était vrai.
Q - La citer si volontiers, c'était quoi, une manière de dire que vous travailliez en bonne entente ?
R - Non, c'était une manière d'informer tout simplement.
Q - Est-ce une manière très diplomatique de dire que vous travailliez en bonne entente, une manière de dire que nous sommes d'accord avec les Américains, mais hésitant à leur rendre hommage, nous sommes obligés de prendre un peu de distance.
R - Non, c'était une manière d'informer tout simplement parce que je ne crois pas qu'aucun secrétaire d'Etat avant M. Albright ait autant téléphoné qu'elle.
Je pense qu'elle m'a téléphoné, pas seulement à moi, mais à la terre entière tous les jours, de même qu'elle a beaucoup voyagé.
En général, cela venait naturellement dans la conversation car l'on me questionnait sur tous les sujets, dans les négociations sur le Proche-Orient, sur la Russie etc et très souvent il y a eu une conversation de ce type juste avant.
Donc, je l'indiquais, j'en parlais. C'est vrai d'autre part que depuis que j'exerce mes fonctions, j'ai pensé que nous défendions mieux nos intérêts et nos idées par rapport à l'ensemble du monde si nous avions un dialogue constant avec les Etats-Unis, y compris pour défendre les idées qui ne sont pas les leurs ; et, avec Madeleine Albright cela a très bien marché parce qu'elle était elle-même très intéressée par la discussion avec l'Europe et avec la France. Elle a toujours été un peu étonnée, un peu intriguée par la France chaque fois que la France a eu un point de vue un peu particulier, un peu différent, cela arrive souvent, pas exprès, parce que c'est comme cela. Ce sont nos convictions, cela l'intrigue et elle ne veut pas en rester là. Le côté professeur de relations internationales n'avait pas disparu chez elle, elle souhaitait comprendre plus. Et peut-être a-t-elle eu avec la France, un dialogue encore plus intense qu'avec d'autres.
Q - Mais, au-delà de ce côté professoral que vous évoquez, incarnait-elle une Amérique qui reste tout de même très impériale ?
R - Une Amérique extraordinairement puissante mais il me semble qu'avec le Président Clinton, ils l'ont incarné d'une façon associée à cette puissance extraordinaire dont nous n'avons pas eu d'équivalent avant, en même temps, avec un vrai sens du dialogue. C'est vrai que l'administration Clinton a, jusqu'à maintenant, été l'administration américaine la plus ouverte aux idées européennes depuis 20 ans. Sur tout ce que nous avons fait ces dernières années pour faire apparaître une vraie défense européenne, et nous y avons beaucoup travaillé, y compris pendant notre présidence des six derniers mois, l'administration Clinton a été un peu réticente au début et finalement, ils ont joué le jeu et c'est frappant par rapport à beaucoup d'autres.
Q - Peut-il y avoir un sujet sur lequel vous ayez travaillé ensemble où vous auriez pu prendre une position différente sans son aval ?
R - Sur l'exemple que je prends, il aurait été beaucoup plus compliqué de faire avancer le projet de défense européenne avec une administration américaine carrément hostile. Là, ils étaient simplement un peu perturbés, un peu réservés, mais cela a été suffisant pour que les autres Européens acceptent d'avancer. Avec une administration américaine carrément hostile, je pense que l'attitude de beaucoup d'autres Européens aurait été différente.
Sur le Proche-Orient, je ne crois pas qu'il y ait d'exemple, dans le passé, d'un tel dialogue franco-américain sur la paix au Proche-Orient. Même si ce sont eux qui sont au centre du jeu, il y a des décennies que c'est ainsi sur le plan des idées.
Q - Connaissez-vous son successeur, Colin Powell ?
R - Je l'ai rencontré deux ou trois fois à l'époque de l'administration Bush père, mais je ne le connais pas personnellement.
Q - En écoutant les programmes des uns et des autres, en écoutant ce qu'allait être George Bush junior, on a le sentiment, mais je me trompe peut-être, que sa volonté en matière de politique étrangère est d'être moins présent sur les terrains extérieurs que ne l'a été son prédécesseur. Avez-vous également ce sentiment ?
R - Il faut rester très prudent dans nos commentaires car cette administration n'est pas encore aux commandes, la passation de pouvoirs n'a lieu que le 20 janvier. Ce que vous citez, ce sont des déclarations de campagne faites par telle ou telle personne, tel conseiller influent occupant tel poste.
Q - Mais a-t-on intérêt à une administration américaine davantage présente sur les terrains extérieurs ou plutôt un retrait ?
R - Nous faisons avec ce qu'il y a et nous ne pouvons pas comparer une administration réelle avec une qui est virtuelle, qui aurait peut-être existé mais qui n'est pas là. Nous prenons les gens qui sont là et la position réelle des gens qui sont là, on ne la connaît que lorsqu'ils sont aux commandes et pas uniquement à travers leurs déclarations. On peut faire des analyses théoriques.
Q - Pour l'Europe, est-ce plus commode d'avoir une administration américaine en retrait ?
R - Non, sur le fond, dans la relation France Etats-Unis, Europe Etats-Unis, il y a des constantes, même si cela peut changer beaucoup d'une administration à l'autre. Nous devons être capables de coopérer avec eux, sans complexe, lorsque nous sommes d'accord avec eux, sans nous faire taxer de suivisme dans ces cas-là si nous sommes d'accord et que nous avons des objectifs communs, et il faut également que nous soyons capables de résister et d'être en désaccord avec eux si nous n'admettons pas leurs objectifs ou leurs méthodes, sans que, pour autant, cela déclenche aux Etats-Unis, une espèce de campagne automatique sur le fait que nous sommes anti-américains. Notre problème est d'avoir cette double capacité, c'est ainsi que nous défendons bien nos intérêts. Selon les administrations, les présidents ou les secrétaires d'Etat, c'est plus ou moins facile ; selon les sujets, cela varie. Mais, la politique étrangère américaine est un large fleuve qui est un peu toujours le même. Il est difficile encore de savoir aujourd'hui quelles seront exactement les positions de l'administration Bush sur tel ou tel sujet et on ne sait pas encore sur quoi nous aurons des problèmes ou non. Nous sommes disponibles pour coopérer avec la même intensité qu'avant.
Q - Dans nos rapports avec les Etats-Unis, il y a une chose étonnante actuellement concernant le débat sur l'utilisation des armes à uranium appauvri. On a eu le sentiment que les Européens se tournaient vers l'OTAN, en occurrence vers les Etats-Unis pour demander des informations et des comptes. Et progressivement, on apprend que tous ces gouvernements européens étaient parfaitement au courant. Que veut dire cette contradiction ?
R - Au courant de quoi, cela dépend ?
Q - Au courant des doutes qui pouvaient exister sur cette arme de son utilisation, du choix qu'avaient fait les Etats-Unis de l'utiliser dans le Golfe, en Bosnie puis au Kosovo.
R - Comme le ministre de la Défense l'a expliqué, il y a un certain nombre de métaux rares qui peuvent avoir telle ou telle conséquence et donc qui sont assortis de telle ou telle précaution d'emploi, dans ceux-là mais dans beaucoup d'autres aussi, la situation devant laquelle nous sommes brusquement suppose d'y voir plus clair car les événements qui se sont produits et qui éveillent donc un certain nombre d'inquiétudes sont importants.
Q - Qu'en savions-nous ?
R - Vous dites que nous savions qu'un certain nombre d'armées utilisaient des matériaux de ce type ?
Q - Et nous savions qu'il y avait certains doutes sur les risques ou les dangers que comportait cette arme.
R - Non, car jusqu'ici, la plupart des responsables militaires, en regardant ce qui nous a été donné, indiquent qu'il n'y a pas de corrélation particulière entre telle ou telle maladie et l'emploi de ces armes. Comme il y a tout de même un certain nombre d'interrogations notamment à partir des chiffres fournis par les Italiens, il a été décidé, ce qui me paraît une sage réaction et une sage précaution, de dire au sein de l'OTAN, qu'il fallait commencer par enquêter, par rassembler tous les éléments, faire une étude rapide et claire pour voir si oui ou non, il y a une corrélation anormale entre l'emploi de ces armes et la fréquence de telle ou telle maladie. C'est une bonne réaction et ce problème ne s'était pas présenté avant, d'après ce que j'ai compris.
Q - Alors que nous sommes dans le doute, que nous n'avons pas d'information ni dans un sens, ni dans l'autre, pourquoi refuser un moratoire ?
R - Nous ne sommes pas en guerre. Un moratoire sur quoi, il n'y a pas de moratoire sur une utilisation qui n'a pas lieu actuellement.
Q - Certains l'ont demandé, je n'ai pas inventé cela tout seul ?
R - Oui, mais le moratoire ne changerait rien au fait que toutes ces choses ne sont pas utilisées en ce moment. L'urgence est ce que je disais il y a un instant, c'est ce qu'ont décidé les différents ministères de la défense, c'est ce qui a été décidé dans l'OTAN qui est l'organe compétent, c'est de rassembler toutes les informations pour savoir où nous en sommes exactement. Quels sont les cas réellement anormaux ? Y a-t-il des corrélations entre certaines zones et l'emploi de telle ou telle arme et telle ou telle maladie ? Et ensuite, nous verrons quelles sont les dispositions à prendre s'il y a des corrélations anormales. Aujourd'hui, personne ne peut le dire. Il me semble que la réaction est rapide, claire, il faut enquêter et lorsque nous en saurons plus, nous prendrons les décisions qu'il faut.
Q - Vous reparlerez du Proche-Orient ce soir avec Mme Albright, vous en avez parlé ce matin avec Shlomo Ben Ami.
R - En effet, il était de passage à Paris et il a dû repartir avant d'être reçu par le Président et par le Premier ministre parce qu'il y a une rencontre impromptue qui s'est montée ce soir avec Yasser Arafat d'après ce que j'ai compris, et ils sont dans les tous derniers jours où ils essaient quand même, malgré tout, malgré les difficultés, de faire une percée.
Q - Précisément, cette percée, la croyez-vous possible dans les dix derniers jours qui nous séparent encore du départ de M. Bill Clinton ?
R - Que vous dire, je l'espère de toutes mes forces mais...
Q - Mais, vous n'y croyez pas.
R - Non, je ne dirai pas cela, et mon rôle n'est pas de savoir ce que je pense au fond de moi-même. Notre rôle est d'être toujours le plus utile possible à la recherche de la paix et j'ai donc été heureux d'apprendre qu'une rencontre s'organisait entre les Palestiniens et les Israéliens à partir de ce que le président Clinton a appelé ses "critères", sur les différents sujets. Nous connaissons les réserves faites par les Palestiniens, mais le fait qu'ils discutent montre que tout espoir n'est pas perdu. Nous sommes donc encore dans cette phase et je ne peux que répéter ce que nous disions jusqu'à la fin décembre au nom de l'Europe et que nous continuons de dire au nom de la France, nous souhaitons ardemment que les protagonistes trouvent en eux-mêmes la force et le courage nécessaire pour prendre des décisions politiques leur permettant de se mettre d'accord. C'est très très dur.
Q - Oslo est mort ?
R - Ce matin, M. Ben Ami, après notre rencontre a été interrogé par la presse là-dessus, il a fait remarquer que de toute façon, le problème ne se posait pas parce que Oslo était un système d'accord intérimaire. A partir du moment où les Palestiniens et les Israéliens se sont engagés dans la négociation d'un accord définitif, qui aurait en tout cas cette ambition, depuis Camp David l'été dernier, le processus d'Oslo a donné ce qu'il pouvait donner. Nous ne sommes plus dans un processus intérimaire. Nous sommes théoriquement au-delà. Et ce qui est recherché est théoriquement plus ambitieux. Sauf que jusqu'ici, l'accord ne s'est pas fait.
Q - Si j'ai bien compris, lorsqu'Ariel Sharon dit que le processus de paix est mort...
R - Lui le dit dans un autre esprit.
Q - Il dit donc qu'il faut tout reprendre à zéro.
R - Je pense qu'il le dit dans un autre esprit et je vous indiquais ce que répondait M. Ben Ami, il disait que nous étions au-delà d'Oslo.
Q - Toute prudence diplomatique évitée, craignez-vous l'arrivée d'Ariel Sharon au pouvoir ?
R - Pour le moment, les élections ont lieu le 6 février, les Israéliens et les Palestiniens négocient encore. Le président Clinton est à la Maison Blanche durant encore 9 jours. De part et d'autre, ils prennent au sérieux ces derniers jours, ces dernières heures. Ce n'est donc pas le moment de spéculer sur la suite. Je leur dis simplement qu'ils doivent avoir le courage de prendre les décisions, il y a une opportunité qui s'offre à vous. Quelle sera la suite, personne ne le sait. S'ils ont le courage de faire ce pas, l'Europe sera très présente pour les aider car la paix, il ne suffit pas de la conclure, elle ne l'est même pas là. Il ne suffit pas de la conclure, il faut la construire.
Q - Demain, l'administration Bush va entrer en fonction, il faudra probablement un certain nombre de semaines ou de mois pour reprendre ce dossier.
R - C'est ce qui se passe en général, l'administration fait le point avant de déterminer ses options.
Q - Il y a donc une période où il ne se passera que fort peu de choses. Craignez-vous cette période ? Y a-t-il des risques aujourd'hui de déstabilisation générale ?
R - Il y a des risques tout le temps au Proche-Orient. Tant qu'il n'y a pas la paix, tant qu'il y a cette contestation, cette tension sur le terrain, bien sûr que toute période est à craindre. Et le fait de voir se retirer le président Clinton qui a eu un engagement personnel tellement impressionnant et fort sur cette affaire, ce n'est pas un bon élément sur le processus de paix, mais c'est comme cela. Cette période est évidemment potentiellement redoutable s'il n'y a pas eu un accord ou quelque chose de nouveau. Mais, de toutes les façons, nous ne baisserons jamais les bras, quel que soit le degré de difficultés.
Q - Lorsque vous dites que nous ne baisserons jamais les bras, pensez-vous à la France ou l'Europe ?
R - Je pense à un effort collectif qui vise à entourer les protagonistes principaux israéliens et palestiniens qui sont les seuls à pouvoir conclure. Personne ne peut faire la paix à leur place.
Q - Qu'est-ce que cela veut dire concrètement ?
R - Leur dire aujourd'hui par exemple, d'avoir le courage de surmonter les obstacles internes au monde palestinien et en Israël qui font qu'ils n'ont pas encore conclu. C'est très difficile de conclure cet accord car chacun doit renoncer à des points qui lui paraissent absolument essentiels, je sais bien cela. Mais, un jour ou l'autre, il faudra trouver ce courage, il n'y aura pas d'accord au Proche-Orient qui satisfasse totalement tout le monde. Chacun devra faire des concessions. Il faut donc les aider, les encourager en leur disant cela plutôt que de leur dire de tenir bon, de ne pas transiger, de ne passer jamais d'accord. La France dit depuis 20 ans qu'il faut un Etat palestinien viable, c'est de cela qu'il faut parler, c'est cela que nous pouvons faire. Ensuite, il y a le travail économique d'accompagnement de la construction de la paix, de l'établissement d'un Etat palestinien moderne.
Q - Pour être entendu, il faut sembler impartial. Après la réunion de Paris, les Israéliens avaient reproché à la France une certaine partialité, est-ce effacé ?
R - Je vois que M. Ben Ami était à Paris aujourd'hui et c'est uniquement à cause du rendez-vous avec M. Arafat qu'il est repartit sans avoir été reçu par le Président et par le Premier ministre. Je vois que lorsque je suis allé dans la région en décembre, durant la Présidence, j'ai eu des contacts très amicaux, très confiants, aussi bien avec le Président Arafat qu'avec M. Barak. C'est la réalité.
Q - Autre sujet diplomatique, il va se tenir à Yaoundé dans quelques jours, le sommet France-Afrique. Pensez-vous que les soupçons, les révélations qui ont été publiés dans la presse à la suite des actions de justice à l'encontre de M. Mitterrand ou des réseaux dits "réseaux Pasqua" vont polluer cette réunion ?
R - En rien.
Q - C'est autre chose.
R - Il n'y a aucun lien.
Q - Sauf que ce sont des réseaux africains.
R - Oui, mais on ne voit même pas en quoi les dirigeants africains qui se réuniront pour ce rendez-vous avec la France qui est important pour eux, pour parler de l'Afrique face à la mondialisation qui est bien malmenée d'ailleurs par cette mondialisation, on ne voit pas en quoi les accusations qui ont été lancées et que personne ne peut vérifier à ce stade - ce qui suppose une procédure de justice équitable qui n'a pas eu lieu - tout cela est devant nous et cela n'a aucune espèce de rapport avec les relations de la France et l'ensemble des pays africains.
Q - Pardonnez-moi cette question anachronique, à quoi sert le sommet franco-africain ?
R - Aucun Africain ne se pose cette question. Anachronique, de quel point de vue ?
Q - Ceci s'utilisait dans une période où la France était une puissance coloniale tutélaire d'un certain nombre de pays ?
R - Cela remonte à vieille lune, l'interrogation.
Q - Oui, alors, à quoi cela sert-il aujourd'hui ?
R - Ou bien alors, nous les laissons seuls avec le FMI et avec les fonds de pension. L'Afrique est face à la mondialisation. Tous les dirigeants africains que nous connaissons attachent une très grande importance au fait qu'un grand pays occidental et européen comme la France maintienne un vrai engagement africain. Un engagement modifié, un engagement clarifié, un engagement modernisé clair net, mais un engagement quand même. La grande crainte des pays africains est une attitude de désintérêt, un désintérêt politique, un désintérêt des investisseurs sous prétexte que le développement de l'Afrique est long et laborieux, que l'établissement de la démocratisation de l'Afrique ne va pas aussi vite que ce que nous pourrions souhaiter et passe par des étapes difficiles. Il y a une tentation de dire qu'ils n'ont qu'à se débrouiller seuls. Et la France incarne une autre politique, un engagement amical, un engagement qui vient de loin dans l'Histoire mais qui est en même temps très actuel. Pour les Africains, cette rencontre est très importante surtout que, depuis ces dernières années, elle a été élargie à toute sorte de pays qui ne sont pas traditionnellement francophones. C'est un grand rendez-vous africain avec le pays occidental qui reste le pays le plus engagé en Afrique sur l'aide au développement, sur les échanges de toute nature dans le dialogue politique. Du point de vue africain, la question ne se pose pas. Ce qui est important pour eux est de savoir de quoi nous parlons, ce que nous pouvons apporter concrètement sur le plan de la formation, du développement, que peut-on faire pour les conflits qui existent dans certaines zones de l'Afrique.
Q - Puisqu'on en parle, un mot sur sa partie maghrébine, je pense à l'Algérie. Le président Bouteflika a dit que finalement, la concorde civile a triomphé. Et pourtant, on voit se poursuivre un certain nombre d'actes de violence qui, à nouveau touche des étrangers puisque je crois que des ressortissants russes ont été assassinés. Quelle est l'analyse que vous faites du devenir de l'Algérie ? Avez-vous le sentiment que la concorde civile ait triomphé ?
R - J'ai le sentiment qu'il y a encore un certain nombre de choses à faire en Algérie pour surmonter les problèmes hérités de ces années tragiques que nous connaissons. Nous ne pouvons que souhaiter que les Algériens en effet surmontent ces séquelles et arrivent à faire évoluer l'Algérie sur le plan économique, politique et sur le plan de ses relations avec ses voisins. C'est vrai de tous ces pays qui sont confrontés à des problèmes qui se révèlent plus résistants que ce que l'on pouvait espérer. Nous soutenons cette tendance sur le long terme pour qu'ils parviennent à maîtriser toutes ces difficultés.
Q - Un dernier mot sur l'Europe. Vous avez participé avec le président de la République et le Premier Ministre à ce sommet de Nice. Dans un premier temps, on a eu une analyse relative de ce sommet et ensuite, la presse a été très dure pour ce sommet. Est-ce immérité ?
R - Oui et je crois que c'est erroné.
Q - Aujourd'hui, la France n'est plus présidente de l'Union, elle a passé la main, elle a retrouvé une certaine liberté d'expression. Que faut-il faire, qu'est-ce qu'elle peut faire à votre avis pour relancer une Europe qui peine à se construire ?
R - D'abord, je crois qu'il faut corriger cette image sur Nice. Là où les Quinze avaient échoué à Amsterdam en 1997 pour réformer leurs institutions avant l'élargissement, les Quinze ont réussi à Nice. Ce n'est pas la Présidence, on exagère le rôle des présidences. Ce n'est pas comme dans la Rome antique où l'on confiait durant quelques temps, tous les pouvoirs à un despote transitoire momentané. Lorsque l'on a la présidence européenne, c'est presque l'inverse et c'est une présidence démocratique.
Q - C'est pour cela que je dis que vous avez retrouvé une certaine liberté.
R - Oui, mais pour regarder l'avenir, il faut commencer par revenir sur l'erreur d'appréciation sur Nice. Il y a eu une erreur d'appréciation. Nice est une réussite. A Amsterdam, c'était un échec, à Nice, les Quinze ont réussi à se mettre d'accord sur l'amélioration des institutions avant l'élargissement. Peut-être pas aussi loin que ce que nous avions souhaité, beaucoup moins loin que ce que souhaitent les militants du fédéralisme et de l'intégration européenne. Je peux tout à fait comprendre leur déception de leur point de vue, sauf qu'il est injuste d'en faire porter la responsabilité à la Présidence française lorsque l'on regarde la réalité de la position des 14 autres participants. Je crois donc que nous avons obtenu le mieux possible dans la réalité de l'Europe d'aujourd'hui et c'est très important d'avoir fait cela. Je sais très bien les questions que vous me poseriez si nous n'avions pas eu d'accord à Nice.
Q - Et maintenant ?
R - Maintenant, il faut ratifier Nice, il faut exploiter les potentialités du traité de Nice qui comportent beaucoup de choses, la majorité qualifiée, la coopération renforcée, on peut avancer loin. Il faut mener le mieux possible les négociations d'élargissement, les négociations d'adhésion pour que l'élargissement soit réussi, dans l'intérêt des candidats et dans le nôtre. Il faut préparer activement le passage à l'euro réel pour tout le monde, renforcer la cohésion économique à l'intérieur de la zone euro et il faut commencer, mais avec sang froid, calme et sérénité à réfléchir aux futurs rendez-vous de l'Europe en 2004, lorsque nous parlerons de la répartition des pouvoirs entre l'Union européenne, les Etats et les régions, ce qui a été accepté à Nice.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 janvier 2001)