Texte intégral
N. Demorand - Alors, c'est le grand jour sur le dossier Suez/GDF, le débat démarre tout à l'heure à l'Assemblée. Vous dirigez le syndicat majoritaire de Gaz de France, vous êtes totalement contre ce projet de fusion, qu'est-ce qui est en votre pouvoir pour le faire capoter ?
R - De participer à la campagne d'information auprès de la population, des personnels bien sûr, et en ce sens nous consultons les personnels de GDF aujourd'hui, conjointement avec le syndicat Force Ouvrière, nous aurons le résultat de cette consultation ce soir. J'espère que ça nous permettra, entre autres, pas seulement, mais entre autres, de montrer que les personnels sont majoritairement hostiles à cette fusion, mais plus largement, et c'est ça tout l'enjeu du débat public que nous voulons alimenter en tant que syndicat, l'avenir de GDF, l'avenir de ce que la France envisage de faire dans le secteur énergétique, ne concerne pas, loin s'en faut, seulement les personnels qui travaillent dans ce secteur. C'est bien parce que l'énergie n'est pas une marchandise comme les autres, que nous voulons participer à sensibiliser nos concitoyens sur les conséquences des choix politiques et économiques qui sont, aujourd'hui, sur la table du Parlement.
Q - Et vous pensez vraiment parvenir à mobiliser largement l'opinion contre ce projet ?
R - Nous avons pris de multiples initiatives, y compris durant l'été, sur des lieux de vacances, pour diffuser nos arguments, nos analyses. La semaine prochaine, et singulièrement le 12 septembre, nous reprenons d'autres initiatives dans les localités. J'invite à cette occasion tous nos concitoyens, les consommateurs singulièrement, qui sont sensibles à cette décision, et qui sont opposés à cette décision, à participer aussi aux initiatives syndicales qui seront organisées ce jour-là.
Q - Et que ferez-vous, B. Thibault, si le Gouvernement passe en force ?
R - Là nous sommes à l'étape parlementaire, je ne sais pas combien de temps elle va durer, j'espère...
Q - Sans doute longtemps.
R - J'espère qu'elle participera, à sa manière, à sensibiliser les Français qui ont besoin encore d'avoir de l'information sur les tenants et les aboutissants de ce dossier. Mais nous savons qu'après l'étape parlementaire, le dossier ne sera pas clos pour autant. D'ailleurs ce que je regrette, pour partie, c'est que le Parlement puisse légiférer sans avoir encore tous les éléments de connaissance sur le dossier, puisqu'il y a une autre étape qui va y succéder, c'est l'éclairage européen. Il est possible que le Parlement français prenne une décision politique, juridique, et que derrière on s'aperçoive, qu'en conséquence de cette décision, les instances de Bruxelles décident que ça doit avoir telle et telle répercussion, y compris dans le secteur énergétique français. Donc là, dans la chronologie des évènements, il y aura d'autres étapes. Et puis derrière, et puis derrière, il y aurait, éventuellement - je ne m'inscris pas dans cette hypothèse a priori, mais il y aurait aussi éventuellement - la mise en place concrète, pratique, de la fusion. C'est dire que nous avons encore plusieurs mois devant nous et que les problèmes et les sujets ne vont pas être résolus dès la fin du débat parlementaire, quelle que soit sa conclusion par le vote qui en émanera.
Q - Je vous repose la question B. Thibault. Imaginons qu'il ait recours à l'article 49.3, que faites-vous dans ce cas précis ?
R - Vous savez, indépendamment des procédures, des expériences récentes nous ont montré qu'indépendamment d'un vote au Parlement, les évènements, après, pouvaient modifier la donne. Je me souviens même...
Q - Vous faites référence au CPE là, j'imagine.
R - Je me souviens même d'un président de la République ayant expliqué le jour même où il accréditait une loi, qu'il demandait sa révision dans le même mouvement.
Q - Mais c'est quand même deux dossiers, deux questions très différentes. Sur le CPE, il y avait une très large mobilisation, ce n'est pas le cas aujourd'hui, sur l'énergie.
R - Mais nous sommes là pour y travailler et j'espère que nos concitoyens, d'une manière ou d'une autre, vont interpeller leurs élus, vont être présents dans les rassemblements locaux, vont exprimer leur désaccord avec ce choix politique, économique, qui, encore une fois, a des conséquences considérables, graves - nous l'apprécions comme tel - pour l'avenir de notre pays.
Q - Ce sont des voeux pieux, là, B. Thibault.
R - Non, non, c'est un appel à ce que les français disent leur opinion dans cette période où c'est un choix, je le souligne, qui tourne le dos de 60 ans de politique énergétique française, certes singulière, certes dans un environnement différent, mais dont, de notre point de vue, rien, au contraire, rien ne justifie que la puissance publique, que l'Etat se retire, parce que c'est ça qui est en jeu, se retire s'agissant de ses possibilités d'intervenir sur l'accès à l'énergie pour le pays et nos concitoyens.
Q - L'Etat ne se retirerait pas totalement, si la fusion avait lieu.
R - L'Etat deviendrait un acteur minoritaire dans les choix économiques...
Q - Oui, mais pas n'importe pas quel acteur minoritaire, un acteur minoritaire avec une minorité de blocage.
R - Minorité de blocage, non, vous avez vu d'ailleurs...
Q - Et un vrai pouvoir.
R - Vous avez vu d'ailleurs qu'au sein, même aujourd'hui, de Suez, certains investisseurs, privés, au sein de Suez, veulent faire monter les enchères auprès de la puissance publique et invitent déjà les actionnaires, certains actionnaires, à refuser le montage proposé par l'Etat au motif que les actionnaires privés n'en retireraient pas, dès maintenant, un bénéfice financier suffisant, en vue d'une assemblée générale qui se préparera à la fin de l'année. C'est dire que l'Assemblée nationale est susceptible de prendre une décision, politique, économique, mais qui au final sera soumise à l'acceptation d'actionnaires privés, et qui pourront éventuellement dire, « nous nous serons d'accord avec ce marché-là, si vous remettez 10,20, 30 euros dans le panier. » voilà l'approche politique que l'on est en train de proposer aux français en matière d'énergie.
Q - Vous avez proposé comme alternative, B. Thibault, une agence européenne de l'énergie. Mais une agence européenne construite avec qui, comment, dans combien de temps, quels partenaires, autour de quelle table de négociations, quel calendrier ? On voit mal.
R - On voit mal parce que les gouvernements nationaux et les institutions européennes voient mal justement. La seule obstination actuelle des instances européennes, avec le soutien des gouvernements nationaux - elles ne l'ont pas décidé toutes seules - s'agissant d'une activité dont tout montre qu'il y a un risque de pénurie accru, des risques de conflits politiques de plus en plus importants à travers le monde, la seule obstination c'est de permettre à des acteurs privés de jouer un rôle pour se partager le marché, alors que justement l'enjeu est beaucoup plus politique, qu'il nous faudrait le réfléchir à l'échelle européenne, en s'appuyant sur les capacités que nous avons dans chacun des pays européens. L'Europe est menacée...
Q - Il faudrait, dites-vous, il faudrait B. Thibault.
R - Mais ça nécessite une volonté politique. L'Europe est menacée de pénurie, en matière énergétique, à moyenne échéance. Je ne veux pas être alarmiste, mais tous les experts le savent. Et plutôt que de concentrer nos efforts politiques et financiers à réfléchir aux recherches, aux investissements permettant à l'Europe, justement, d'être davantage sécurisée en matière énergétique, nous consacrons des dizaines de milliards d'euros à répartir un marché privé qui deviendra en pénurie.
Q - Mais est-ce qu'il y a déjà des partenaires européens qui seraient prêts à suivre l'idée d'une agence européenne ou est-ce que c'est simplement un voeu lancé comme ça par B. Thibault de la CGT ?
R - Mais pas que par B. Thibault de la CGT. Cette analyse-là...
Q - Mais quels pays, B. Thibault ?
R - Tous les pays européens...
Q - Le souhaitent ? Une agence européenne ?
R - Ah je ne sais pas s'ils la souhaitent.
Q - Voilà, c'est ça la question.
R - La France étant un des acteurs majeurs dans le secteur énergétique, est bien placée pour proposer une vision européenne de ce qu'il conviendrait de faire. Or on est dans une espèce de fuite en avant du marché, de la mise en concurrence, qui nous mène à l'impasse pour tous les pays européens. Je peux vous dire qu'elle est au moins partagée par l'ensemble des syndicalistes en Europe. Nous avons de ce point de vue là un texte qui appelle une réflexion européenne différente de ce qu'elle est aujourd'hui.
Q - Eh bien, on poursuit la réflexion dans une dizaine de minutes, avec les auditeurs de France Inter.Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 7 septembre 2006