Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre, dans "Les Izvestias" du 13 février 1996, sur les relations économiques entre la France et la Russie, l'élargissement de l'OTAN et la sécurité européenne.

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Circonstance : Voyage officiel de M. Alain Juppé à Moscou (Russie) et à Kazan (Tatarstan) du 14 au 16 février 1996

Média : Izvestias - Presse étrangère

Texte intégral


Q - Après une longue stagnation dans les relations franco-russes, la flamme du dialogue politique au sommet s'est de nouveau réanimée. Comment peut-on expliquer la renaissance de cet intérêt réciproque ?

R - La France et la Russie sont deux nations amies. Cette amitié est inscrite dans l'histoire de nos deux pays. Pour nous, la Russie est un partenaire qui joue un rôle essentiel dans la construction de la nouvelle Europe. Aussi, le dialogue avec la Russie est-il une priorité de notre diplomatie.

Je me réjouis que le climat de confiance qui s'est établi entre le Président Eltsine et le Président Chirac, notamment lors de leur rencontre de Rambouillet en octobre dernier, permette de développer entre nos deux pays un partenariat privilégié, fondé sur une relation forte et dynamique.

Q - Mais pour l'instant, il est peu probable que nos relations économiques suivent ce regain politique. Nos échanges économiques restent à un niveau très bas. Sur le plan des investissements, la France est visiblement en retard par rapport aux autres pays occidentaux. La COFACE - au demeurant un organisme d'Etat - place la Russie, tout comme les pays d'Afrique, dans la catégorie d'Etats aux risques très élevés.

R - Certes, nos relations économiques ne sont pas encore à la hauteur de nos relations politiques. Il est vrai que le niveau de nos échanges est encore trop bas, et que les investissements français dans votre pays restent insuffisants.
Je relève toutefois que selon les statistiques russes, la France se place désormais au troisième rang des investisseurs étrangers. En 1995, les échanges commerciaux entre nos deux pays ont augmenté. C'est un signe positif même s'il est souhaitable et possible de faire mieux encore. Quant à la COFACE, qui fixe le niveau des garanties des aides à l'exportation, elle doit tenir compte d'un certain nombre de difficultés qui gênent encore le développement des échanges avec la Russie. Quoi qu'il en soit, il existe des moyens de financement pour soutenir les projets des entreprises françaises en Russie.

La Russie doit encore progresser sur la voie des réformes, afin que ses marchés soient plus attractifs. Il faut, par exemple, créer, pour le monde des affaires, un environnement juridique plus stable, établir un système fiscal modernisé, etc... Il faut aussi que les immenses possibilités de la Russie soient mieux connues. J'espère que mon voyage y contribuera. Je serai accompagné par une importante délégation de chefs d'entreprise français. Pour ma part, j'ai confiance dans l'avenir de la Russie et ne doute pas que les difficultés que je viens d'évoquer seront surmontées.

Q - Est-ce que la création de la Commission Juppé-Tchernomyrdine est une nouvelle tentative de donner une impulsion à nos faibles relations économiques ?
Quelles seront ses priorités ?

R - Cette Commission a été voulue par les Présidents Eltsine et Chirac pour donner un coup de fouet à nos relations économiques. Je me rends à Moscou pour la créer avec M. Tchernomyrdine et tenir la première session. Nous en attendons une impulsion décisive à nos échanges. Elle devra notamment permettre un contact direct entre chefs d'entreprise russes et français. Le renforcement de nos relations passe en effet par une meilleure connaissance des partenaires et des différents acteurs de la vie économique. Notre priorité sera de passer en revue les différents secteurs dans lesquels nous souhaitons renforcer nos coopérations et de faire avancer des projets concrets. Il nous faudra également nous pencher sur les obstacles ou les difficultés éventuelles qui freinent ces coopérations. Nous avons M. Tchernomyrdine et moi, la capacité de fixer des orientations mais aussi de faire des choix, d'arbitrer, de décider pour que les projets sortent effectivement des cartons.

Q - Le problème le plus douloureux de la Russie sur le plan extérieur est l'élargissement de l'OTAN. Le Président Chirac et le Chancelier Helmut Kohl à l'unisson disent qu'il ne faut ni humilier la Russie, ni l'isoler... mais l'adhésion de nouveaux membres à l'OTAN est pratiquement acquise à l'encontre - pense-t-on à Moscou - des intérêts de notre pays.

R - Nous devons faire progresser ensemble l'organisation du continent européen. Il y a l'Union européenne qui va s'élargir. La Russie et la CEI forment le grand partenaire de l'Union. Sur le plan de la sécurité, l'Union européenne et les Etats-Unis sont étroitement liés au sein de l'Alliance atlantique, et ce lien doit être maintenu. L'élargissement de l'Union européenne comme de l'OTAN est un processus naturel et nous l'accueillons favorablement. Il ne doit pas être perçu par la Russie comme une menace, car nous voulons simultanément renforcer la relation entre l'Alliance et la Russie. Vous savez que les forces de l'OTAN et les forces russes coopèrent pour l'application du plan de paix dans l'ex-Yougoslavie. Bien entendu, nous connaissons les appréhensions de l'opinion russe. L'élargissement doit être soigneusement préparé. Il n'y aura pas de décision immédiate ou abrupte. C'est pourquoi cette année sera consacrée à la réflexion. Dans ce contexte, pourquoi ne pas envisager l'élaboration d'une charte ou d'un accord solennel entre l'Alliance et la Russie ?

Q - Avec l'OTAN élargie, quel rôle la Russie peut-elle jouer au sein du système de la sécurité européenne ?

R - Je le répète, on ne fera pas l'Europe future sans la Russie. Il importe donc de prendre en compte à la fois ses préoccupations et ses intérêts. C'est d'ailleurs pourquoi les Présidents Chirac et Eltsine ont décidé d'approfondir le dialogue franco-russe sur la future architecture européenne de sécurité.
Au-delà des questions de sécurité, la France s'emploie à favoriser l'intégration normale et nécessaire de la Russie dans la communauté internationale. Pour ce faire, nous souhaitons aider la Russie à créer les conditions de sa pleine adhésion aux grandes enceintes de la coopération multilatérale comme le G7 ou l'Organisation mondiale du Commerce. Nous contribuons également à ce qu'elle développe une relation substantielle de partenariat avec l'Union européenne. Son entrée au Conseil de l'Europe, pour laquelle nous avons oeuvré et dont nous nous réjouissons, s'inscrit précisément dans cette perspective.

Q - Vous arrivez à Moscou au moment où la campagne présidentielle bat son plein. Le 15 février, le Président Eltsine va sans doute annoncer officiellement sa candidature. Est-ce qu'il a encore le soutien de la France ?
Est-ce que les résultats des élections présidentielles - et le succès probable des communistes - peuvent influencer la politique de la France envers la Russie ?

R - La Russie a en effet devant elle une importante échéance politique. Ce sera au peuple russe de se déterminer. Si je peux émettre un souhait, ce serait que la campagne électorale puisse être l'occasion de mettre en valeur les acquis de la politique de réforme menée par le Président Eltsine. Comme dans toute transition historique, les difficultés sont nombreuses, mais des résultats remarquables ont déjà été atteints dans un laps de temps relativement court. Je constate notamment que les organisations financières internationales prévoient un redressement de la situation économique de la Russie pour 1996. La France continuera à appuyer les efforts de la Russie sur le plan économique mais aussi pour l'accompagnement social de la transition et la construction de l'Etat de droit.

Q - La Tchétchénie reste une plaie saignante. Comment est-ce que la France, compte tenu de son expérience dans la lutte contre les séparatistes en Corse, pourrait essayer de résoudre ce problème si elle se trouvait à la place de la Russie ?

R - Il n'y a rien de commun entre la Tchétchénie et la Corse ! Le drame dans la crise tchétchène, c'est qu'elle a fait des milliers de morts. Elle a suscité beaucoup d'émotion et de préoccupation dans l'opinion internationale. La France a toujours tenu le même langage. La solution du conflit ne passe ni par le terrorisme, que nous condamnons fermement, ni par l'usage de la force militaire. Seule la négociation en vue d'une solution politique respectant l'intégrité de la Russie et les Droits de l'Homme permettra de résoudre cette crise et de mettre fin aux souffrances des populations. Une issue pacifique doit pouvoir être trouvée.

Pendant mon séjour en Russie, je me rendrai à Kazan à l'invitation du Président Chaimiev. La République du Tatarstan a conclu il y a deux ans avec Moscou un traité qui reconnaît son identité et établit un partage de compétences avec la Fédération. Ne peut-on s'inspirer de cet exemple ?


(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 novembre 2002)