Déclaration de M. Dominique de Villepin, Premier ministre, sur les relations franco-roumaines et sur l'importance de l'Europe pour établir la sécurité européenne et la paix mondiale et sur le rôle des jeunes européens pour bâtir une politique de l'immigration en vue d'un co-développement euro-africain, Bucarest le 1er février 2007.

Prononcé le 1er février 2007

Intervenant(s) : 

Circonstance : Déplacement en Roumanie le 1er février 2007

Texte intégral

Monsieur le Premier ministre, cher Calin,
Messieurs les ministres,
Monsieur le recteur,
Je veux, d'abord, vous dire tout le plaisir et l'honneur que j'ai d'être parmi vous, ici, avec Catherine Colonna, la ministre des Affaires européennes. Heureux parce qu'il était important, pour la France, de faire partie des premiers pays à venir, ici, à Bucarest, vous dire, à chacune et chacun, "Bienvenue, bienvenue dans cette famille qui est la vôtre, qui est la grande famille européenne". Je le fais, aujourd'hui, comme représentant d'un pays, comme le vôtre, qui a une longue histoire. Je n'oublie pas, en effet, que l'Etat roumain a été créé il y a 150 ans, qu'il a une longue histoire au service de la paix et de la bataille pour un nouvel ordre mondial.
L'un des grands et premiers présidents de la Société des Nations était roumain, Nicolae Titulescu. Ce qui veut dire que, vous les Roumains et nous les Français, sommes du même côté de l'Histoire. Nous sommes des pays qui avons connu des épreuves et des difficultés mais qui gardons au coeur cette joie de vivre, cette volonté de faire avancer l'Histoire, de faire avancer l'Europe, de changer le monde.
L'histoire de votre pays et l'histoire du mien sont des histoires proches, si proches que, parfois, certaines des grandes figures de l'histoire roumaine sont aussi, pour moi, des grandes figures de l'histoire française. Je n'oublie pas l'émotion que j'ai ressentie quand j'avais votre âge et que je lisais les textes de Ghérasim Luca. Je n'oublie pas l'émotion qui fut la mienne quand je découvris les pièces de Ionesco, quand je lus les textes de Mircea Eliade ou de ce grand Européen, peut-être le plus grand poète du XXe siècle, qui est né dans une terre qui, à l'époque, était une terre roumaine, Paul Celan. Tout cela, c'est un bagage que nous avons en commun. Tout cela, c'est quelque chose qui est en partage entre vous, étudiants roumains, et tous les étudiants français. Et, aujourd'hui, le sentiment que nous éprouvons à vous dire "Bienvenue dans votre famille européenne", c'est un sentiment d'immense fraternité parce que nous avons le sentiment que nous allons être plus forts pour relever des défis ensemble.
Cette Europe, notre Europe, elle reste à inventer. L'Europe reste une idée neuve, une idée qui a besoin de chacun d'entre vous pour exister et pour s'affirmer. J'ai eu beaucoup de chance dans ma vie. En très peu de temps, j'ai été, à la fois, ministre des Affaires étrangères, ministre de l'Intérieur et Premier ministre. J'ai appris une chose : il faut de l'audace, il faut de l'enthousiasme, il faut de l'imagination pour faire avancer les choses. Le monde a besoin d'imagination et le monde a besoin de l'Europe. L'Europe a une énergie particulière qui fait que son idéal est un idéal toujours à refaire. Elle porte en elle une insatisfaction, le sentiment qu'il manque quelque chose à la planète, qu'il manque quelque chose à la beauté du monde, qu'il manque quelque chose pour que l'homme soit parfaitement heureux.
Ce qu'il manque, c'est, justement cette capacité que nous avons à établir des liens avec les autres, à nous pencher en direction de ceux qui souffrent le plus, à aller porter notre assistance aux régions du monde qui connaissent encore la guerre, à régler ce sentiment, qui reste le sentiment du monde, qui est un sentiment d'injustice. Notre insatisfaction, ce n'est pas tout simplement l'insatisfaction de ceux qui sont mécontents. Non, c'est une insatisfaction créatrice, l'insatisfaction de ceux qui veulent changer les choses pour apporter des réponses au monde.
Alors, le premier message que je veux porter aujourd'hui devant vous, c'est un message de fraternité. Nous sommes proches, nous sommes très proches et je rêve que les Français puissent venir nombreux dans votre pays, comme, aujourd'hui, tous ceux qui veulent entreprendre. Nos industriels viennent le faire pour participer à cette grande aventure. 8 % de croissance dans votre pays, 5 % de taux de chômage, c'est dire à quel point il y a aujourd'hui des appétits, une énergie, une volonté, un enthousiasme. Nous souhaitons être à vos côtés pour relever le défi d'une Roumanie plus grande, plus forte et plus juste.
Mais, au delà de ce message de fraternité et d'amitié, il y a un message d'espoir. L'Europe est à construire. L'Europe, vous le savez, repose sur une idée très simple portée par les pères fondateurs. Jamais l'Europe ne pourra regarder vers l'avenir si elle n'est pas capable de créer en son sein, entre ses peuples, la paix. C'est le message qui a été celui de Jean Monnet, de Gasperi et de tous les grands pères fondateurs, de Adenauer. Ce message-là est parti de l'idée extrêmement paradoxale que pour faire la paix, il fallait utiliser les armes qui, pendant des siècles, avaient été les armes de la guerre : le charbon et l'acier qui avaient servi à nourrir les appétits, les ambitions, les impérialismes à l'intérieur de l'Europe. On a décidé de les mettre en commun, de créer cette grande aventure du charbon et de l'acier pour rendre la paix irréversible sur notre continent. C'est de là qu'est née l'Union européenne. Mais, aujourd'hui, la paix, quand on a vingt ans, ça paraît quelque chose de naturel, ça paraît quelque chose d'acquis, mais nous avons besoin d'autres choses pour avancer, nous avons besoin d'autres projets pour l'Europe.
Or, l'Europe doute, hésite, s'interroge. Elle connaît une crise du sens : où va-t-on ? Elle connaît aussi une crise institutionnelle : comment y allons-nous et comment travailler ensemble ? C'est plus difficile de travailler à 27 que de travailler à 6. Il faut une table plus grande, il faut des conversations mieux organisées, il faut des décisions mieux préparées. Il faut donc des institutions plus efficaces. Mais tout cela suppose, au départ, que nous nous posions la question fondamentale de la volonté européenne et de l'attente de l'Europe. Quand nous sortons de notre continent, quand nous allons en Afrique, quand nous allons au Moyen-Orient, quand nous allons en Asie, en Amérique Latine, c'est alors que nous mesurons notre chance extraordinaire d'être Européens, cette chance d'être un continent en paix, cette chance d'être un continent au travail et en développement. Nous mesurons alors à quel point le message de l'Europe est attendu. Je l'ai dit à d'autres tribunes : sans l'Europe, il n'y aura pas de monde en paix ; sans l'Europe, il n'y aura pas de monde juste. Sans les valeurs qui sont les nôtres, nous n'arriverons pas à faire vivre ces idéaux sur la planète. C'est pour cela que l'aventure vaut la peine d'être poursuivie très loin. Notre combat n'est pas seulement un combat pour nous, c'est un combat pour faire en sorte que la paix au Proche-Orient, la paix entre Israéliens et Palestiniens devienne possible. C'est un combat pour faire en sorte que ce formidable gâchis qu'est l'Irak puisse, un jour, trouver sa solution. L'Europe, c'est, aujourd'hui, une nécessité pour que l'on trouve une réponse à l'inquiétude dans notre planète face à la montée de cette menace que représente le risque d'un nucléaire militaire en Iran.
Tout cela dépend de nous. Et c'est cette prise de conscience qui doit nous conduire à aller beaucoup plus loin, à déployer une énergie comme peut-être jamais. Notre responsabilité, il faut le savoir, est immense. Nous pouvons changer l'ordre planétaire et l'Europe, pour cela, doit dépasser ses égoïsmes. J'ai vu, à la table du Conseil européen, l'Europe se diviser pour "Qui aura plus de voix ?", pour "Qui aura plus de fonds structurels ?", pour "Qui aura plus d'aides ?". C'est important, mais ce n'est pas ça, l'enjeu européen. Le vrai enjeu européen, c'est comment l'Europe, avec les puissances qui ont une responsabilité première dans le monde, et je pense, bien sûr, aux Etats-Unis, sont capables, main dans la main, de bâtir cet ordre mondial de paix, de justice et de développement. Aujourd'hui, est-ce qu'il y a une fatalité à ce que des millions, des centaines de millions d'êtres humains soient menacés par la maladie, par des pandémies, comme le Sida ? Est-ce qu'il y a une fatalité à ce que l'injustice d'un développement à plusieurs vitesses continue à faire souffrir des millions de gens de famine, continue à laisser des pays entiers, des continents entiers dans le désespoir ? Est-ce que nous ne sommes pas capables, nous Européens, de mettre en place des politiques qui sont notre intérêt mais qui soient au service de quelque chose de plus grand ?
Je prends l'exemple de la sécurité européenne. La sécurité de l'Europe, c'est quoi aujourd'hui ? Lutter contre le terrorisme, éviter la prolifération, mieux maîtriser par le contrôle des frontières le risque qu'il y a de voir des populations beaucoup plus pauvres vouloir rentrer chez nous. Quand vous êtes africain, quand vous faites partie de ces 900 millions de personnes qui, tous les jours, voient à la télévision, par chaînes satellites, l'opulence qui est la nôtre, le développement qui est le nôtre, ce qu'ils imaginent être la joie de vivre qui est la nôtre alors que, parfois, bien que beaucoup plus pauvres, le sourire est beaucoup plus au rendez-vous dans les villages africains que dans nos villes. Nous ignorons trop souvent ce que nous avons et nous n'avons pas la qualité d'âme pour le porter et pour en prendre conscience. Aujourd'hui, notre responsabilité, c'est d'apporter des réponses à tout cela et de le faire en partenariat avec tous ceux qui attendent de nous ces réponses.
Une grande politique européenne de l'immigration, c'est vous qui allez la bâtir. Pas une politique égoïste, pas une politique qui élèvera des murs autour de l'Europe mais une politique qui élaborera un vrai co-développement entre nous et l'Afrique, entre nous et les voisins de l'Europe, pour leur permettre de trouver en eux-mêmes la capacité de se développer, pour leur permettre de partager ce développement. Est-ce qu'il vaut mieux dépenser notre argent dans des politiques de coopération sans imagination ou aider des micro projets qui vont permettre à des Africains de trouver un emploi chez eux, de développer une activité chez eux, d'acquérir des formations ? Il y a une centaine d'années, il y avait des médecins militaires français dans toute l'Afrique. Dans les coins les plus reculés de l'Afrique, il y avait un médecin militaire pour apporter des soins aux villages. Aujourd'hui, cela n'existe pas. Est-ce que nous n'avons pas aussi, à travers nos universités de médecine, à trouver, à imaginer, à penser un rôle ? Est-ce que, quand nous défendons la santé au coeur de l'Afrique Centrale, nous ne défendons pas aussi la santé chez nous ? Les virus voyagent, les virus se propagent, les maladies évoluent. Nous avons besoin d'être présents et d'assumer notre rôle et notre responsabilité à travers la planète.
De la même façon, faire la paix, l'Europe peut aider à faire la paix au Proche-Orient. J'ai essayé, il y a quelques années, d'expliquer aux Américains que l'idée de faire la guerre en Iraq n'était pas une bonne idée et que l'idée de faire la guerre en Iraq pour faire la paix à Jérusalem était une mauvaise idée. Pour faire la paix au Moyen-Orient, il faut commencer par l'essentiel. Il faut commencer par donner sa dignité, donner sa juste place à un peuple qui, aujourd'hui, ne l'a pas : la Palestine. Et miser, espérer que, à force de divisions, à force de guerres civiles, le problème se réglera de lui-même, c'est une utopie absurde et dangereuse. Notre devoir, à nous Européens, c'est de constater qu'aucun pays au monde ne peut seul régler ces questions-là. Je sais que nous sommes dans une planète où l'on tend à considérer que, parce que l'on est puissant, on peut tout. Même le pays le plus puissant de la planète ne peut pas faire la paix tout seul au Moyen-Orient. Il a besoin de l'Europe. Mais d'une Europe organisée, d'une Europe mobilisée, d'une Europe capable de s'exprimer, de parler, de prendre des risques.
Le premier risque auquel j'appelle aujourd'hui les Européens, et d'abord la jeunesse européenne, c'est de prendre le risque de la paix. Cela demande de l'imagination, cela demande de l'audace. Vous le voyez, à travers les efforts de l'Europe de la défense, avec la Roumanie, nous sommes présents en Afghanistan, nous sommes présents au Congo, nous sommes présents au Kosovo. J'ai été diplomate et j'ai trop souvent vu que, la diplomatie, c'était représenter son pays, tenir son rang. La diplomatie c'est obtenir des résultats, c'est changer les choses, c'est aller jusqu'au bout d'une volonté et c'est le plus ardent désir des diplomates. Mais ça implique une chose : que les diplomates soient épaulés par des politiques.
Et ces politiques, aujourd'hui, ce sont l'ensemble des représentants de l'Europe pour qu'ils ne se contentent pas de déclarations lors des sommets, pour qu'ils ne se contentent pas de belles phrases mais pour qu'ils aillent jusqu'au bout, avec les peuples de l'Europe, pour prendre des décisions et en prendre la responsabilité. Alors, nous avons une grande chance, aujourd'hui, en Europe. C'est que, cette Europe, ce n'est plus seulement des Etats, ce n'est pas seulement une Commission ou des Institutions. C'est la conscience d'un peuple européen. Et ce peuple européen, il apprend les nouvelles en même temps, il réagit en même temps, il pense en même temps, il rêve en même temps. Et quand les étudiants de Roumanie, comme les étudiants de Paris, de Berlin ou de Rome, auront compris que, dans le fond, il ne fallait pas grand chose, il fallait décider et accepter de faire en sorte que nos rêves deviennent une réalité, nos gouvernement iront plus loin dans les réponses à apporter aux problèmes de la planète.
A Paris, va s'ouvrir une grande conférence sur l'environnement, une conférence qui nous permet de toucher du doigt à quel point les décisions que nous prenons en matière économique, nos niveaux de vie ont une influence sur l'ensemble de la planète. Cette prise de conscience, à l'échelle de l'Europe, doit nous amener aussi à agir ensemble. Elle doit nous amener à prendre les bonnes décisions ensemble. C'est dire combien nous appartenons aujourd'huià un même monde, à une même aventure. Je souhaite que le plus grand nombre de jeunes Roumains puissent avoir la chance de faire une partie de leurs études dans un grand pays européen, passer une année à Paris, comme je souhaiterais que les étudiants français puissent venir ici, puissent découvrir une autre façon de faire, une autre façon d'être, parce que nous avons besoin de cette énergie et de cette force communes.
Cela suppose que nous soyons capables de redonner un sens à l'aventure européenne, redonner un sens au projet européen. Et pour le faire, il faut que les principes qui constituent aujourd'hui la base dans chacun de nos Etats soient portés par nous tous, que le recours à la force, le recours à la guerre, ne puisse être qu'un dernier recours. C'est une valeur que nous défendons aux Nations Unies, c'est une valeur que nous devons défendre partout dans le monde. Faire en sorte que la règle de droit, au plan international, puisse être respectée par chacun de façon égale. C'est aussi une exigence essentielle.
Faire en sorte que la diversité culturelle et le respect des identités de la planète soient au rendez-vous de l'Europe et des Nations. J'ai passé plusieurs années de ma vie en Amérique Latine, en Inde. Etre à l'écoute des autres cultures, comprendre comment l'autre pense, réagit, rêve, c'est faire un chemin vers soi, c'est faire un chemin vers les autres. La planète a besoin de tolérance, elle a besoin de compréhension, elle a besoin d'échange, elle a besoin de partage. Aucun d'entre nous, seuls, ne détenons la vérité et, cette vérité est à écrire ensemble dans un partage commun.
Le monde a besoin d'unité et de résultats. Quand nous avançons dans une crise, comme la crise iranienne, nous avons besoin du plus large consensus sur la scène internationale. Nous nous sommes battus aux Nations unies pour que la résolution du Conseil de sécurité sur l'Iran puisse être adoptée à l'unanimité. Le monde est plus fort quand il envoie un message à un Etat qui ne satisfait pas à ses obligations et quand ce message est porté par la communauté internationale toute entière. On n'a jamais raison contre les autres. On a raison avec les autres dès lors que l'on est capable de faire une partie du chemin. Une des plus belles formules poétiques qui n'a jamais été exprimée l'a été, justement, par ce grand poète qu'est Paul Celan : "Creuser la terre, creuser en soi". La vérité, elle est en chacun de nous. A chacun de nous d'écrire notre histoire dans cette capacité à tirer au fond de nous le meilleur mais à chacun de nous de le partager. A chacun de nous d'être capables, toujours, d'avoir cette main tendue.
Nous avons longtemps attendu que vous, nos frères de Roumanie, puissiez être pleinement à nos côtés dans cette grande aventure européenne. A nous tous de savoir que d'autres peuples, dans le monde, attendent cette main tendue et je sais que, aujourd'hui, l'Europe est plus grande, l'Europe est plus forte, l'Europe est plus belle dans le fait que, tous ensemble, avec chacun notre expérience, et je n'ignore rien des épreuves, des douleurs, des immenses difficultés qui ont été celles du peuple roumain à travers l'Histoire. Aujourd'hui, vous nous apportez cette expérience, ce regard, cette exigence et ce témoignage incomparable qui nous permet de retrouver confiance dans l'avenir. Un grand peintre français, Robert Delaunay, en 1930, dans une période qui n'était pas facile, au lendemain de la première guerre mondiale et alors même que l'on sentait les terribles épisodes de la deuxième guerre s'approcher, a fait ce tableau, que je mentionnais au début, qui s'appelle "La joie de vivre". Aujourd'hui, grâce à vous et en vous regardant, nous retrouvons tout le prix de la vie, tout le prix de l'enthousiasme, tout le prix de la passion. Oui, la vie de l'Europe, notre vie vaut la peine d'être vécue et, ensemble, nous la rendrons meilleure.
Je vous remercie.Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 21 février 2007