Texte intégral
Q - Vous publiez un livre intitulé "Des Affaires pas si étrangères" qui est un large tour d'horizon de la situation internationale. D'abord, à propos du Kosovo, on voit bien que la situation est compliquée, sinon inextricable, les Albanais du Kosovo veulent l'indépendance, les Serbes la refusent. En même temps il faut que le mandat de l'ONU s'achève. Comment est-ce que l'on en sort ?
R - Nous sommes maintenant dans la phase décisive. Vous avez dit tout à l'heure qu'il y a 90 % d'Albanais et 10 % de Serbes : c'est cela le sujet et il est très difficile à aborder. Si l'on ne veut pas repartir dans la violence, il faut bien qu'il y ait, à un moment donné, non pas l'indépendance, mais une indépendance conditionnelle.
Il y a des communes serbes. Les habitants de ces communes doivent pouvoir vivre en toute sécurité et éduquer leurs enfants, les instruire et disposer d'un système de santé. Une décentralisation poussée en s'assurant, avant tout, que le patrimoine culturel et cultuel orthodoxe serbe pourra être parfaitement protégé.
Il convient d'ajouter que, le 21 janvier, se sont tenues des élections législatives en Serbie. La liste ultranationaliste est arrivée en tête...
Q - Qui n'est pas en mesure de gouverner...
R - Oui, Dieu merci, car deux tiers des électeurs se sont exprimés pour les démocrates. La question est de savoir si la liste conduite par M. Kostunica, le Premier ministre serbe, va s'orienter vers le camp démocrate ou de l'autre : c'est tout l'enjeu du Kosovo aujourd'hui. Que disent les Serbes ? "Vous nous avez déjà pris le Monténégro. Est-ce que vous, Français, accepteriez que l'on vous prenne une région française ?".
Q - Il y a tout un paragraphe sur les Balkans dans votre livre. Vous écrivez que la Serbie est la clé de la région et qu'il est très important d'attirer la Serbie du côté de la démocratie et, à terme, du côté de l'Europe.
R - Oui, c'est le discours du président Chirac, à Zagreb, en 2000 : "cessez les hostilités et dirigez-vous vers la démocratie et l'Etat de droit avec la volonté de devenir un jour membre de l'Union européenne". Pour cela, il faut, en effet, faire énormément de réformes et éviter que les conflits ethniques ne reprennent. Ce qui m'inquiète le plus, c'est ce que, nous, nous appelons le nationalisme et qu'ils appellent du patriotisme : c'est cela le virus des Balkans et il faut s'en débarrasser le plus vite possible, que ce virus soit véhiculé pour des raisons ethniques ou religieuses. Souvenez-vous de Sarajevo où les valeurs universelles de l'Europe étaient en jeu : la présence, dans une même rue, d'un temple, d'un minaret et d'une église. Voilà ce qu'il faut également défendre au Kosovo.
Q - Pensez-vous qu'à terme, l'intégralité des Balkans a vocation à entrer dans l'Union européenne ?
R - C'est une question essentielle. Si l'on regarde la stabilité de l'Europe - les deux guerres mondiales sont parties de notre continent -, plus les Balkans se tourneront vers la stabilité et la démocratie, vers nos valeurs, mieux ce sera.
Sur la Croatie, je dirais que c'est plutôt très bien parti puisque le président Chirac a décidé que, pour la France en tout cas, chaque élargissement se traduira par un référendum après l'intégration de la Croatie. Ensuite, une fois que nos réformes institutionnelles seront effectuées - j'espère très vite, en 2008, 2009 -, le moment sera venu de discuter de l'entrée des Balkans dans l'Union européenne, à une condition : qu'ils aient réalisé les réformes économiques, mais aussi celles qui garantissent un Etat de droit.
Q - En savez-vous davantage sur la mort du diplomate français en Côte d'ivoire ?
R - Non, je n'ai aucun élément supplémentaire. Il s'agissait d'un ressortissant français qui travaillait pour l'Union européenne. J'ai demandé immédiatement qu'une enquête, à la fois ivoirienne et européenne, puisse être diligentée. Je pense à sa famille, à ses proches, à ses amis, auxquels je présente mes condoléances. Les diplomates font un métier difficile. Je souhaite que toute la lumière soit faite.
Q - Pourquoi maintenir une force française de 4.000 hommes en Côte d'Ivoire ? Est-ce que cela a encore un sens ?
R - Permettez-moi tout d'abord de saluer ces hommes qui sont là-bas, dans le cadre de l'opération Licorne. Il faut que nous trouvions un accord politique régional mais également en Côte d'Ivoire. Il est tout à fait nécessaire, en effet, d'avoir une perspective politique. Je pense que c'est au chef de l'Etat d'aborder cette question. Il y aura, dans une semaine à Cannes, le Sommet Afrique/France. Le président Chirac sera entouré des principaux chefs d'Etat africains. La situation de la Côte d'Ivoire sera obligatoirement évoquée à cette occasion.
Q - Une telle présence coûte cher. Est-ce que cela a toujours un sens d'avoir une telle présence militaire en Côte d'Ivoire ?
R - Oui, cela coûte cher mais il faut savoir qu'il y a des entreprises et une importante communauté françaises dans ce pays. Il est de notre devoir d'être au rendez-vous de la sécurité de ces Français. Il s'agit d'un élément majeur de l'action du Quai d'Orsay.
Q - On parle peu de la situation en Guinée. Est-ce qu'il existe une sorte de devoir d'ingérence ?
R - Il y a 3.000 ressortissants français et, surtout, cette crise est au confluent de la pauvreté et de la violence. Le problème de l'Afrique, je l'écris dans ce livre, c'est qu'elle a été pillée et qu'elle continue de l'être. On ne se rend vraiment pas compte de ce fossé qui est en train de se creuser, en raison de la mondialisation qui rend les pays riches de plus en plus riches alors que les pays pauvres s'enfonçant dans la pauvreté.
Q - Est-ce que dans un cas pareil, la communauté internationale n'a pas le devoir d'intervenir, tout comme on le fait pour la Côte d'Ivoire ?
R - Prenez l'exemple du Soudan et du Darfour avec 300.000 morts, 2,5 millions de personnes déplacées, 150.000 personnes sans aucune aide humanitaire. Au Conseil de sécurité des Nations unies nous avons tous voté, à l'exception de la Chine, la plus importante opération de maintien de la paix de l'ONU : 20.000 hommes. Le président Béchir s'est opposé à l'entrée des casques bleus dans son pays. Nous avons donc, avec Kofi Annan, essayé d'impliquer l'Union africaine, avec des moyens logistiques de l'ONU, pour essayer d'acheminer de l'aide humanitaire.
Je pense, moi aussi, qu'il faut un corridor humanitaire pour le Darfour. Mais il y a ces valeurs universelles : la souveraineté et l'indépendance des Etats, qu'il faut respecter. Il faut surtout favoriser une mondialisation beaucoup plus équitable, arrêter notre folie et notre égoïsme, et essayer de mettre en oeuvre un système de régulation des nouvelles richesses. C'est ce que j'écris dans ce livre, en évoquant UNITAID en particulier.
Q - S'agissant des réseaux français en Afrique, vous écrivez dans ce livre qu'il s'agit "d'un disque rayé" ?
R - Il faut, en tout cas, passer à une nouvelle période. Nous avons été, nous Français, des colonisateurs mais nous ne le sommes plus.
Aujourd'hui, on voit de grandes puissances s'intéresser à ce continent. La Chine a reçu 48 chefs d'Etat africains, il y a quelques mois. 65 % du pétrole soudanais part à destination de la Chine. Nous devons aujourd'hui être porteurs de valeurs et cesser de faire uniquement du bilatéral.
Dans le domaine de la santé, tous ces pays sont aujourd'hui décimés par le sida, la tuberculose et le paludisme. Un enfant meurt toutes les 30 secondes du paludisme parce ses parents ne peuvent pas s'offrir le nouveau antipaludéen : l'artémisine.
Je pense qu'on doit privilégier le multilatéralisme. Il faut une démarche citoyenne mondiale et totalement anonyme. C'est l'idée des président Lula et Chirac de financements innovants avec la contribution sur les billets d'avion. Il faut avoir d'autres idées. Il faut faire repartir l'Afrique, qui a 5 % de croissance et dont la jeunesse est celle du monde.
Q - Dominique de Villepin vient de demander, dans le Financial Times, au Etats-Unis de quitter l'Irak l'an prochain. Est-ce que cela sert à quelque chose de dire cela à Washington ?
R - En tout cas, aujourd'hui, il y a un échec de la stratégie militaire américaine en Irak. La seule solution, c'est de permettre au Irakiens de restaurer un Etat de droit - la justice, la police, l'armée, la santé publique. Il faut qu'à l'horizon 2008, il y ait de moins en moins de forces militaires étrangères en Irak, notamment américaines, et qu'au fur et à mesure, le gouvernement du Premier ministre Maliki instaure un Etat de droit, en toute souveraineté.
Q - Vous pensez que M. Bush est en mesure d'entendre aujourd'hui ce message ?
R - Malheureusement, aujourd'hui, ce n'est pas le cas.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 février 2007