Texte intégral
Q - Vous publiez un livre intitulé "Des affaires pas si étrangères" aux éditions Odile Jacob. Nous en parlerons dans la deuxième partie de cette émission.
J'aimerais commencer par la crise nucléaire iranienne. Le délai fixé par le Conseil de sécurité pour que l'Iran suspende son enrichissement d'uranium a expiré. Mercredi, vous avez préconisé une nouvelle résolution qui aille plus loin contre Téhéran. Croyez-vous en l'efficacité des sanctions face à la détermination du président Mahmoud Ahmadinejad ?
R - En tout cas, je pense que personne aujourd'hui ne croit à la possibilité d'une solution militaire. Je ferai deux remarques sur l'Iran.
La première, c'est que la résolution 1737, que nous avons votée à l'unanimité le 23 décembre dernier, est en train de porter ses fruits. Pourquoi ? Parce que pour la première fois depuis le début de cette crise nucléaire iranienne, il y a un débat en Iran. Et on voit bien que, l'ancien président Khatami, M. Rafsandjani, et un certain nombre de personnes, autour du guide Khameneï, se posent la question du bien-fondé de la ligne du président Ahmadinejad depuis sa défaite aux élections municipales de téhéran.
Sur le plan politique, nous avons donc un message : la fermeté de la communauté internationale avec la résolution 1737 et les sanctions économiques, commencent à produire leur effet. Les Iraniens sont toujours attentifs aux retombées économiques.
La deuxième chose, c'est que nous allons disposer, d'ici 48 heures, du rapport que M. El Baradeï, le directeur de l'AIEA, va remettre. L'Iran n'a manifestement pas mis en oeuvre la résolution 1737, nous le verrons lorsque nous lirons le rapport.
Dans ces conditions, la double approche que la France a toujours défendue est tout à fait à l'ordre du jour : fermeté avec possibilité d'une deuxième résolution le plus rapidement possible et ouverture au dialogue à condition que l'Iran suspende ses activités nucléaires sensibles, en matière d'enrichissement et de conversion de l'uranium, et d'utilisation de l'eau lourde. Si l'Iran suspendait ses activités sensibles, nous suspendrions les sanctions au Conseil de sécurité des Nations unies.
Q - Très souvent, les pays qui ont eu des sanctions économiques n'ont pas changé de politique pour ceci. Je crois que M. El Baradeï, hier ou avant hier, disait que les sanctions économiques risquaient de ne pas être très efficaces au niveau de l'Iran. Qu'en pensez-vous ?
R - Je pense au contraire que ce qui compte le plus - je l'ai d'ailleurs dit hier au ministre des Affaires étrangères et au ministre de la Défense russe que nous avons rencontrés avant de voir le président Poutine - que l'élément majeur dans le dossier iranien, c'était non seulement la fermeté, certes, mais aussi l'unité de la communauté internationale. Autrement dit, je ne crois pas en une résolution qui serait une résolution très ferme mais en même temps signée uniquement par trois pays sur les cinq membres permanents au Conseil de sécurité. Nous le disons aux Russes et aux Chinois. Nous le disons aussi aux Américains.
Vous me posez la question sur l'inefficacité des sanctions économiques. Quand on connaît le monde persan, lorsque l'on sait que depuis des milliers d'années ce peuple vit du commerce, de l'achat et de la vente, je crois que les Iraniens sont particulièrement intéressés par la reconnaissance économique, par leur entrée dans le marché international. Je recevrai d'ailleurs des journalistes iraniens ici très prochainement, j'ai même été le premier ministre occidental à faire un "chat" sur l'Internet iranien, sur le site Roozonline, qui a été très regardé et très écouté par les étudiants iraniens. Je sens bien qu'il y a un débat qui se met en place aujourd'hui en Iran. Regardez aujourd'hui la frilosité des grands investisseurs économiques en Iran, cela peut poser problème aux Iraniens.
Q - Vous insistez sur l'unité de la communauté internationale. Quel rôle joue la France vis-à-vis de ses partenaires ? Lors de la précédente résolution au Conseil de sécurité, les Américains réclamaient plus de fermeté, les Chinois et les Russes plus de souplesse. Que va demander la France cette fois au sein du Conseil de sécurité ?
R - J'émets cette idée dans mon livre : la France est un point d'équilibre. Lorsque l'on entend les propos excessivement choquants, inacceptables du président iranien sur Israël, lorsque l'on voit qu'il a organisé une conférence négationniste sur l'Holocauste, on peut se dire qu'en face il va y avoir très rapidement une réponse. Le rôle de la France est de ne pas accepter une prolifération nucléaire iranienne à des fins non pacifiques, et en même temps, d'expliquer aux Iraniens qu'il vaut mieux parler plutôt que de s'enfermer, de s'isoler économiquement et politiquement vis-à-vis de la communauté internationale, parce qu'aucune solution militaire n'est possible. C'est cela le rôle de la France.
Q - Monsieur le Ministre, est-ce qu'au niveau du camp occidental, il n'y a quand même pas vis-à-vis de l'Iran un double voeu pieux ? Vous dites unité, on voit bien qu'il ne peut pas avoir unité. Les Chinois, les Russes jouent leur propre jeu avec leurs propres intérêts de leur côté. Mais de l'autre coté, on a quand même affaire à un peuple très nationaliste qui, quoi qu'on dise, se dotera de l'arme nucléaire. Ce n'est pas récent, ce n'est pas nouveau, déjà du temps du Shah, on voulait le nucléaire.
R - L'unité, un voeu pieux ? Je ne le crois pas. Je crois qu'aucun pays au monde aujourd'hui, y compris la Chine et la Russie, n'a intérêt à ce que l'Iran dispose de l'énergie nucléaire à des fins non pacifiques. Simplement, il y a une manière d'aborder le sujet. Unité dans la manière, cela, vous avez raison, certainement pas. Mais unité dans le fait qu'il ne faut pas qu'ils aient une énergie nucléaire à des fins militaires, cela je le crois.
Q - Mais le temps passe et rien ne se fait.
R - Justement je crois que le débat qui a lieu aujourd'hui en Iran est tout à fait symptomatique des effets que nous obtenons à partir de la résolution 1737. De plus, l'Iran est une société beaucoup plus ouverte que vous le croyez. Je parlais d'Internet tout à l'heure. Certains pays émergents et pas des moindres dans certains continents, comme en Asie, n'ont pas Internet. En Iran, vous avez sans aucun problème, la diffusion de toutes les idées que vous souhaitez. L'Université iranienne est ouverte.
Je crois qu'au contraire, il faut s'appuyer sur ce débat, et tout faire pour expliquer que l'Iran est devant un choix stratégique : un choix de sanction sur le plan commercial et économique, ou alors un choix de négociation après la suspension de ses activités sensibles.
Q - Est-ce que tout faire, comme vous dites, c'est aussi parler aux autorités iraniennes ? Parce qu'il avait été question le mois dernier d'envoyer un émissaire français à Téhéran. Ce projet a avorté. Est-il toujours question de nouer un dialogue direct avec les autorités iraniennes ?
R - En réalité, tous nos partenaires, nous même, avons des relations avec les Iraniens. Il n'y a aucun problème là-dessus. J'ai rencontré moi-même le ministre des Affaires étrangères à plusieurs reprises. Les Allemands, les Britanniques, d'autres le font. Monter en épingle le fait que l'on puisse rencontrer des Iraniens est quelque chose qui est bizarre.
Je crois qu'en fait il a deux sujets qui sont d'ailleurs imbriqués. Il y a le dossier nucléaire iranien lui-même. La France négocie-t-elle ou parle-t-elle avec les Iraniens d'une manière ou d'une autre sur le dossier nucléaire iranien en tant que tel ? La réponse est non. Jamais. Elle ne le fera pas. Pourquoi ? Parce que nous travaillons sur ce dossier nucléaire avec nos partenaires. D'abord avec les Allemands et les Britanniques, l'EU-3, et les autres membres de l'Union européenne.
Q - Mais vous êtes les otages des Américains. Quant on parle de l'Iran à Condoleezza Rice, elle vous répond : "Circulez, il n'y a rien à voir, il n'y a rien à négocier avec les Iraniens". C'est ce qu'elle nous a dit quand elle est venue à Paris pour la conférence sur le Liban quand nous l'avons interviewée.
R - Si nous étions l'otage des Américains, la résolution 1737 ne serait pas de cette nature. Dans le dossier nucléaire iranien, nous ne répondons pas aux Iraniens directement. Nous avons comme négociateur M. Solana, comme les Iraniens ont, pour l'instant, M. Larijani. Cela est clair, net et précis.
D'autre part, il existe un rôle grandissant de l'Iran dans la région. Comme vous le savez, le fait de renverser le régime de Saddam Hussein, qui était un dictateur, et qui était l'un des plus puissant adversaire des Iraniens, le fait de s'attaquer aux Talibans aboutit finalement au fait que l'Iran joue un plus grand rôle dans la région. C'est vrai en particulier, vous venez de le dire, via la Syrie et le Hezbollah au Liban mais on pourrait parler aussi du Hamas dans les Territoires palestiniens. Nous avons 1.600 hommes qui servent dans la FINUL. Il est donc naturel de pouvoir parler à tout le monde et en particulier à tous les gens qui sont actifs dans la région. Ceci étant, nous n'avons absolument rien à demander, sauf demander à l'Iran de tout faire pour aplanir les choses et non pas les attiser, et de ne pas déstabiliser ce Moyen-Orient.
Q - Pensez-vous en fait que lorsqu'il y a eu le début des négociations entre l'Union européenne et l'Iran, il y a deux-trois ans, finalement les Occidentaux ont toujours été très habiles ? Parce que l'un des volets que demandait l'Iran, c'était de la coopération, ce qui a été proposé, coopération financière, économique... mais c'était aussi une coopération en matière de sécurité. C'était un des grands soucis de l'Iran qui se sent à tort ou à raison entouré d'ennemis. Alors, ne pensez-vous pas aujourd'hui que si à l'époque, les Occidentaux avaient été un peu plus réceptifs à ce souci de l'Iran, on n'en serait peut-être pas là ?
R - Vous posez une question qui est majeure, bien évidemment. C'est la raison pour laquelle j'ai beaucoup salué le courage de Condoleezza Rice, le 30 mai dernier, lorsqu'elle a fermé 25 ans de guerre froide entre les Etats-Unis et l'Iran en disant : "Nous sommes prêts à parler avec les Iraniens via les Européens". Ce paquet de propositions, quel est-il ? C'est un paquet économique, avec notamment des propositions sur le plan aéronautique, et c'est un paquet politique. Et en effet, pouvait se poser la question de la sécurité, que les Etats-Unis ne souhaitaient pas ouvrir.
Q - Mais par les Iraniens, c'était leur souci numéro un.
R - Absolument. Je reste persuadé que nous devons trouver une solution diplomatique, qui passe par le retour de l'Iran dans la communauté internationale et par un paquet économique, et politique aussi en terme régional. Il faut aussi étudier cette question avec les autres pays de la région, en particulier avec les pays du Golfe. Le risque de la prolifération nucléaire aujourd'hui dépasse le problème iranien. Il concerne aussi le risque de prolifération nucléaire des pays voisins de l'Iran.
Q - Est-ce que les gesticulations militaires des Etats-Unis autour de l'Iran en ce moment vous inquiètent ? On voit bien d'un côté qu'ils disent privilégier la diplomatie mais de l'autre, ils envoient un deuxième porte-avions dans le Golfe. Ils n'excluent aucune option. On sent une tension monter dans la région.
R - Je crois que la violence serait la pire chose qui pourrait arriver, d'autant plus que nous commençons à voir aujourd'hui, la résolution 1737 produire l'effet politique que nous escomptions.
Le problème est qu'en effet, il semble que la position de fond de l'Iran n'ait pas évolué. J'ai encore entendu hier le président Ahmadinejad rejeter la suspension ou la conditionner à la suspension des activités d'enrichissement dans tous les pays occidentaux. Ce n'est pas acceptable.
Donc, nous pensons que la solution à la crise est la résolution 1737 et toute idée qui en affaiblirait l'existence ne serait pas viable. Je ne crois pas à une solution purement militaire. Les Iraniens multiplient directement ou indirectement les signaux sur de possibles initiatives nouvelles. Par exemple, le plan suisse proposant un stand-by, c'est-à-dire ne plus introduire de matière dans les centrifugeuses. Il faut simplement dire que pour nous, ce n'est pas acceptable. Un engagement iranien à ne plus introduire les matières dans les centrifugeuses pendant qu'elles tourneraient encore ne répondrait absolument pas aux demandes du Conseil de sécurité.
Q - Quelle forme doit prendre la nouvelle résolution du Conseil de sécurité ?
R - Le rapport de M. El Baradeï confirme que l'Iran ne répond pas aujourd'hui aux demandes de la résolution 1737. Il n'a pas suspendu ses activités liées à l'enrichissement. Il n'a pas suspendu ses projets relatifs à l'eau lourde, il ne coopère pas de façon suffisante avec l'Agence internationale de l'Energie atomique, comme d'ailleurs l'a montré son refus que 38 inspecteurs pénètrent sur son territoire. Et il ne fournit pas la transparence nécessaire, comme le montre le refus d'accepter la surveillance en continu de l'usine de Natanz.
C'est la raison pour laquelle je propose une deuxième résolution, devant ce refus et devant l'absence de mise en oeuvre, de la part des Iraniens, de la résolution 1737. Les Six vont entamer des échanges à ce sujet, conformément d'ailleurs à ce qui est prévu par la résolution 1737.
Q - Si jamais la situation dérapait sur l'Iran, à savoir, si les Etats-Unis se décidaient pour quelques frappes, à votre avis, quelle devrait être la position française ? Faudrait-il faire comme pour l'Irak ou au contraire faudrait-il une solidarité occidentale ?
R - Vous comprendrez bien que ce genre de question ne se poserait pas à la légère. Le Conseil de sécurité des Nations unies existe. Je crois au multilatéralisme. Mme Rice a toujours dit qu'elle privilégiait la voie diplomatique. Je crois donc qu'il faut faire très attention. Je ne crois pas à une solution militaire au Moyen-Orient et la crise iranienne ne fait pas exception. Dans la situation où elle se trouve, je ne pense pas que la région puisse supporter une nouvelle guerre sans qu'il en résulte un chaos généralisé. Tout le monde ne pense pas forcément comme moi.
Q - Vous voulez dire qu'en France tout le monde ne pense pas comme vous ?
R - En France, je n'ai pas trouvé une seule personne qui ne pensait pas comme moi, ou alors qu'elle le dise !
Q - Pensez-vous que les Américains ont compris qu'il ne fallait surtout pas attaquer l'Iran militairement parce qu'à ce moment là, puisqu'on a affaire à un peuple très nationaliste ? On ne ferait que ressouder ce peuple autour d'un régime que beaucoup honnissent et, en même temps, n'a-t-on pas finalement intérêt à laisser le peuple régler ses comptes avec ce régime, comme il l'a réglé du temps du Shah ? Parce que quand j'entends des Iraniens aujourd'hui qui viennent de différentes régions d'Iran, qui viennent en France et qui vous disent tous la même chose en disant : "Ce régime a supprimé les quelques libertés que l'on avait pu acquérir sous Rafsandjani et sous Khatami", autant laisser les Iraniens régler leurs comptes entre eux.
R - Il y a là un double sujet.
Le premier sujet, c'est en effet le débat qui existe en Iran aujourd'hui. Et d'ailleurs, l'élection municipale de Téhéran le prouve. Il y a un débat. Quel va être l'avenir de M. Ahmadinejad ? Il est quand même important de prendre cela en considération.
Et d'autre part, incontestablement, les chiffres sont revenus sur le devant de la scène à la faveur de plusieurs événements qui sont liés et dont j'ai parlé tout à l'heure.
Il est donc important de regarder cela de très près et d'agir par la voie diplomatique, la négociation plutôt qu'en faisant monter un conflit basé sur ce qu'Ahmadinejad propose, c'est-à-dire un conflit de civilisations, de religions, qui pourrait être extrêmement dangereux pour la stabilité de la région et de la planète.
(...)
Q - Sur l'Irak, les Britanniques viennent d'annoncer leur retrait prochain. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?
R - Récemment, j'avais donné l'horizon 2008 pour un retrait des troupes étrangères. Le Premier ministre lui-même a aussi parlé de ce même horizon.
Q - Les retraits anglais et danois peuvent-il inciter le retrait des Américains, selon vous ?
R - Je ne sais pas, c'est aux Américains de le dire. Il y a un triple aveuglement américain : un aveuglement sur les objectifs puisque cette entrée majeure des Américains en Irak était pour neutraliser des armes de destruction massive qui n'existaient pas ; une erreur de stratégie puisqu'une stratégie exclusivement militaire ne peut réussir; et une erreur de moyens car les moyens utilisés pouvaient déstabiliser ou renverser un régime, mais certainement pas assurer la stabilité de ce pays, à la région.
Aujourd'hui, il ne reste plus qu'une solution, la solution inclusive : faire rentrer les différentes composantes civiles, politiques et religieuses dans le gouvernement d'un côté, et leur garantir l'accès aux ressources naturelles de l'autre.
Q - Dernière question sur l'Iran. Tout d'abord vous avez rencontré le président Ahmadinejad, vous en parlez un peu dans votre livre. Mais quelle a été votre perception en tant que personne ? Et puis, est-ce qu'on ne feint pas de se tromper lorsque l'on dit sans cesse "le président Ahmadinejad" alors que l'on sait bien que le vrai pouvoir n'est pas là, à Téhéran ?
R - Ce que je sais, c'est ce que j'entends et c'est ce que je vois.
Or, le président Ahmadinejad, aujourd'hui, a écrit et dit beaucoup de choses, en particulier sur la région et sur Israël, ce qui est encore une fois, tout à fait inacceptable. L'impression qu'il m'a donnée est l'impression de quelqu'un qui se situe dans la perspective d'un conflit sur les valeurs, les religions, les cultures et les civilisations. Et je pense que tout le rôle de la France est de bien expliquer que pour éviter ce conflit, la seule solution, c'est l'école, l'université, c'est reprendre la philosophie des lumières : le progrès de l'homme par l'éducation, le progrès de la société par la science, le progrès de l'humanité par la raison. Et c'est à la France de faire cela. Tout à l'heure, vous me posiez la question du rôle du Conseil de sécurité. Le rôle de la France au Conseil de sécurité, c'est cela, c'est de ne pas rentrer dans une sorte de conflit, des ignorances qui aboutit évidemment à des vrais conflits, parce qu'on ne s'est pas écouté, on ne s'est pas entendu, on ne s'est pas respecté.
Q - Quand vous parlez avec Condoleezza Rice, est- ce que vous n'avez pas envie de lui dire aujourd'hui : "Mais quel gâchis, regardez ce que vous avez fait. Vous vouliez instaurer la démocratie à l'occidentale dans cette région. C'est un voeu pieux, c'est un rêve et en même temps, vous avez ouvert les portes aux Iraniens qui ne rêvent que d'une chose, instaurer une République islamique en Irak, qui sont en train de faire revenir en force les Chiites contre les Sunnites. Finalement, notre politique occidentale mais surtout américaine est catastrophique. C'est nous qui sommes les responsables de cette situation".
R - Un de mes prédécesseurs, et, pour lequel j'ai beaucoup d'estime, M. Hubert Védrine, vient de l'écrire dans son livre. Je pense qu'il y a eu un moment de Real Politik, c'est-à-dire que les Occidentaux se sont mis à croire que c'était la bonne solution pour gouverner un pays.
Je crois en effet qu'il faut que cela nous serve de leçon. Il faut que nous soyons capables d'être courageux, pour ne pas accepter l'inacceptable. Lorsque M. Ahmadinejad tient ses propos choquants, nous devons le combattre en lui disant : "C'est inacceptable" et en faisant tout pour que la société iranienne change. D'autre part, pour la première fois, nous avons voté des sanctions contre l'Iran. Nous les avons envisagées le 12 juillet, ici, au Quai d'Orsay. En même temps, vous avez raison, il faut que les Américains puissent comprendre que l'avenir, en particulier au Moyen-Orient, c'est le dialogue des cultures et des civilisations.
Q - Craignez-vous les conséquences de nouvelles sanctions contre l'Iran pour les soldats français de la FINUL et comment prenez-vous en compte le dossier libanais dans votre gestion du dossier nucléaire iranien ?
R - Les deux sujets sont différents. Le Liban est ce pays ami de la France. La France est l'amie de tous les Libanais. Je lance un appel à tous les Libanais, comme le président de la République l'a fait, afin qu'ils surmontent leurs divisions, qu'ils fassent passer les intérêts supérieurs du Liban avant ceux de leurs propres factions. Car ce qui se joue là-bas c'est un modèle multiconfessionnel auquel nous sommes attachés.
Et c'est respecter trois exigences.
Premièrement, l'exigence d'efficacité (...).
Deuxièmement, une exigence d'unité, je viens d'en parler.
Et troisièmement, une exigence de justice, c'est-à-dire, pas d'impunité pour les criminels qui veulent déstabiliser jour après jour le Liban. Il faut un tribunal à caractère international. Il faut que l'on sache qui a tué l'ancien Premier ministre, qui a tué des journalistes, des députés. Le Liban ne doit plus être l'otage d'intérêts qui lui sont étrangers ni le terrain d'affrontement de ses voisins.
Q - La situation au Liban vous inquiète-t-elle ? Y a-t-il un risque de guerre civile ?
R - Je suis bien évidemment très inquiet de la situation au Liban. La médiation de la Ligue arabe tente de trouver une solution, mais aujourd'hui, la majorité et l'opposition ne parviennent pas à trouver un terrain d'entente. Je ne voudrais pas que cette déstabilisation aboutisse à un chaos, car trop d'efforts auront été faits. Souvenez-vous, la Conférence de Paris-III a permis de rassembler 7,8 milliards de dollars. La communauté internationale était là pour écouter, le Premier ministre M. Siniora a présenté les réformes qu'il avait fait voter par son gouvernement. C'était évidemment majeur que le Liban puisse être respecté en toute indépendance, en toute souveraineté, y compris par son voisin syrien.
Q - Vous constatez comme nous le blocage au Liban, le fait que le Tribunal international ne puisse pas être créé. Ne serait-il pas enfin temps de parler à la Syrie qui, a, on le sait bien, une influence déterminante sur certains partis libanais ? Pourquoi le président Chirac refuse-t-il tant de parler à Bashar Al-Assad qui depuis 2 ans essaie de le joindre par téléphone, qui lui écrit, tout cela reste lettre morte. C'est ce qu'il dit dans les interviews ?
R - Oui, vous avez raison de dire qu'en diplomatie, par définition, nous devons parler aux autres. C'est la définition-même de la diplomatie.
En réalité, vous ne pouvez pas parler à quelqu'un si vous n'avez pas confiance en lui. La résolution 1595, votée à l'unanimité du Conseil de sécurité, y compris par les membres de la Ligue arabe, pour créer ce Tribunal international, dit que la Syrie doit coopérer pleinement et entièrement avec cette commission internationale.
Q - La Syrie coopère-t-elle ?
R - C'est aux juges de le dire mais en tout cas, c'est aujourd'hui aux Libanais à mettre en place, grâce au Conseil de sécurité, ce Tribunal à caractère international. Je vois qu'il y a des pressions faites d'un côté ou de l'autre, pour que ce Tribunal ne voit pas le jour. Il est important, pour des raisons de justice, de se battre pour qu'il n'y ait pas d'impunité pour ces criminels.
Q - On voit bien que Bachar Al-Assad a un rôle négatif au Liban, vous le constatez vous-même. S'il n'y a ni discussion, ni sanction, ni rien, comment comptez-vous faire évoluer la situation ? Il faut attendre que Jacques Chirac quitte enfin l'Elysée pour attendre d'avoir un dialogue franco-syrien, c'est cela la solution ?
R - Non, la seule solution est la mise en place d'un tribunal qui vise à répondre à l'exigence de justice des Libanais après les multiples attentats contre les responsables politiques et journalistes libanais. Elle correspond à une demande du peuple libanais et je suis frappé aujourd'hui par l'émotion et je dirai même les fantasmes que suscite cette question aujourd'hui au Liban. Le Tribunal n'est qu'un outil technique qui devra, le moment venu, tirer les conséquences judiciaires de cette commission d'enquête internationale dont je parlais à l'instant.
(...)
Je pense que ce qui se joue au Liban, ce sont les valeurs universelles que la France a toujours défendues, c'est-à-dire les respects de l'unité territoriale d'un pays, de sa souveraineté, de son unité, de son indépendance nationale.
(...)
Q - Monsieur le Ministre, une fois encore, ne pensez-vous pas que compte tenu du conflit irano-américain qui se joue aussi au Liban, est-ce que l'on rend toujours service à Siniora en faisant en sorte que le clan occidental donne l'impression de le soutenir à mille pour cent, ce que l'on comprend, mais en même temps pour la population qui est coupée en deux, Siniora est vu comme quelqu'un complètement allié aux Européens et aux Américains. On ne lui rend pas toujours service. C'est très difficile, parce que maintenant le pays est totalement divisé, ce n'est pas un petit groupe de gens, le Hezbollah, contre la majorité. C'est quasiment du 50/50.
R - La question est de savoir si nous aidons à la reconstruction à moyen et à long terme du Liban, à partir du moment où ce gouvernement fait des réformes économiques ou pas. Nous pensons qu'il vaut mieux que ce soit la communauté internationale, en général, qui aide le Liban plutôt qu'un pays voire deux pays de la région.
Nous pensons qu'il est important de bien différencier ce qui est l'indépendance d'un pays sur le plan politique avec des réformes économiques, comme on le fait d'ailleurs dans beaucoup d'endroits. Que le FMI, la Banque mondiale et la communauté internationale demandent à certains pays de faire des réformes économiques avant de fournir leur aide, ce n'est pas de l'ingérence politique. Par contre, je crois qu'il est important de lutter contre la main mise de tel ou tel sur le Liban.
Vous avez raison, si Fouad Siniora acceptait cela, ça pourrait donner cette impression alors que ce n'est pas le cas.
Q - Est-ce que l'on n'aurait pas intérêt, nous autres Occidentaux, Français en particulier, à dire aux Syriens : "redevenez un partenaire fréquentable", et en posant une condition, "dissociez-vous de l'Iran", en leur disant "votre régime laïque a une alliance contre nature avec cette théocratie iranienne", et en faisant, peut-être pression sur Israël en leur restituant le Golan et faisant de la Syrie un vrai partenaire et tenter d'isoler l'Iran ?
R - C'est quelque chose qui a dû être abordé dans les discussions de plusieurs de mes collègues qui ont été voir Bachar Al-Assad, en particulier M. Miguel Angel Moratinos, le ministre des Affaires extérieure et de la Coopération espagnol, et M. Frank-Walter Steinmeier, le ministre des Affaires étrangères allemand, président de l'Union aujourd'hui. A la sortie, il y a eu une double conférence de presse de mes collègues, qui ont été assez contents de leur rendez-vous, et une demi-heure après une conférence de presse de Bachar Al-Assad disant exactement le contraire.
Q - Les Palestiniens sont en train de constituer un gouvernement d'union entre le Hamas et le Fatah. Ils essaient tout au moins, c'est leur objectif. Est-ce qu'il faut renouer avec ce gouvernement, même s'il ne remplit pas exactement les conditions qui ont été posées par le Quartet, sachant que l'alternative est la guerre civile en Palestine.
R - Tout d'abord, je salue les accords de La Mecque, parce qu'ils ont fait taire les armes entres les deux factions palestiniennes, que sont le Fatah et le Hamas.
Q - Donc là, vous n'êtes pas sur la ligne des Américains ?
R - Je n'ai pas à savoir ou pas si je suis sur une ligne ou une autre. Je suis sur la ligne de la France et du président de la République, qui est responsable de la politique diplomatique.
On ne peut prétendre soutenir Mahmoud Abbas, et en même temps rejeter les efforts de rassemblement qu'il fait pour créer un gouvernement d'union nationale, dans lequel, d'ailleurs, le Hamas serait minoritaire. L'alternative aux accords de La Mecque, c'est la guerre civile. La guerre civile, c'est le chaos et le chaos n'est de l'intérêt de personne, surtout pas d'Israël.
J'ai envie de dire à tous nos partenaires, que Mahmoud Abbas, que le président de la République va recevoir samedi, tout comme moi, est ce président de l'Autorité palestinienne qui faut aider, qu'il faut soutenir. Ce gouvernement d'union nationale, s'il reconnaît les accords de l'OLP, reconnaît implicitement Israël.
Je dis qu'un gouvernement d'union nationale où le Hamas serait minoritaire et qui accepterait de reconnaître les accords de l'OLP, mérite d'être poussé en avant parce que la pire chose pour Israël c'est de ne pas avoir en face de lui d'interlocuteur. Si vous voulez rester dans les Accords d'Oslo, la sécurité pour Israël et la paix, et la terre pour les Territoires palestiniens, vous êtes obligés d'avoir, à un moment donné, des interlocuteurs palestiniens.
Q - Mais, Monsieur le Ministre, pensez-vous convaincre tous vos partenaires européens, de les entraîner tous sur votre vue ? Parce que manifestement l'Europe n'est pas sur cette position.
R - La France reste pleinement attachée aux principes du Quartet, et les accords de La Mecque constituent un pas important vers la réalisation de cet objectif. La communauté internationale doit évidemment consolider cette évolution et l'accompagner pour qu'elle aboutisse aussi rapidement que possible à l'adhésion explicite et à la pleine mise en oeuvre des demandes de la communauté internationale. Mais, ignorer l'accord et ignorer l'évolution positive qu'il traduit reviendrait à saboter tous les efforts du président Abbas. Cela aboutirait à renvoyer des Palestiniens à leurs divisions, à leurs affrontements avec les risques de chaos.
Pour répondre à votre question, notre réaction est parfaitement en phase avec la position exprimée par le Quartet en septembre à New York, et évidemment avec celle de l'Union européenne.
Q - Concrètement, Monsieur le Ministre, qu'est-ce que vous allez dire à Mahmoud Abbas samedi ? Quel soutien allez-vous lui apporter ?
R - Il faut distinguer deux choses. D'une part, le prochain gouvernement palestinien dans lequel le Hamas sera minoritaire, et dont le programme nous rapproche significativement des exigences du Quartet. Si ce gouvernement voit le jour et qu'il respecte les engagements de La Mecque, nous allons pouvoir travailler avec lui.
D'autre part, il y a le Hamas, en tant qu'organisation, qui refuse expressément Israël, avec lequel nous ne pouvons parler.
Q - Comment peut-on être optimiste, justement, Monsieur le Ministre, quand on dit qu'il refuse le droit d'existence à Israël, et qu'il refuse l'arrêt des violences. On est en train de rêver à haute voix.
R - C'est ce qui s'est passé à La Mecque. A La Mecque, le président de l'Autorité palestinienne qui a obtenu la création d'un gouvernement d'union nationale qui va reconnaître les accords d'Oslo.
Pardonnez-moi, mais si vous pensez que l'Union européenne ne doit pas avoir une vision spécifique au sein de la communauté internationale, vous vous trompez.
L'Union européenne, c'est justement l'arrivée sur la scène du monde multipolaire. Si l'Union européenne n'est pas politique, l'Union européenne n'existera pas. L'Union européenne mène une action au point de contrôle de Rafah. C'est l'Union européenne qui l'a fait et personne d'autre. Nous pensons que nous avons une voix spécifique à faire entendre. Je vous signale qu'au dernier Conseil Affaires générales, la proposition que nous avons faite a été retenue par les 26 autres membres de l'Union européenne.
Q - Pensez-vous réussir à convaincre l'Union européenne d'avoir une initiative pour la conférence, par exemple ? Est-ce que c'est quelque chose que vous pensez être mûr aujourd'hui ?
R - Le fait de pouvoir travailler en termes de coopération avec un gouvernement d'union nationale est déjà une chose majeure, dont il faut discuter. Je pense, qu'il faut écouter Mahmoud Abbas, et l'aider. Il faut considérer comme un pas vers la reconnaissance explicite d'Israël ce qui vient de se passer à La Mecque.
Q - Sur l'Algérie, ce traité d'amitié franco-algérien que Jacques Chirac et le président Bouteflika avait voulu signer, est-ce totalement enterrer ?
R - Les deux présidents s'estiment beaucoup. Les deux pays sont deux pays amis. J'ai, moi-même, l'autre jour, présidé une réunion en présence du ministre des Investissements et de l'ambassadeur de l'Algérie en France avec les principaux chefs d'entreprise du CAC 40 français pour se préparer aux 90 ou 100 milliards de dollars de privatisation, dans les quatre prochaines années en Algérie. Thierry Breton est allé récemment rencontrer le président Bouteflika et son homologue. Nous avons d'excellentes relations avec eux. Après, pour répondre à votre question c'est une question de temps. Je ne sais pas si cela sera à court terme ou à moyen terme. En tout cas, l'Algérie est un pays ami.
Q - Est-ce que vous n'êtes pas inquiet de voir cette montée de l'islamisme dans les trois pays du Maghreb ? La situation en Algérie n'est pas encore totalement stabilisée, le Maroc et ce qui s'est passé récemment en Tunisie, à Hammam Lif, pas très loin de Tunis, c'est quand même inquiétant, à nos portes, si je puis dire.
R - Je reste persuadé que le Maghreb est un élément majeur, sur le plan géopolitique et stratégique pour notre pays. Pour plusieurs raisons. D'abord, parce que nous sommes proches, ensuite parce que c'est un continent différent, et enfin parce qu'ils parlent français. Il est donc évident qu'il est tout à fait nécessaire d'investir, de considérer ces pays comme des partenaires, de faire en sorte que le pouvoir d'achat augmente le plus vite possible, que la protection sociale se développe, que nous puissions avoir des accords de partenariat avec l'Union européenne très vite et que surtout ces trois pays du Maghreb parmi les cinq s'entendent le plus vite possible, qu'ils fassent des efforts de coopération en termes de marché.
Q - Vous parlez des Algériens et des Marocains entre autres ?
R - Et des Tunisiens. La seule solution pour éviter les fondamentalismes et les intégrismes, c'est l'augmentation du pouvoir d'achat et l'éducation.
Q - Monsieur le Ministre, j'aimerais que l'on évoque ce livre des affaires pas si très étrangères aux éditions Odile Jacob, où vous revenez sur ces presque deux ans au Quai d'Orsay. Est-ce que vous considérez que les Français devraient s'intéresser d'avantage aux questions internationales dans le cadre de l'élection présidentielle ? Est-ce que cela peut être un élément de leur choix politique ?
R - Sans aucun doute. Je pense que sillonner le monde à plusieurs reprises, pendant 20 ou 22 mois, change totalement la perception que l'on peut avoir de notre pays.
Il y aura un milliard 700 millions d'Indiens en 2050, plus que de Chinois. Sur ce milliard 700 millions d'Indiens, il y aura 20 à 22 % d'ingénieurs, de chercheurs, d'universitaires. Ce qui veut dire que les nano, les bio, les info et les cogno-technologies, c'est-à-dire les quatre nouvelles technologies, qui font les révolutions du XXIème siècle seront faites là-bas.
Il existe donc deux solutions. Soit nous mettons 100 milliards d'euros de recherche dans l'Union européenne à quelques-uns, sur les nano et les info-technologies. Soit on ne le fait pas. Si on ne le fait pas, c'est la fin de l'Union européenne avec sa protection sociale, son coût du travail. Si elle ne fait pas de recherche sur ces sujets-là, elle sera engloutie.
Il est donc absolument fondamental que dans cette campagne présidentielle, on prenne en considération cette compétition internationale qui est devant nous.
Q - Votre arrivée au ministère des Affaires étrangères avait intrigué, voire suscité une certaine ironie, vous le dites dans ce livre, parce que vous n'êtes pas diplomate de formation. Dans ce livre, vous montrez finalement que votre expérience de médecin a été un plus, notamment lorsque vous aviez lancé UNITAID, un fonds pour les enfants victimes du sida et de la tuberculose, organisation créée grâce aux taxes sur les billets d'avion. Est-ce que vous pouvez nous rappeler en quoi consiste cette action que vous avez menée avec Bill Clinton, et quels ont été les effets de cette action ?
R - C'est tout sauf uniquement de la santé, de l'éthique et de la morale. C'est de la politique internationale. C'est même le premier sujet de politique internationale du monde aujourd'hui. C'est que vous avez des pays où la mortalité infantile est telle que ce sont les damnés de la terre. On donne deux euros en moyenne de subvention par vache en Occident, et plus de la moitié des Africains vivent avec moins d'un euro par jour. On donne deux euros aux vaches par jour aussi. On ne peut pas continuer comme cela.
Et, en même temps, vous avez des images sur TF1, TV5, BBC World, CNN, qui montrent nos gaspillages. Cela entraîne des sentiments d'humiliation, de colère qui vont aboutir à une immigration absolument massive de plusieurs dizaines de millions de personnes sur nos côtes - on n'en est qu'au début évidemment - ne serait-ce que par instinct de conservation. Quand vous savez qu'un médicament existe à trois mille kilomètres, que votre fils meure, vous allez le chercher.
Il n'y a aucune loi, aucune mitraillette qui n'arrêtera cela. Il arrêtera 10, 20 % des migrants, mais 80 % passeront. Il y a ensuite la déstabilisation de l'Occident. Je reste persuadé que les plus grandes écoles de terrorisme sont dans la bande sahélienne. Donc, je suis heureux de voir que nous avons inventé un concept, celui de mondialisation équitable, de mondialisation solidaire, en prenant une contribution d'un euro par billet d'avion. Nous sommes maintenant 30 pays à le faire, j'espère que nous serons 192 pays dans 10 ans.
Q - Vous continuerez à faire partie d'UNITAID, même quand vous ne serez plus ministre ?
R - Ecoutez, j'ai l'honneur d'avoir été choisi par mes collègues comme président mondial d'UNITAID. Oui, bien sûr, je vais continuer. Nous avons déjà 500 millions de dollars dès cette année. Nous aurons 700, 800 millions de dollars dans les années qui viennent. C'est majeur, car sachez que depuis le début de cette émission, un enfant est mort toutes les 30 secondes de paludisme alors que le médicament existe et qu'il est trop cher pour eux.
Q - Est-ce que l'intérêt que vous portez maintenant à ces affaires, pas si étrangères comme vous dites, et est-ce que l'expérience que vous avez maintenant vous conduisent à vous porter candidat pour un nouveau poste de ministre des Affaires étrangères, si Nicolas Sarkozy est élu ?
R - L'expérience m'a montré que l'on n'est jamais candidat à un poste ministériel, sinon on peut être déçu. Mais c'est au prochain chef de l'Etat à décider.
(...)
Q - Quel est votre plus grand regret en tant que ministre des Affaires étrangères ?
R - C'est de ne pas avoir été à un moment donné en mesure de pousser pour le gouvernement d'union nationale palestinien. C'est pour cela que, dans cette émission tout à l'heure, j'ai été très allant et je crois qu'il y a une voix européenne, que cette voix européenne doit exister, que c'est la seule solution. Je crois que le monde était unipolaire en 2002. Il allait devenir multipolaire avec ce qu'a fait Dominique de Villepin à l'ONU. Il ne l'est pas devenu parce que l'union politique de l'Europe ne s'est pas faite. Maintenant, il peut l'être sur le dossier israélo-palestinien.
Q - Monsieur le Ministre, avec le recul, Colin Powell, que j'ai pu rencontrer récemment nous disait que le militaire qui était devenu diplomate avait quand même dû avaler des couleuvres, voire des boas, et qu'il trouvait que finalement, le champ de bataille politique était pire que le champ de bataille militaire. Seriez-vous à même de dire la même chose ?
R - Oui, parce que le champ de bataille militaire est extrêmement dur mais c'est là où se joue ou la vie, ou la mort. C'est l'un ou l'autre. C'est binaire. Dans la vie politique, c'est tout à fait différent, c'est l'art de convaincre, mais vous ne pouvez pas toujours convaincre. Parfois vous êtes battus. C'est la démocratie. La loi de la démocratie est plus dure que la loi de la guerre, c'est vrai.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 février 2007
J'aimerais commencer par la crise nucléaire iranienne. Le délai fixé par le Conseil de sécurité pour que l'Iran suspende son enrichissement d'uranium a expiré. Mercredi, vous avez préconisé une nouvelle résolution qui aille plus loin contre Téhéran. Croyez-vous en l'efficacité des sanctions face à la détermination du président Mahmoud Ahmadinejad ?
R - En tout cas, je pense que personne aujourd'hui ne croit à la possibilité d'une solution militaire. Je ferai deux remarques sur l'Iran.
La première, c'est que la résolution 1737, que nous avons votée à l'unanimité le 23 décembre dernier, est en train de porter ses fruits. Pourquoi ? Parce que pour la première fois depuis le début de cette crise nucléaire iranienne, il y a un débat en Iran. Et on voit bien que, l'ancien président Khatami, M. Rafsandjani, et un certain nombre de personnes, autour du guide Khameneï, se posent la question du bien-fondé de la ligne du président Ahmadinejad depuis sa défaite aux élections municipales de téhéran.
Sur le plan politique, nous avons donc un message : la fermeté de la communauté internationale avec la résolution 1737 et les sanctions économiques, commencent à produire leur effet. Les Iraniens sont toujours attentifs aux retombées économiques.
La deuxième chose, c'est que nous allons disposer, d'ici 48 heures, du rapport que M. El Baradeï, le directeur de l'AIEA, va remettre. L'Iran n'a manifestement pas mis en oeuvre la résolution 1737, nous le verrons lorsque nous lirons le rapport.
Dans ces conditions, la double approche que la France a toujours défendue est tout à fait à l'ordre du jour : fermeté avec possibilité d'une deuxième résolution le plus rapidement possible et ouverture au dialogue à condition que l'Iran suspende ses activités nucléaires sensibles, en matière d'enrichissement et de conversion de l'uranium, et d'utilisation de l'eau lourde. Si l'Iran suspendait ses activités sensibles, nous suspendrions les sanctions au Conseil de sécurité des Nations unies.
Q - Très souvent, les pays qui ont eu des sanctions économiques n'ont pas changé de politique pour ceci. Je crois que M. El Baradeï, hier ou avant hier, disait que les sanctions économiques risquaient de ne pas être très efficaces au niveau de l'Iran. Qu'en pensez-vous ?
R - Je pense au contraire que ce qui compte le plus - je l'ai d'ailleurs dit hier au ministre des Affaires étrangères et au ministre de la Défense russe que nous avons rencontrés avant de voir le président Poutine - que l'élément majeur dans le dossier iranien, c'était non seulement la fermeté, certes, mais aussi l'unité de la communauté internationale. Autrement dit, je ne crois pas en une résolution qui serait une résolution très ferme mais en même temps signée uniquement par trois pays sur les cinq membres permanents au Conseil de sécurité. Nous le disons aux Russes et aux Chinois. Nous le disons aussi aux Américains.
Vous me posez la question sur l'inefficacité des sanctions économiques. Quand on connaît le monde persan, lorsque l'on sait que depuis des milliers d'années ce peuple vit du commerce, de l'achat et de la vente, je crois que les Iraniens sont particulièrement intéressés par la reconnaissance économique, par leur entrée dans le marché international. Je recevrai d'ailleurs des journalistes iraniens ici très prochainement, j'ai même été le premier ministre occidental à faire un "chat" sur l'Internet iranien, sur le site Roozonline, qui a été très regardé et très écouté par les étudiants iraniens. Je sens bien qu'il y a un débat qui se met en place aujourd'hui en Iran. Regardez aujourd'hui la frilosité des grands investisseurs économiques en Iran, cela peut poser problème aux Iraniens.
Q - Vous insistez sur l'unité de la communauté internationale. Quel rôle joue la France vis-à-vis de ses partenaires ? Lors de la précédente résolution au Conseil de sécurité, les Américains réclamaient plus de fermeté, les Chinois et les Russes plus de souplesse. Que va demander la France cette fois au sein du Conseil de sécurité ?
R - J'émets cette idée dans mon livre : la France est un point d'équilibre. Lorsque l'on entend les propos excessivement choquants, inacceptables du président iranien sur Israël, lorsque l'on voit qu'il a organisé une conférence négationniste sur l'Holocauste, on peut se dire qu'en face il va y avoir très rapidement une réponse. Le rôle de la France est de ne pas accepter une prolifération nucléaire iranienne à des fins non pacifiques, et en même temps, d'expliquer aux Iraniens qu'il vaut mieux parler plutôt que de s'enfermer, de s'isoler économiquement et politiquement vis-à-vis de la communauté internationale, parce qu'aucune solution militaire n'est possible. C'est cela le rôle de la France.
Q - Monsieur le Ministre, est-ce qu'au niveau du camp occidental, il n'y a quand même pas vis-à-vis de l'Iran un double voeu pieux ? Vous dites unité, on voit bien qu'il ne peut pas avoir unité. Les Chinois, les Russes jouent leur propre jeu avec leurs propres intérêts de leur côté. Mais de l'autre coté, on a quand même affaire à un peuple très nationaliste qui, quoi qu'on dise, se dotera de l'arme nucléaire. Ce n'est pas récent, ce n'est pas nouveau, déjà du temps du Shah, on voulait le nucléaire.
R - L'unité, un voeu pieux ? Je ne le crois pas. Je crois qu'aucun pays au monde aujourd'hui, y compris la Chine et la Russie, n'a intérêt à ce que l'Iran dispose de l'énergie nucléaire à des fins non pacifiques. Simplement, il y a une manière d'aborder le sujet. Unité dans la manière, cela, vous avez raison, certainement pas. Mais unité dans le fait qu'il ne faut pas qu'ils aient une énergie nucléaire à des fins militaires, cela je le crois.
Q - Mais le temps passe et rien ne se fait.
R - Justement je crois que le débat qui a lieu aujourd'hui en Iran est tout à fait symptomatique des effets que nous obtenons à partir de la résolution 1737. De plus, l'Iran est une société beaucoup plus ouverte que vous le croyez. Je parlais d'Internet tout à l'heure. Certains pays émergents et pas des moindres dans certains continents, comme en Asie, n'ont pas Internet. En Iran, vous avez sans aucun problème, la diffusion de toutes les idées que vous souhaitez. L'Université iranienne est ouverte.
Je crois qu'au contraire, il faut s'appuyer sur ce débat, et tout faire pour expliquer que l'Iran est devant un choix stratégique : un choix de sanction sur le plan commercial et économique, ou alors un choix de négociation après la suspension de ses activités sensibles.
Q - Est-ce que tout faire, comme vous dites, c'est aussi parler aux autorités iraniennes ? Parce qu'il avait été question le mois dernier d'envoyer un émissaire français à Téhéran. Ce projet a avorté. Est-il toujours question de nouer un dialogue direct avec les autorités iraniennes ?
R - En réalité, tous nos partenaires, nous même, avons des relations avec les Iraniens. Il n'y a aucun problème là-dessus. J'ai rencontré moi-même le ministre des Affaires étrangères à plusieurs reprises. Les Allemands, les Britanniques, d'autres le font. Monter en épingle le fait que l'on puisse rencontrer des Iraniens est quelque chose qui est bizarre.
Je crois qu'en fait il a deux sujets qui sont d'ailleurs imbriqués. Il y a le dossier nucléaire iranien lui-même. La France négocie-t-elle ou parle-t-elle avec les Iraniens d'une manière ou d'une autre sur le dossier nucléaire iranien en tant que tel ? La réponse est non. Jamais. Elle ne le fera pas. Pourquoi ? Parce que nous travaillons sur ce dossier nucléaire avec nos partenaires. D'abord avec les Allemands et les Britanniques, l'EU-3, et les autres membres de l'Union européenne.
Q - Mais vous êtes les otages des Américains. Quant on parle de l'Iran à Condoleezza Rice, elle vous répond : "Circulez, il n'y a rien à voir, il n'y a rien à négocier avec les Iraniens". C'est ce qu'elle nous a dit quand elle est venue à Paris pour la conférence sur le Liban quand nous l'avons interviewée.
R - Si nous étions l'otage des Américains, la résolution 1737 ne serait pas de cette nature. Dans le dossier nucléaire iranien, nous ne répondons pas aux Iraniens directement. Nous avons comme négociateur M. Solana, comme les Iraniens ont, pour l'instant, M. Larijani. Cela est clair, net et précis.
D'autre part, il existe un rôle grandissant de l'Iran dans la région. Comme vous le savez, le fait de renverser le régime de Saddam Hussein, qui était un dictateur, et qui était l'un des plus puissant adversaire des Iraniens, le fait de s'attaquer aux Talibans aboutit finalement au fait que l'Iran joue un plus grand rôle dans la région. C'est vrai en particulier, vous venez de le dire, via la Syrie et le Hezbollah au Liban mais on pourrait parler aussi du Hamas dans les Territoires palestiniens. Nous avons 1.600 hommes qui servent dans la FINUL. Il est donc naturel de pouvoir parler à tout le monde et en particulier à tous les gens qui sont actifs dans la région. Ceci étant, nous n'avons absolument rien à demander, sauf demander à l'Iran de tout faire pour aplanir les choses et non pas les attiser, et de ne pas déstabiliser ce Moyen-Orient.
Q - Pensez-vous en fait que lorsqu'il y a eu le début des négociations entre l'Union européenne et l'Iran, il y a deux-trois ans, finalement les Occidentaux ont toujours été très habiles ? Parce que l'un des volets que demandait l'Iran, c'était de la coopération, ce qui a été proposé, coopération financière, économique... mais c'était aussi une coopération en matière de sécurité. C'était un des grands soucis de l'Iran qui se sent à tort ou à raison entouré d'ennemis. Alors, ne pensez-vous pas aujourd'hui que si à l'époque, les Occidentaux avaient été un peu plus réceptifs à ce souci de l'Iran, on n'en serait peut-être pas là ?
R - Vous posez une question qui est majeure, bien évidemment. C'est la raison pour laquelle j'ai beaucoup salué le courage de Condoleezza Rice, le 30 mai dernier, lorsqu'elle a fermé 25 ans de guerre froide entre les Etats-Unis et l'Iran en disant : "Nous sommes prêts à parler avec les Iraniens via les Européens". Ce paquet de propositions, quel est-il ? C'est un paquet économique, avec notamment des propositions sur le plan aéronautique, et c'est un paquet politique. Et en effet, pouvait se poser la question de la sécurité, que les Etats-Unis ne souhaitaient pas ouvrir.
Q - Mais par les Iraniens, c'était leur souci numéro un.
R - Absolument. Je reste persuadé que nous devons trouver une solution diplomatique, qui passe par le retour de l'Iran dans la communauté internationale et par un paquet économique, et politique aussi en terme régional. Il faut aussi étudier cette question avec les autres pays de la région, en particulier avec les pays du Golfe. Le risque de la prolifération nucléaire aujourd'hui dépasse le problème iranien. Il concerne aussi le risque de prolifération nucléaire des pays voisins de l'Iran.
Q - Est-ce que les gesticulations militaires des Etats-Unis autour de l'Iran en ce moment vous inquiètent ? On voit bien d'un côté qu'ils disent privilégier la diplomatie mais de l'autre, ils envoient un deuxième porte-avions dans le Golfe. Ils n'excluent aucune option. On sent une tension monter dans la région.
R - Je crois que la violence serait la pire chose qui pourrait arriver, d'autant plus que nous commençons à voir aujourd'hui, la résolution 1737 produire l'effet politique que nous escomptions.
Le problème est qu'en effet, il semble que la position de fond de l'Iran n'ait pas évolué. J'ai encore entendu hier le président Ahmadinejad rejeter la suspension ou la conditionner à la suspension des activités d'enrichissement dans tous les pays occidentaux. Ce n'est pas acceptable.
Donc, nous pensons que la solution à la crise est la résolution 1737 et toute idée qui en affaiblirait l'existence ne serait pas viable. Je ne crois pas à une solution purement militaire. Les Iraniens multiplient directement ou indirectement les signaux sur de possibles initiatives nouvelles. Par exemple, le plan suisse proposant un stand-by, c'est-à-dire ne plus introduire de matière dans les centrifugeuses. Il faut simplement dire que pour nous, ce n'est pas acceptable. Un engagement iranien à ne plus introduire les matières dans les centrifugeuses pendant qu'elles tourneraient encore ne répondrait absolument pas aux demandes du Conseil de sécurité.
Q - Quelle forme doit prendre la nouvelle résolution du Conseil de sécurité ?
R - Le rapport de M. El Baradeï confirme que l'Iran ne répond pas aujourd'hui aux demandes de la résolution 1737. Il n'a pas suspendu ses activités liées à l'enrichissement. Il n'a pas suspendu ses projets relatifs à l'eau lourde, il ne coopère pas de façon suffisante avec l'Agence internationale de l'Energie atomique, comme d'ailleurs l'a montré son refus que 38 inspecteurs pénètrent sur son territoire. Et il ne fournit pas la transparence nécessaire, comme le montre le refus d'accepter la surveillance en continu de l'usine de Natanz.
C'est la raison pour laquelle je propose une deuxième résolution, devant ce refus et devant l'absence de mise en oeuvre, de la part des Iraniens, de la résolution 1737. Les Six vont entamer des échanges à ce sujet, conformément d'ailleurs à ce qui est prévu par la résolution 1737.
Q - Si jamais la situation dérapait sur l'Iran, à savoir, si les Etats-Unis se décidaient pour quelques frappes, à votre avis, quelle devrait être la position française ? Faudrait-il faire comme pour l'Irak ou au contraire faudrait-il une solidarité occidentale ?
R - Vous comprendrez bien que ce genre de question ne se poserait pas à la légère. Le Conseil de sécurité des Nations unies existe. Je crois au multilatéralisme. Mme Rice a toujours dit qu'elle privilégiait la voie diplomatique. Je crois donc qu'il faut faire très attention. Je ne crois pas à une solution militaire au Moyen-Orient et la crise iranienne ne fait pas exception. Dans la situation où elle se trouve, je ne pense pas que la région puisse supporter une nouvelle guerre sans qu'il en résulte un chaos généralisé. Tout le monde ne pense pas forcément comme moi.
Q - Vous voulez dire qu'en France tout le monde ne pense pas comme vous ?
R - En France, je n'ai pas trouvé une seule personne qui ne pensait pas comme moi, ou alors qu'elle le dise !
Q - Pensez-vous que les Américains ont compris qu'il ne fallait surtout pas attaquer l'Iran militairement parce qu'à ce moment là, puisqu'on a affaire à un peuple très nationaliste ? On ne ferait que ressouder ce peuple autour d'un régime que beaucoup honnissent et, en même temps, n'a-t-on pas finalement intérêt à laisser le peuple régler ses comptes avec ce régime, comme il l'a réglé du temps du Shah ? Parce que quand j'entends des Iraniens aujourd'hui qui viennent de différentes régions d'Iran, qui viennent en France et qui vous disent tous la même chose en disant : "Ce régime a supprimé les quelques libertés que l'on avait pu acquérir sous Rafsandjani et sous Khatami", autant laisser les Iraniens régler leurs comptes entre eux.
R - Il y a là un double sujet.
Le premier sujet, c'est en effet le débat qui existe en Iran aujourd'hui. Et d'ailleurs, l'élection municipale de Téhéran le prouve. Il y a un débat. Quel va être l'avenir de M. Ahmadinejad ? Il est quand même important de prendre cela en considération.
Et d'autre part, incontestablement, les chiffres sont revenus sur le devant de la scène à la faveur de plusieurs événements qui sont liés et dont j'ai parlé tout à l'heure.
Il est donc important de regarder cela de très près et d'agir par la voie diplomatique, la négociation plutôt qu'en faisant monter un conflit basé sur ce qu'Ahmadinejad propose, c'est-à-dire un conflit de civilisations, de religions, qui pourrait être extrêmement dangereux pour la stabilité de la région et de la planète.
(...)
Q - Sur l'Irak, les Britanniques viennent d'annoncer leur retrait prochain. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?
R - Récemment, j'avais donné l'horizon 2008 pour un retrait des troupes étrangères. Le Premier ministre lui-même a aussi parlé de ce même horizon.
Q - Les retraits anglais et danois peuvent-il inciter le retrait des Américains, selon vous ?
R - Je ne sais pas, c'est aux Américains de le dire. Il y a un triple aveuglement américain : un aveuglement sur les objectifs puisque cette entrée majeure des Américains en Irak était pour neutraliser des armes de destruction massive qui n'existaient pas ; une erreur de stratégie puisqu'une stratégie exclusivement militaire ne peut réussir; et une erreur de moyens car les moyens utilisés pouvaient déstabiliser ou renverser un régime, mais certainement pas assurer la stabilité de ce pays, à la région.
Aujourd'hui, il ne reste plus qu'une solution, la solution inclusive : faire rentrer les différentes composantes civiles, politiques et religieuses dans le gouvernement d'un côté, et leur garantir l'accès aux ressources naturelles de l'autre.
Q - Dernière question sur l'Iran. Tout d'abord vous avez rencontré le président Ahmadinejad, vous en parlez un peu dans votre livre. Mais quelle a été votre perception en tant que personne ? Et puis, est-ce qu'on ne feint pas de se tromper lorsque l'on dit sans cesse "le président Ahmadinejad" alors que l'on sait bien que le vrai pouvoir n'est pas là, à Téhéran ?
R - Ce que je sais, c'est ce que j'entends et c'est ce que je vois.
Or, le président Ahmadinejad, aujourd'hui, a écrit et dit beaucoup de choses, en particulier sur la région et sur Israël, ce qui est encore une fois, tout à fait inacceptable. L'impression qu'il m'a donnée est l'impression de quelqu'un qui se situe dans la perspective d'un conflit sur les valeurs, les religions, les cultures et les civilisations. Et je pense que tout le rôle de la France est de bien expliquer que pour éviter ce conflit, la seule solution, c'est l'école, l'université, c'est reprendre la philosophie des lumières : le progrès de l'homme par l'éducation, le progrès de la société par la science, le progrès de l'humanité par la raison. Et c'est à la France de faire cela. Tout à l'heure, vous me posiez la question du rôle du Conseil de sécurité. Le rôle de la France au Conseil de sécurité, c'est cela, c'est de ne pas rentrer dans une sorte de conflit, des ignorances qui aboutit évidemment à des vrais conflits, parce qu'on ne s'est pas écouté, on ne s'est pas entendu, on ne s'est pas respecté.
Q - Quand vous parlez avec Condoleezza Rice, est- ce que vous n'avez pas envie de lui dire aujourd'hui : "Mais quel gâchis, regardez ce que vous avez fait. Vous vouliez instaurer la démocratie à l'occidentale dans cette région. C'est un voeu pieux, c'est un rêve et en même temps, vous avez ouvert les portes aux Iraniens qui ne rêvent que d'une chose, instaurer une République islamique en Irak, qui sont en train de faire revenir en force les Chiites contre les Sunnites. Finalement, notre politique occidentale mais surtout américaine est catastrophique. C'est nous qui sommes les responsables de cette situation".
R - Un de mes prédécesseurs, et, pour lequel j'ai beaucoup d'estime, M. Hubert Védrine, vient de l'écrire dans son livre. Je pense qu'il y a eu un moment de Real Politik, c'est-à-dire que les Occidentaux se sont mis à croire que c'était la bonne solution pour gouverner un pays.
Je crois en effet qu'il faut que cela nous serve de leçon. Il faut que nous soyons capables d'être courageux, pour ne pas accepter l'inacceptable. Lorsque M. Ahmadinejad tient ses propos choquants, nous devons le combattre en lui disant : "C'est inacceptable" et en faisant tout pour que la société iranienne change. D'autre part, pour la première fois, nous avons voté des sanctions contre l'Iran. Nous les avons envisagées le 12 juillet, ici, au Quai d'Orsay. En même temps, vous avez raison, il faut que les Américains puissent comprendre que l'avenir, en particulier au Moyen-Orient, c'est le dialogue des cultures et des civilisations.
Q - Craignez-vous les conséquences de nouvelles sanctions contre l'Iran pour les soldats français de la FINUL et comment prenez-vous en compte le dossier libanais dans votre gestion du dossier nucléaire iranien ?
R - Les deux sujets sont différents. Le Liban est ce pays ami de la France. La France est l'amie de tous les Libanais. Je lance un appel à tous les Libanais, comme le président de la République l'a fait, afin qu'ils surmontent leurs divisions, qu'ils fassent passer les intérêts supérieurs du Liban avant ceux de leurs propres factions. Car ce qui se joue là-bas c'est un modèle multiconfessionnel auquel nous sommes attachés.
Et c'est respecter trois exigences.
Premièrement, l'exigence d'efficacité (...).
Deuxièmement, une exigence d'unité, je viens d'en parler.
Et troisièmement, une exigence de justice, c'est-à-dire, pas d'impunité pour les criminels qui veulent déstabiliser jour après jour le Liban. Il faut un tribunal à caractère international. Il faut que l'on sache qui a tué l'ancien Premier ministre, qui a tué des journalistes, des députés. Le Liban ne doit plus être l'otage d'intérêts qui lui sont étrangers ni le terrain d'affrontement de ses voisins.
Q - La situation au Liban vous inquiète-t-elle ? Y a-t-il un risque de guerre civile ?
R - Je suis bien évidemment très inquiet de la situation au Liban. La médiation de la Ligue arabe tente de trouver une solution, mais aujourd'hui, la majorité et l'opposition ne parviennent pas à trouver un terrain d'entente. Je ne voudrais pas que cette déstabilisation aboutisse à un chaos, car trop d'efforts auront été faits. Souvenez-vous, la Conférence de Paris-III a permis de rassembler 7,8 milliards de dollars. La communauté internationale était là pour écouter, le Premier ministre M. Siniora a présenté les réformes qu'il avait fait voter par son gouvernement. C'était évidemment majeur que le Liban puisse être respecté en toute indépendance, en toute souveraineté, y compris par son voisin syrien.
Q - Vous constatez comme nous le blocage au Liban, le fait que le Tribunal international ne puisse pas être créé. Ne serait-il pas enfin temps de parler à la Syrie qui, a, on le sait bien, une influence déterminante sur certains partis libanais ? Pourquoi le président Chirac refuse-t-il tant de parler à Bashar Al-Assad qui depuis 2 ans essaie de le joindre par téléphone, qui lui écrit, tout cela reste lettre morte. C'est ce qu'il dit dans les interviews ?
R - Oui, vous avez raison de dire qu'en diplomatie, par définition, nous devons parler aux autres. C'est la définition-même de la diplomatie.
En réalité, vous ne pouvez pas parler à quelqu'un si vous n'avez pas confiance en lui. La résolution 1595, votée à l'unanimité du Conseil de sécurité, y compris par les membres de la Ligue arabe, pour créer ce Tribunal international, dit que la Syrie doit coopérer pleinement et entièrement avec cette commission internationale.
Q - La Syrie coopère-t-elle ?
R - C'est aux juges de le dire mais en tout cas, c'est aujourd'hui aux Libanais à mettre en place, grâce au Conseil de sécurité, ce Tribunal à caractère international. Je vois qu'il y a des pressions faites d'un côté ou de l'autre, pour que ce Tribunal ne voit pas le jour. Il est important, pour des raisons de justice, de se battre pour qu'il n'y ait pas d'impunité pour ces criminels.
Q - On voit bien que Bachar Al-Assad a un rôle négatif au Liban, vous le constatez vous-même. S'il n'y a ni discussion, ni sanction, ni rien, comment comptez-vous faire évoluer la situation ? Il faut attendre que Jacques Chirac quitte enfin l'Elysée pour attendre d'avoir un dialogue franco-syrien, c'est cela la solution ?
R - Non, la seule solution est la mise en place d'un tribunal qui vise à répondre à l'exigence de justice des Libanais après les multiples attentats contre les responsables politiques et journalistes libanais. Elle correspond à une demande du peuple libanais et je suis frappé aujourd'hui par l'émotion et je dirai même les fantasmes que suscite cette question aujourd'hui au Liban. Le Tribunal n'est qu'un outil technique qui devra, le moment venu, tirer les conséquences judiciaires de cette commission d'enquête internationale dont je parlais à l'instant.
(...)
Je pense que ce qui se joue au Liban, ce sont les valeurs universelles que la France a toujours défendues, c'est-à-dire les respects de l'unité territoriale d'un pays, de sa souveraineté, de son unité, de son indépendance nationale.
(...)
Q - Monsieur le Ministre, une fois encore, ne pensez-vous pas que compte tenu du conflit irano-américain qui se joue aussi au Liban, est-ce que l'on rend toujours service à Siniora en faisant en sorte que le clan occidental donne l'impression de le soutenir à mille pour cent, ce que l'on comprend, mais en même temps pour la population qui est coupée en deux, Siniora est vu comme quelqu'un complètement allié aux Européens et aux Américains. On ne lui rend pas toujours service. C'est très difficile, parce que maintenant le pays est totalement divisé, ce n'est pas un petit groupe de gens, le Hezbollah, contre la majorité. C'est quasiment du 50/50.
R - La question est de savoir si nous aidons à la reconstruction à moyen et à long terme du Liban, à partir du moment où ce gouvernement fait des réformes économiques ou pas. Nous pensons qu'il vaut mieux que ce soit la communauté internationale, en général, qui aide le Liban plutôt qu'un pays voire deux pays de la région.
Nous pensons qu'il est important de bien différencier ce qui est l'indépendance d'un pays sur le plan politique avec des réformes économiques, comme on le fait d'ailleurs dans beaucoup d'endroits. Que le FMI, la Banque mondiale et la communauté internationale demandent à certains pays de faire des réformes économiques avant de fournir leur aide, ce n'est pas de l'ingérence politique. Par contre, je crois qu'il est important de lutter contre la main mise de tel ou tel sur le Liban.
Vous avez raison, si Fouad Siniora acceptait cela, ça pourrait donner cette impression alors que ce n'est pas le cas.
Q - Est-ce que l'on n'aurait pas intérêt, nous autres Occidentaux, Français en particulier, à dire aux Syriens : "redevenez un partenaire fréquentable", et en posant une condition, "dissociez-vous de l'Iran", en leur disant "votre régime laïque a une alliance contre nature avec cette théocratie iranienne", et en faisant, peut-être pression sur Israël en leur restituant le Golan et faisant de la Syrie un vrai partenaire et tenter d'isoler l'Iran ?
R - C'est quelque chose qui a dû être abordé dans les discussions de plusieurs de mes collègues qui ont été voir Bachar Al-Assad, en particulier M. Miguel Angel Moratinos, le ministre des Affaires extérieure et de la Coopération espagnol, et M. Frank-Walter Steinmeier, le ministre des Affaires étrangères allemand, président de l'Union aujourd'hui. A la sortie, il y a eu une double conférence de presse de mes collègues, qui ont été assez contents de leur rendez-vous, et une demi-heure après une conférence de presse de Bachar Al-Assad disant exactement le contraire.
Q - Les Palestiniens sont en train de constituer un gouvernement d'union entre le Hamas et le Fatah. Ils essaient tout au moins, c'est leur objectif. Est-ce qu'il faut renouer avec ce gouvernement, même s'il ne remplit pas exactement les conditions qui ont été posées par le Quartet, sachant que l'alternative est la guerre civile en Palestine.
R - Tout d'abord, je salue les accords de La Mecque, parce qu'ils ont fait taire les armes entres les deux factions palestiniennes, que sont le Fatah et le Hamas.
Q - Donc là, vous n'êtes pas sur la ligne des Américains ?
R - Je n'ai pas à savoir ou pas si je suis sur une ligne ou une autre. Je suis sur la ligne de la France et du président de la République, qui est responsable de la politique diplomatique.
On ne peut prétendre soutenir Mahmoud Abbas, et en même temps rejeter les efforts de rassemblement qu'il fait pour créer un gouvernement d'union nationale, dans lequel, d'ailleurs, le Hamas serait minoritaire. L'alternative aux accords de La Mecque, c'est la guerre civile. La guerre civile, c'est le chaos et le chaos n'est de l'intérêt de personne, surtout pas d'Israël.
J'ai envie de dire à tous nos partenaires, que Mahmoud Abbas, que le président de la République va recevoir samedi, tout comme moi, est ce président de l'Autorité palestinienne qui faut aider, qu'il faut soutenir. Ce gouvernement d'union nationale, s'il reconnaît les accords de l'OLP, reconnaît implicitement Israël.
Je dis qu'un gouvernement d'union nationale où le Hamas serait minoritaire et qui accepterait de reconnaître les accords de l'OLP, mérite d'être poussé en avant parce que la pire chose pour Israël c'est de ne pas avoir en face de lui d'interlocuteur. Si vous voulez rester dans les Accords d'Oslo, la sécurité pour Israël et la paix, et la terre pour les Territoires palestiniens, vous êtes obligés d'avoir, à un moment donné, des interlocuteurs palestiniens.
Q - Mais, Monsieur le Ministre, pensez-vous convaincre tous vos partenaires européens, de les entraîner tous sur votre vue ? Parce que manifestement l'Europe n'est pas sur cette position.
R - La France reste pleinement attachée aux principes du Quartet, et les accords de La Mecque constituent un pas important vers la réalisation de cet objectif. La communauté internationale doit évidemment consolider cette évolution et l'accompagner pour qu'elle aboutisse aussi rapidement que possible à l'adhésion explicite et à la pleine mise en oeuvre des demandes de la communauté internationale. Mais, ignorer l'accord et ignorer l'évolution positive qu'il traduit reviendrait à saboter tous les efforts du président Abbas. Cela aboutirait à renvoyer des Palestiniens à leurs divisions, à leurs affrontements avec les risques de chaos.
Pour répondre à votre question, notre réaction est parfaitement en phase avec la position exprimée par le Quartet en septembre à New York, et évidemment avec celle de l'Union européenne.
Q - Concrètement, Monsieur le Ministre, qu'est-ce que vous allez dire à Mahmoud Abbas samedi ? Quel soutien allez-vous lui apporter ?
R - Il faut distinguer deux choses. D'une part, le prochain gouvernement palestinien dans lequel le Hamas sera minoritaire, et dont le programme nous rapproche significativement des exigences du Quartet. Si ce gouvernement voit le jour et qu'il respecte les engagements de La Mecque, nous allons pouvoir travailler avec lui.
D'autre part, il y a le Hamas, en tant qu'organisation, qui refuse expressément Israël, avec lequel nous ne pouvons parler.
Q - Comment peut-on être optimiste, justement, Monsieur le Ministre, quand on dit qu'il refuse le droit d'existence à Israël, et qu'il refuse l'arrêt des violences. On est en train de rêver à haute voix.
R - C'est ce qui s'est passé à La Mecque. A La Mecque, le président de l'Autorité palestinienne qui a obtenu la création d'un gouvernement d'union nationale qui va reconnaître les accords d'Oslo.
Pardonnez-moi, mais si vous pensez que l'Union européenne ne doit pas avoir une vision spécifique au sein de la communauté internationale, vous vous trompez.
L'Union européenne, c'est justement l'arrivée sur la scène du monde multipolaire. Si l'Union européenne n'est pas politique, l'Union européenne n'existera pas. L'Union européenne mène une action au point de contrôle de Rafah. C'est l'Union européenne qui l'a fait et personne d'autre. Nous pensons que nous avons une voix spécifique à faire entendre. Je vous signale qu'au dernier Conseil Affaires générales, la proposition que nous avons faite a été retenue par les 26 autres membres de l'Union européenne.
Q - Pensez-vous réussir à convaincre l'Union européenne d'avoir une initiative pour la conférence, par exemple ? Est-ce que c'est quelque chose que vous pensez être mûr aujourd'hui ?
R - Le fait de pouvoir travailler en termes de coopération avec un gouvernement d'union nationale est déjà une chose majeure, dont il faut discuter. Je pense, qu'il faut écouter Mahmoud Abbas, et l'aider. Il faut considérer comme un pas vers la reconnaissance explicite d'Israël ce qui vient de se passer à La Mecque.
Q - Sur l'Algérie, ce traité d'amitié franco-algérien que Jacques Chirac et le président Bouteflika avait voulu signer, est-ce totalement enterrer ?
R - Les deux présidents s'estiment beaucoup. Les deux pays sont deux pays amis. J'ai, moi-même, l'autre jour, présidé une réunion en présence du ministre des Investissements et de l'ambassadeur de l'Algérie en France avec les principaux chefs d'entreprise du CAC 40 français pour se préparer aux 90 ou 100 milliards de dollars de privatisation, dans les quatre prochaines années en Algérie. Thierry Breton est allé récemment rencontrer le président Bouteflika et son homologue. Nous avons d'excellentes relations avec eux. Après, pour répondre à votre question c'est une question de temps. Je ne sais pas si cela sera à court terme ou à moyen terme. En tout cas, l'Algérie est un pays ami.
Q - Est-ce que vous n'êtes pas inquiet de voir cette montée de l'islamisme dans les trois pays du Maghreb ? La situation en Algérie n'est pas encore totalement stabilisée, le Maroc et ce qui s'est passé récemment en Tunisie, à Hammam Lif, pas très loin de Tunis, c'est quand même inquiétant, à nos portes, si je puis dire.
R - Je reste persuadé que le Maghreb est un élément majeur, sur le plan géopolitique et stratégique pour notre pays. Pour plusieurs raisons. D'abord, parce que nous sommes proches, ensuite parce que c'est un continent différent, et enfin parce qu'ils parlent français. Il est donc évident qu'il est tout à fait nécessaire d'investir, de considérer ces pays comme des partenaires, de faire en sorte que le pouvoir d'achat augmente le plus vite possible, que la protection sociale se développe, que nous puissions avoir des accords de partenariat avec l'Union européenne très vite et que surtout ces trois pays du Maghreb parmi les cinq s'entendent le plus vite possible, qu'ils fassent des efforts de coopération en termes de marché.
Q - Vous parlez des Algériens et des Marocains entre autres ?
R - Et des Tunisiens. La seule solution pour éviter les fondamentalismes et les intégrismes, c'est l'augmentation du pouvoir d'achat et l'éducation.
Q - Monsieur le Ministre, j'aimerais que l'on évoque ce livre des affaires pas si très étrangères aux éditions Odile Jacob, où vous revenez sur ces presque deux ans au Quai d'Orsay. Est-ce que vous considérez que les Français devraient s'intéresser d'avantage aux questions internationales dans le cadre de l'élection présidentielle ? Est-ce que cela peut être un élément de leur choix politique ?
R - Sans aucun doute. Je pense que sillonner le monde à plusieurs reprises, pendant 20 ou 22 mois, change totalement la perception que l'on peut avoir de notre pays.
Il y aura un milliard 700 millions d'Indiens en 2050, plus que de Chinois. Sur ce milliard 700 millions d'Indiens, il y aura 20 à 22 % d'ingénieurs, de chercheurs, d'universitaires. Ce qui veut dire que les nano, les bio, les info et les cogno-technologies, c'est-à-dire les quatre nouvelles technologies, qui font les révolutions du XXIème siècle seront faites là-bas.
Il existe donc deux solutions. Soit nous mettons 100 milliards d'euros de recherche dans l'Union européenne à quelques-uns, sur les nano et les info-technologies. Soit on ne le fait pas. Si on ne le fait pas, c'est la fin de l'Union européenne avec sa protection sociale, son coût du travail. Si elle ne fait pas de recherche sur ces sujets-là, elle sera engloutie.
Il est donc absolument fondamental que dans cette campagne présidentielle, on prenne en considération cette compétition internationale qui est devant nous.
Q - Votre arrivée au ministère des Affaires étrangères avait intrigué, voire suscité une certaine ironie, vous le dites dans ce livre, parce que vous n'êtes pas diplomate de formation. Dans ce livre, vous montrez finalement que votre expérience de médecin a été un plus, notamment lorsque vous aviez lancé UNITAID, un fonds pour les enfants victimes du sida et de la tuberculose, organisation créée grâce aux taxes sur les billets d'avion. Est-ce que vous pouvez nous rappeler en quoi consiste cette action que vous avez menée avec Bill Clinton, et quels ont été les effets de cette action ?
R - C'est tout sauf uniquement de la santé, de l'éthique et de la morale. C'est de la politique internationale. C'est même le premier sujet de politique internationale du monde aujourd'hui. C'est que vous avez des pays où la mortalité infantile est telle que ce sont les damnés de la terre. On donne deux euros en moyenne de subvention par vache en Occident, et plus de la moitié des Africains vivent avec moins d'un euro par jour. On donne deux euros aux vaches par jour aussi. On ne peut pas continuer comme cela.
Et, en même temps, vous avez des images sur TF1, TV5, BBC World, CNN, qui montrent nos gaspillages. Cela entraîne des sentiments d'humiliation, de colère qui vont aboutir à une immigration absolument massive de plusieurs dizaines de millions de personnes sur nos côtes - on n'en est qu'au début évidemment - ne serait-ce que par instinct de conservation. Quand vous savez qu'un médicament existe à trois mille kilomètres, que votre fils meure, vous allez le chercher.
Il n'y a aucune loi, aucune mitraillette qui n'arrêtera cela. Il arrêtera 10, 20 % des migrants, mais 80 % passeront. Il y a ensuite la déstabilisation de l'Occident. Je reste persuadé que les plus grandes écoles de terrorisme sont dans la bande sahélienne. Donc, je suis heureux de voir que nous avons inventé un concept, celui de mondialisation équitable, de mondialisation solidaire, en prenant une contribution d'un euro par billet d'avion. Nous sommes maintenant 30 pays à le faire, j'espère que nous serons 192 pays dans 10 ans.
Q - Vous continuerez à faire partie d'UNITAID, même quand vous ne serez plus ministre ?
R - Ecoutez, j'ai l'honneur d'avoir été choisi par mes collègues comme président mondial d'UNITAID. Oui, bien sûr, je vais continuer. Nous avons déjà 500 millions de dollars dès cette année. Nous aurons 700, 800 millions de dollars dans les années qui viennent. C'est majeur, car sachez que depuis le début de cette émission, un enfant est mort toutes les 30 secondes de paludisme alors que le médicament existe et qu'il est trop cher pour eux.
Q - Est-ce que l'intérêt que vous portez maintenant à ces affaires, pas si étrangères comme vous dites, et est-ce que l'expérience que vous avez maintenant vous conduisent à vous porter candidat pour un nouveau poste de ministre des Affaires étrangères, si Nicolas Sarkozy est élu ?
R - L'expérience m'a montré que l'on n'est jamais candidat à un poste ministériel, sinon on peut être déçu. Mais c'est au prochain chef de l'Etat à décider.
(...)
Q - Quel est votre plus grand regret en tant que ministre des Affaires étrangères ?
R - C'est de ne pas avoir été à un moment donné en mesure de pousser pour le gouvernement d'union nationale palestinien. C'est pour cela que, dans cette émission tout à l'heure, j'ai été très allant et je crois qu'il y a une voix européenne, que cette voix européenne doit exister, que c'est la seule solution. Je crois que le monde était unipolaire en 2002. Il allait devenir multipolaire avec ce qu'a fait Dominique de Villepin à l'ONU. Il ne l'est pas devenu parce que l'union politique de l'Europe ne s'est pas faite. Maintenant, il peut l'être sur le dossier israélo-palestinien.
Q - Monsieur le Ministre, avec le recul, Colin Powell, que j'ai pu rencontrer récemment nous disait que le militaire qui était devenu diplomate avait quand même dû avaler des couleuvres, voire des boas, et qu'il trouvait que finalement, le champ de bataille politique était pire que le champ de bataille militaire. Seriez-vous à même de dire la même chose ?
R - Oui, parce que le champ de bataille militaire est extrêmement dur mais c'est là où se joue ou la vie, ou la mort. C'est l'un ou l'autre. C'est binaire. Dans la vie politique, c'est tout à fait différent, c'est l'art de convaincre, mais vous ne pouvez pas toujours convaincre. Parfois vous êtes battus. C'est la démocratie. La loi de la démocratie est plus dure que la loi de la guerre, c'est vrai.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 février 2007