Discours de M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat à la défense chargé des anciens combattants, sur le rôle de la SNCF dans la Résistance au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Paris, le 21 juin 2000.

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Circonstance : Ouverture du colloque de l'AHCF, à Paris, le 21 juin 2000

Texte intégral

Monsieur le président Gallois, Monsieur le président Fournier,
Monsieur le doyen Charles Hermann, Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs,
Je ne suis ni historien ni acteur de cette période mais il était important à mes yeux que je sois présent ce jour, pour le début de vos réflexions et de vos travaux.
Je tiens en effet à rappeler, à l'orée de ce colloque d'histoire, l'importance de la mémoire. Mémoire et histoire ne correspondent pas aux mêmes besoins, ni aux mêmes usages. L'histoire peut être falsifiée, tout comme la mémoire. La mémoire est susceptible d'être exploitée pour être rendue différente des faits tels qu'ils se sont déroulés. Notre souci est donc d'entretenir une mémoire juste, dont les conditions sont une histoire vraie. Un pays démocratique est capable d'affronter son histoire avec rigueur, avec lucidité, avec courage, pour comprendre son passé afin de l'évoquer devant ses jeunes générations. Il faut que celles-ci puissent appréhender l'histoire pour être à même de construire l'avenir qui leur appartient et d'en assumer la responsabilité.
A cet égard, il n'est pas à mon avis trop tard, comme on a pu le dire, pour engager une réflexion sur l'histoire de la SNCF durant la Seconde Guerre mondiale. Le cap du siècle, que nous franchissons, est certes une date symbolique mais elle ne doit pas être un prétexte pour tourner la page sur le siècle précédent. Nous serions alors amenés à occulter ce qu'a été le XXe siècle, les épreuves que notre pays a rencontrées et, parmi elles, la Seconde Guerre mondiale, dont nous éprouvons aujourd'hui encore en Europe les conséquences. C'est la Résistance qui a inspiré la reconstruction de la France après 1945. Elle inspire encore notre constitution et de nombreux aspects de la vie de notre pays trouvent leur origine dans cette période extrêmement forte de notre histoire.
Le rôle qu'y a joué la SNCF nous permet d'affirmer l'importance du colloque qui s'ouvre aujourd'hui. Il va exposer les acquis comme les problématiques de la recherche historique et susciter de nouveaux travaux. Il n'est pas un aboutissement mais un point de départ. Il nous permet de regarder, objectivement, sereinement, ce que fut la SNCF dans une période troublée de la Seconde Guerre mondiale. Soixante ans après les faits, le regard de l'historien doit permettre à leur analyse d'être désormais sans passion.
L'évocation de la SNCF appelle deux images immédiates. La première est celle de la résistance héroïque des cheminots de cette entreprise, consacrée par le pays puisque l'entreprise publique a été décorée de la croix de chevalier de la légion d'honneur par un décret du 31 octobre 1949 qui l'authentifie. La seconde est celle qu'a évoquée le président Gallois, plus difficile à assumer, troublante, l'image des trains qui amènent les déportés vers les camps et trop souvent vers la mort. Il est du rôle des historiens de débattre de manière objective et dépassionnée de ces enjeux.
Pour ma part, n'étant pas historien, je m'interroge sur ce que je retiens de cette histoire de la SNCF : c'est d'abord l'enjeu, stratégique pour la période, des transports ferroviaires à la fois pour l'occupant, pour la Résistance et pour la France libre, dans son engagement pour libérer le territoire.
La SNCF était un enjeu stratégique pour l'occupant, puisqu'aux termes de l'article 13 de la convention d'armistice tous les équipements et moyens ferroviaires en territoire occupé ont été mis à disposition pleine et entière du chef allemand des transports. Toute l'organisation ferroviaire militaire allemande en zone nord dépendait de la Wehrmachttransportleitung aux ordres du chef des transports militaire du Reich. Il y avait, ce que j'ignorais moi-même et que beaucoup probablement ignorent aussi, dans chaque gare, dans chaque dépôt, dans chaque atelier de quelque importance et dans les services centraux un groupe de cheminots allemands exerçant une surveillance permanente sur les activités des agents français. L'ennemi s'était assuré partout des postes de contrôle et de direction. En revanche, il avait besoin, pour assurer le travail quotidien, des agents français. C'est pourquoi, dès juillet 1940, les agents de la SNCF étaient informés qu'ils étaient soumis aux lois de la guerre allemande au terme de l'article 155 du Code de la justice militaire. Ces lois, rappelons-le, étaient dures. Elles prévoyaient la peine de mort ou les travaux forcés en réponse à presque tous les cas de désobéissance.
Enjeu stratégique pour les occupants, les chemins de fer le sont également pour les forces alliées et pour la résistance intérieure. Pendant les quatre années d'occupation, la SNCF et les cheminots ont pris une large part à la lutte aussi bien passive qu'active contre l'occupant.
Face aux dispositions que je viens de rappeler, il faut retenir que la SNCF, en tant qu'entreprise publique, et ce, tout au long de l'Occupation, s'élève contre son assujettissement au vainqueur. Les services de contentieux de la SNCF, modestement peut-être, mais activement, s'efforcent de faire interpréter les textes législatifs et réglementaires fixant les obligations de l'administration et des agents dans le sens le plus restrictif et le plus protecteur de leurs intérêts. Lorsque les Allemands demandent la fourniture de rails, d'aiguillages, on discute mètre par mètre, aiguille par aiguille. Lorsqu'on demande la livraison de locomotives, la SNCF tergiverse, livre de vieilles machines puis des machines étrangères stationnées en France. On discute pied à pied sur la composition exacte du parc. On retarde les livraisons de sorte que la SNCF ne livrera que 2 946 machines sur les 15 813 existantes en 1939. Quand, en février 1944, l'intendant de police français publie un ordre du jour avertissant les cheminots qu'ils seront responsables solidairement de tous les actes de sabotage, le président de la SNCF saisit le ministre des Transports pour faire annuler cette directive. On voit ici le rôle joué par l'institution.
Quel a été celui des personnels de la SNCF qui se sont trouvés en première ligne parce qu'ils détenaient des informations sur les mouvements ferroviaires mais aussi la compétence nécessaire pour faciliter ou entraîner les actions de résistance armée ? Que pouvaient faire ces cheminots qui faisaient l'objet d'une surveillance particulière des occupants et qui étaient les premières victimes des attaques de trains, des bombardement de gares et de dépôts qui atteignaient aussi leurs cités ?
Nous constatons la résistance individuelle des cheminots et les formes diverses que prend leur engagement dans la Résistance organisée.
Dans les premiers moments de l'Occupation les cheminots réagissent à un choc psychologique, à l'atteinte faire à leur sentiment patriotique, réaction parfois et même souvent doublée par un sentiment d'offense professionnelle, si je puis ainsi m'exprimer. L'occupant a accaparé l'instrument de travail, au moment où il n'y a plus de chefs, plus d'armée. Il y a encore des cheminots qui, instinctivement, résistent heure par heure. Ainsi, le 23 juin 1940 à Poitiers, un sous-chef de gare s'emploie à soustraire au nez des occupants les trains de matériel militaire et de ravitaillement, devenus prises de guerre, et les dirigent vers ce qui sera la zone non occupée avec la complicité des agents aiguilleurs, manuvres, mécaniciens. Le 3 août, il est arrêté et condamné à mort. Sa peine sera commuée en détention à perpétuité.
Engagés ensuite dans la résistance passive, les cheminots sont de plus en plus formalistes et ajoutent des délais aux délais ; des étiquettes de wagons disparaissent, compromettant leur acheminement. Une légère avarie qui pourrait normalement être réparée à la fin du transport est jugée grave et nécessite l'entrée du véhicule dans un atelier. Ce qui explique les retards. Dans certains dépôts, des lampes disparaissent. Des locomotives partent sans lanterne, la nuit tombe et il faut s'arrêter car on ne travaille pas sans lumière. Nous pouvons relever également des actions des cheminots dans les transports clandestins. Dès 1940, les cheminots aident les prisonniers de guerre à s'évader. Ralentissement inopiné des trains, fourniture de vêtements civils, d'aliments, de casquettes, de brassards aux couleurs de la SNCF, passage dans des machines allant vers le Sud, tous les moyens sont utilisés dans la zone interdite et la zone annexée d'Alsace-Moselle. Très vite, le passage de ces lignes devient un " sport " que beaucoup de cheminots pratiquent bénévolement. Le 1er octobre 1940, un mécanicien est pris pour transport de lettres. Le 9 octobre, un inspecteur est arrêté à Menton pour le même motif. Le train est également au service des évadés d'Allemagne qui tentent de gagner la zone non occupée. Ce sont aussi des trains au service des juifs, qui gênent les persécutions nazies, des trains au service des réfractaires au S.T.O. résistant aux traques. On rappelle par exemple que le mécanicien de la locomotive qui remorque le train spécial dans lequel Pierre Laval fait chaque semaine le voyage entre Paris et Vichy permet le passage de courriers en provenance de Londres et des courriers de membres éminents de la résistance.
La SNCF est également une très importante source de renseignements. En effet, les Allemands ne peuvent déplacer une division sans établir un programme de transport précisant le nombre de trains, la cadence des circulations, la zone d'embarquement et celle d'arrivée. Ainsi, les cheminots sont nombreux à connaître les plans de transport militaires de la zone d'action. Ces renseignements parviennent régulièrement à Londres car beaucoup de chefs des postes de commandement de la SNCF sont des responsables de la résistance. Des informations recueillies forment un ensemble important, ensuite traité par les centrales de transmission des réseaux de résistance. Il y a enfin les sabotages entrepris contre tous les types d'installation : les voies, les gares, les aiguillages, les signaux, les ponts mais également contre le matériel, les locomotives, les voitures, les wagons, les grues de relevage, les ponts tournants qui permettent la sortie des machines des dépôts. Les sabotages peuvent être simples, comme un déboulonnage, ou plus compliqués, comme un déraillement en pleine voie. En revanche, dans les installations ferroviaires il faut agir avec beaucoup de prudence pour éviter les représailles : s'il est facile d'endommager une bielle ou un cylindre, les Allemands savent bien qu'un tel sabotage ne peut qu'être l'uvre des cheminots ou fait avec leur complicité active.
Face à cette situation complexe, devant ces cheminots confrontés à un contexte difficile que ce colloque ne manquera pas de mettre en lumière, le devoir de mémoire s'impose. Au-delà de l'hommage et de la reconnaissance que l'on doit avoir pour le courage des cheminots, il faut s'interroger sur le sens de cet engagement. Pourquoi ont-ils décidé de résister au risque de leur vie ? Tout simplement parce qu'ils acceptaient le destin supérieur de la France. Ils plaçaient au cur de leur action les valeurs de la République française : la liberté, l'égalité, la fraternité, la lutte contre la barbarie nazie, la volonté de rétablir les droits fondamentaux, une démocratie. Ils acceptaient, en effet, de donner leur vie, de prendre tous les risques pour que cette démocratie soit retrouvée, que la France soit libérée, pour que sa dignité soit affirmée et que les valeurs de la République vivent à nouveau.
C'est en cela que le devoir de mémoire, dès lors qu'il se fixe sur une réalité historique, permet aux jeunes générations de s'approprier cette histoire. Il ne s'agit pas de les attacher à l'histoire pour elle-même, mais de la leur faire connaître pour qu'elles comprennent le présent, organisent l'avenir, que ces jeunes s'impliquent dans la société dans laquelle ils vivent, chacun à son niveau de responsabilité.
Nous vivons dans une société où les droits sont nombreux. Pourtant, une société ne peut vivre sans un juste équilibre de droits et de devoirs. Les actes passés de résistance permettent aux jeunes d'aujourd'hui de vivre dans cette société, ils peuvent vivre la démocratie, manifester dans les rues et protester contre un gouvernement ou un ministre. A un moment donné de notre histoire, des hommes ont pris des risques pour que soient rétablies les valeurs fondamentales de la République et les droits de l'homme. De cette situation, les jeunes d'aujourd'hui sont comptables et il est important que nous puissions porter à leur réflexion, à leur attention, cette histoire et le sens de l'engagement individuel qui a été celui des résistants. Il importe de leur dire pourquoi on s'engage à défendre des valeurs fondamentales, les valeurs de la République qui dépassent chaque individu.
Le devoir de mémoire est ici une condition de la citoyenneté. Car les jeunes doivent aujourd'hui construire leur citoyenneté et ils ne peuvent le faire, à mon sens, sans avoir une claire idée de l'histoire de leur pays et de celle de la SNCF à laquelle nous nous intéressons aujourd'hui.
La SNCF, dans ces moments difficiles de la Seconde Guerre mondiale, a joué un rôle éminent consacré par l'histoire et reconnu par la Nation. Si nous vivons aujourd'hui dans un pays de libertés dans lequel les valeurs de la République française ont été rétablies, c'est en partie grâce aux cheminots de la SNCF et à leur action. Peut-être direz-vous que j'ennoblis cette histoire, que j'y privilégie les zones de lumière évoquées par Louis Gallois : je ne le crois pas. Je vous la restitue comme je l'ai toujours ressentie. Ce sera aux historiens, par leur débat, d'établir un juste équilibre entre les ombres et les lumières afin de permettre aux jeunes gens d'aujourd'hui de mieux appréhender leur responsabilité de citoyen.
(source http://www.ahicf.com, le 6 mars 2001)