Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec Europe 1 le 25 mai 2007, sur le soutien de la France au Liban, victime de violences terroristes, et sa contribution au règlement de la crise politique et à la création du tribunal international chargé de juger les assassins de Rafic Hariri.

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Circonstance : Voyage de Bernard Kouchner au Liban les 24 et 25 mai 2007 : entretien avec Europe 1 le 25

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach.- B. Kouchner, bonjour... D'abord, je vous remercie d'être ainsi en direct avec nous et d'interrompre, pour cela, un moment une rencontre avec des dirigeants libanais. Vous connaissez bien le Liban, vous y êtes allé à plusieurs reprises, est-ce que vous reconnaissez une fois de plus Beyrouth, votre Beyrouth dans la tourmente aujourd'hui ?

R.- Oui. Beyrouth est un peu dans l'angoisse mais pas encore, et je souhaite que Beyrouth ne le soit pas, dans un épisode aigu et dans la tourmente, non. Mais la situation est préoccupante et les Libanais - puisqu'il y a eu ces attentats qui frappent toutes les communautés à l'improviste, lâchement, et en particulier à Beyrouth - les Libanais sont plus qu'inquiets. Ils craignent que ce dispositif, cette stratégie manifestement organisée pour justement paniquer la population, ne dérape comme d'habitude vers un affrontement plus grand. Et, personnellement, je ne le crois pas, évidemment personne ne l'espère et moi, je ne le crois pas. Mais Beyrouth travaille, Beyrouth est là, Beyrouth a fait des progrès. On oublie de dire que le Liban a fait d'énormes progrès depuis 2006, depuis le 14 mars, depuis ces journées où, on se souvient de ces images extraordinaires de centaines de milliers, un million de personnes dans les rues pour demander souveraineté et démocratie.

Q.- Mais il y a, comme vous le dites vous-même B. Kouchner, une reconnaissance de la violence terroriste. On dit qu'il y a un petit groupe islamiste, Fatah Al- Islam qu'on a cité à plusieurs reprises et qui est la branche créée récemment à partir de Fatah Intifada, un des 13 groupes palestiniens basés à Damas. Est-ce qu'il y a un lien avec Al Qaïda, comme on le lit ?

R.- Je l'ai entendu ici, ce n'était pas notre analyse, nous n'étions pas certains mais je l'ai entendu à plusieurs reprises et de façon assez détaillée. Oui, il y aurait quelques liens, d'après les Libanais. Nous, nous n'en étions pas sûr, il faudrait vérifier tout cela. Mais ce qui est clair, et personne ne le dit en France, c'est que ce groupe que vous avez cité a été poursuivi par la police pour des exactions de droit commun, c'est parce qu'il attaquait une banque. Et c'est l'armée libanaise qui, les ayant localisés, a voulu arrêter les auteurs de ces attentats et de ces vols et est tombée sur des dirigeants qui se sont réfugiés dans le camp palestinien...

Q.- En pleine ville et dans un camp, donc c'est dur à déloger.

R.- Oui, avec les camps palestiniens qui sont devenus des villes qui, évidemment, n'ont pas le confort suffisant et qui sont dans la difficulté. Mais ce ne sont pas des camps de toile bien entendu, c'est une petite ville, et là, c'est la population civile et palestinienne et libanaise qui a été prise en otage. Je vous rappelle que pour le moment, heureusement la population civile n'a pas beaucoup souffert, il y a peu de dégâts dans la population civile. Et l'armée libanaise, à laquelle il faut rendre hommage, s'efforce d'évacuer les civils de ce camp avant d'attaquer le quartier général des terroristes.

Q.- Hier, vous avez reconnu que la Syrie n'est jamais indifférente aux événements du Liban. A partir de ce que vous entendez, est-ce que la menace vient toujours du même côté, la Syrie ?

R.- Elle vient particulièrement de ce côté, mais elle vient également d'autres côtés dans une région qui, vous le savez, ne sera jamais apaisée avant que le conflit israélo-palestinien ne soit enfin réglé, solutionné pacifiquement. Et puis, il y a aussi l'influence de l'Iran et il y a toute une dégradation de la situation, et particulièrement des rapports entre les chiites et les sunnites, les deux grandes branches de la religion musulmane autour d'un Irak en magma, en chao. Alors tout ça est compliqué et c'est la partie la plus démocratique, celle qui nous est le plus cher, ces Libanais que nous aimons...

Q.- Qui souffrent...

R.- Toutes les communautés libanaises qui en pâtissent le plus, car c'est une pièce qui n'est pas faible, elle est forte de sa démocratie, elle fait envie et elle fait peur à la fois autour. Mais oui, il y a les problèmes de la région, et en particulier de la Syrie, vous l'avez dit.

Q.- Ces violences surgissent au moment où le Conseil de Sécurité des Nations unies s'apprête à voter une résolution pour établir le Tribunal international destiné à juger les assassins de R. Hariri. Est-ce qu'il sera vraiment crée ce tribunal ?

R.- Nous verrons le vote, je le pense, je le crois...

Q.- La France le veut-elle ?

R.- Je l'attends. La France est à l'origine, avec d'autres pays, de cette résolution, la France est déterminée, elle veut absolument la création de ce tribunal chargé de juger les assassins d'Hariri. Vous savez que le tribunal, par pudeur, on l'appelle « à caractère international », c'est une façon diplomatique de dire que c'est la communauté internationale.

Q.- Mais il existe déjà un Tribunal pénal international. Pourquoi on ne passe pas par lui ?

R.- Parce que les conditions n'étaient pas réunies, parce qu'il fallait une enquête et que pour... et il y aura un rapport Brammertz d'ailleurs qui doit être remis aujourd'hui s'il ne l'a été hier, qui va permettre non pas peut-être d'identifier, je ne le connais pas puisqu'il n'a pas encore été divulgué, mais les résultats d'une enquête sérieuse, une enquête internationale qui pourrait indiquer des pistes pour que les assassins du Premier ministre R. Hariri, qui était une personnalité qui inquiétait, pourquoi ? Par son ouverture et sa démocratie, les assassins de ce Premier ministre seront peut-être poursuivis, c'est ce qui fait peur. Nous sommes encore une fois déterminés, à la fois à apporter notre aide à toutes les communautés et à parler avec tous ceux qui au Liban et dans la région sont en faveur du processus de paix. La France a une politique qui n'a pas changé de ce point de vue. En même temps, le tribunal sera, je l'espère, dans quelques jours, peut-être mardi, peut-être la semaine prochaine, voté au Conseil de Sécurité.

Q.- Vous avez commencé à parler avec des composantes que certains estiment terroristes, vous avez parlé avec des Hezbollah ou des représentants des élus Hezbollah à Beyrouth ?

R.- Non pas encore mais...

Q.- Mais par exemple, le président de l'Assemblée N. Berry, qui est chef de l'opposition, il est proche des Hezbollah, oui ? [Pas de réponse du ministre... Problème de liaison] Voilà les risques du direct, nous étions avec le ministre des Affaires étrangères B. Kouchner en direct de Beyrouth. On essaie naturellement comme c'est le cas... Voilà, on va marquer une pause pour une publicité, et puis on appelle Beyrouth. [Pause pub] Merci Monsieur le ministre des Affaires étrangères de rester avec nous, vous êtes en direct de Beyrouth, il y a eu un petit incident à caractère technique, on a été interrompu mais vous êtes là, n'est-ce pas ?

R.- Oui, je suis là.

Q.- Voilà, très bien. Je disais que vous avez peut-être commencé à discuter avec des élus qui étaient proches du Hezbollah, un mouvement que dans certains camps on avait rejeté, ou considéré comme un mouvement terroriste ?

R.- Si vous me permettez de répondre, je n'ai pas discuté avec eux. J'ai rencontré le président du Parlement très longuement, plus de 2 heures, Monsieur N. Berry, qui a des contacts et qui est le représentant des... enfin le représentant, il est président du Parlement mais évidemment il est très lié avec les chiites du Sud que je connais bien depuis de nombreuses années, et qui sont une composante essentielle, parce qu'elle a été très longtemps abandonnée, une composante essentielle de la population libanaise. Je rencontrerai si c'est nécessaire tous les élus, la France rencontre et parle à tout le monde, les contacts sont établis depuis longtemps et notre excellent ambassadeur, B. Emié, fait ça depuis plusieurs années. Personnellement, je ne les ai pas rencontrés pour le moment, je parle des délégués ou des députés du Hezbollah.

Q.- Aujourd'hui, le Président Sarkozy et vous-même, est-ce que vous êtes disposés à discuter directement avec la Syrie et avec B. el-Assad ?

R.- Nous sommes disposés à parler avec toutes les personnalités et les représentants de groupes qui sont en faveur de l'unité du Liban, de son autonomie, de son intégrité territoriale et de la démocratie qui s'y installe. Ça veut dire très clairement que nous n'avons pas parlé avec les dirigeants syriens, que d'autres le font, que des contacts sont établis et que si la situation l'autorise, l'autorise, nous évoquerons cela et nous pourrons nous ouvrir. Car nous recherchons avant tout, non pas à ostraciser, à séparer, à repousser les uns et les autres, mais au contraire à les rapprocher. Seulement, pour le moment, Monsieur Elkabbach, le problème ici c'est de savoir qu'on pose des bombes et qu'on tue au hasard, quartier par quartier, communauté par communauté, des Libanais, afin que la guerre ressurgisse et que le chao réapparaisse.

Q.- C'est pourquoi, vous avez réaffirmé la solidarité de la France avec le Liban, et que vous êtes allé le dire avec votre présence ?

R.- C'est pourquoi nous l'avons réaffirmé, et que nous continuerons à être à leur côté. Et j'ai été frappé par la détermination de mes interlocuteurs, ils sont de plus en plus unis les uns avec les autres, c'était inimaginable. Je connais ce pays depuis plus de 30 ans, les gens qui se sont battus pendant la guerre civile étaient ensemble, dans un mouvement qui est un mouvement puissant qu'on appelle « le 14 mars », il faut que les autres se joignent. Je sais que la communauté chiite a été pendant longtemps malheureuse, je sais que tout cela doit être considéré, adouci, mais les rapports sont difficiles entre les communautés, je le sais aussi. Eh bien ! Pourtant il y a de l'espoir, parce que ce mouvement qui a éclaté, qui a fait partir l'armée syrienne, qui a quitté le pays, était inimaginable il y a quelques années. Mais, je le répète, on ne peut pas accepter, la France n'acceptera jamais que la politique se fasse uniquement en assassinant les gens.

Q.- Le Liban a demandé, paraît-il, un soutien logistique militaire à des pays arabes et à des pays européens. Est-ce qu'à travers vous, la France a dit oui ?

R.- La coopération existe depuis très longtemps, les demandes sont considérées et elles seront satisfaites, parce que nous avons été à l'origine du renouveau de l'armée libanaise, et je vous l'ai dit, je salue sa détermination. Actuellement, c'est un des piliers essentiels du maintien de ce pays et de sa souveraineté. Bien sûr que nous continuerons la coopération.

Q.- Alors à l'égard du Liban, est-ce qu'on peut dire que c'est la même politique qu'avant le 6 mai ?

R.- Mais c'est la même politique...

Q.- A l'égard du Liban ?

R.- Il n'y a pas une politique de gauche et une politique de droite. Il n'y a pas une politique de J. Chirac et une politique de N. Sarkozy, il y a la politique... des amis de la France réclament de notre pays, et la politique que la France maintient, affirme, confirme s'il en était besoin vis-à-vis de toutes les communautés différentes, composites, riches, diverses du Liban.

Q.- B. Kouchner, il y a un ton et un style nouveau qui entre au Quai d'Orsay. A coup sûr. ...comme à l'Elysée, à Matignon et peut-être à Bercy. D'ailleurs vous aussi, vous avez dû faire votre jogging ce matin, je ne sais pas dans quel coin de Beyrouth, mais vous avez dû le faire...

R.- Avec l'ambassadeur de France à la résidence de Pins.

Q.- Eh bien, voilà ! Mais vous en faisiez depuis longtemps, je me souviens que souvent, vous arriviez presque en courant dans les studios d'Europe 1. Quelle est, en tant que ministre des Affaires étrangères, votre marge de manoeuvre ? Quel est le périmètre, quelles sont les attributions du Quai d'Orsay ?

R.- Ce sont des attributions maintenues, contrairement à ce que je lis parfois dans la presse, et fermement maintenues, c'est-à-dire celles qui comportent le développement, la coopération et évidemment les attributions du ministre des Affaires étrangères, en particulier dans le domaine de la politique, qui comprend également les Affaires européennes, ce qui est un domaine élargi très clairement, et voilà. Ne vous fiez pas trop aux lectures de la presse, au pessimisme ambiant et aux critiques permanentes, Monsieur Elkabbach. Je pense que nous avons défendu, brillamment - enfin brillamment, je n'en sais rien - mais nous avons maintenu haut le drapeau des Affaires...

Q.- Vous n'avez pas hérité d'un ministère réduit à la portion congrue, comme dit F. Hollande ?

R.- Contrairement à ce que chacun dit, j'ai agrandi le ministère.

Q.- De quelle façon, parce que par exemple...

R.- Eh bien ! Avec les Affaires européennes, il n'y a jamais eu de ministère des Affaires européennes lié. Il y avait une tendance qui consistait à lier un ministère des Affaires étrangères au Premier ministre directement, eh bien ! Des oiseaux d'augures divers l'avaient prédit, c'était faux, le ministère est resté comme celui-là. Oui ! Il y a eu un ministère de l'Immigration qui s'est créé, avec lequel bien sûr nous coopérerons, mais le ministère reste indemne dans ses attributions en ce qui concerne les affaires extérieures et européennes.

Q.- Vous avez dit que vous avez à l'égard des jeunes un devoir d'explication. Qu'est-ce qu'ils doivent savoir ou comprendre à propos de votre engagement aux côtés de N. Sarkozy ?

R.- Ce n'est pas le moment d'en parler, je pense qu'ils doivent me juger sur les résultats. Mais ce qu'ils doivent savoir ou comprendre par exemple, c'est que depuis 30 ans, depuis beaucoup plus que ça, la France est liée au Liban, qu'il y a eu des épisodes qui ont précédé cette crise qui étaient bien pires encore et qu'il faut être optimiste, au contraire. Je pense que maintenant, les choses vont s'arranger et que cet îlot démocratique, imparfait, difficile, particulier qu'est le Liban servira de modèle, je l'espère, à tout le Moyen-Orient. Car le problème en fait se situe au Moyen-Orient, et particulièrement pour régler le problème palestinien et qu'il y a un Etat palestinien.

Q.- C'est-à-dire que vous allez aller bientôt dans d'autres pays du Proche- Orient ?

R.- Monsieur Elkabbach, laissez-moi finir ma matinée avant que je vous parle de ce qui se passera plus tard.

Q.- Non mais... vous avez dit vous-même que le Quai d'Orsay, c'était le ministère des Urgences, et comme il y a des urgences, je le notais...

R.- Mais je ne voudrais pas qu'on oublie aussi les efforts de tous les fonctionnaires du Quai d'Orsay, qui ont une vocation, une vraie détermination à participer aux affaires du monde. Et j'ai trouvé ça admirable, ils sont jeunes et pleins d'allant. Monsieur Elkabbach, je vous salue parce que je dois partir en courant...

Q.- Merci pour ce que vous faites au Liban, et si j'ai bien compris, B. Kouchner reste B. Kouchner ?

R.- Comme Monsieur Elkabbach reste Monsieur Elkabbach, avec rien de perfide et d'amical...

Q.- Non, non, c'était plus amical que perfide.

R.- Oui, je préfère aussi.

Q.- Voilà.

R.- Au revoir.

Q.- Au revoir, merci de votre présence avec nous.

Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 25 mai 2007