Texte intégral
Intervention de M. Laurent FABIUS,
Ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie
au Conseil Économique et Social à l'occasion
de l'examen du projet d'avis
L'EURO ET LE CITOYEN
23 JANVIER 2001
Monsieur le Président,
Monsieur le rapporteur,
Mesdames, Messieurs,
Le projet d'avis qui vous est présenté par votre section des finances est, comme c'est généralement le cas des travaux de votre assemblée, à la fois riche de contenu, complet dans l'approche et soucieux de fournir un guide pour l'action. Je vous en remercie et saisis l'occasion, Monsieur le Président, pour remercier votre Assemblée de la qualité de ses travaux. J'ai donc lu ce projet avec beaucoup d'attention et j'ai demandé que l'on réfléchisse aux propositions qui s'y trouveront dès lors que votre assemblée aura adopté un texte définitif. Les choses doivent aller vite dans cette année 2001 au cours de laquelle nous parachèverons l'instauration de l'euro : vous avez vous même observé à la fin de votre propos, Monsieur le rapporteur, qu'alors que votre texte appelle à une concertation en ce qui concerne les modalités de l'échange des billets aux guichets des banques, j'ai indiqué dès la semaine dernière à l'Assemblée nationale que nous proposerons bientôt au Parlement une disposition précise sur ce sujet. Il s'agit à la fois de maintenir la vigilance dans la lutte contre le blanchiment et d'éviter toute inquisition.
Mesdames et Messieurs, le passage concret à l'euro est une opération complexe dont votre rapport rappelle bien les nombreux aspects et qu'il est important qu'ensemble, nous menions avec efficacité. Mais attention ! Soucieux des mesures qu'il nous faut prendre ou encourager, soucieux que les bonnes pratiques fassent école, nous ne devons pas oublier de répondre à la question de savoir pourquoi l'on fait tout cela. D'ici quelques années, la question du pourquoi de l'euro sera devenue une question d'historien. Elle est encore une question vivante. Rappelons donc, lorsque nous abordons le sujet, que l'euro est à la fois un symbole politique majeur de l'Europe qui se construit, un gage de paix, un pôle de force face au dollar et demain sans doute face à une monnaie ou à un panier de monnaies asiatiques. Rappelons qu'il nous fera réaliser d'importantes économies de change, qu'il nous évitera des dévaluations intra-européennes et les plans de rigueur subséquents dont a été jalonnée notre histoire, qu'il assurera une stabilité dont les entreprises et les particuliers ont besoin. Rappelons qu'on ne peut pas séparer les bons résultats économiques actuels (un million de chômeurs en moins depuis 3 ans, l'an dernier le plus grand nombre de créations d'emploi depuis un siècle, une inflation faible qui accompagne -avec la baisse des prélèvements- un pouvoir d'achat positif), on ne peut donc séparer ces bons résultats -qui concourent d'ailleurs à la remontée de l'euro face au dollar- de la création de l'euro au 1er janvier 1999 et du passage à l'euro réel au 31 janvier 2001. Car la stabilité intra-européenne des monnaies, la modération des taux d'intérêt, la visibilité de l'horizon économique, tous ces éléments décisifs de notre prospérité collective, sont liées à l'euro. En outre, le rapprochement de nos politiques économiques, à travers la concertation et l'échange de points de vue au sein de l'Eurogroupe nous a conduits ensemble aux baisses d'impôts et à une maîtrise satisfaisante des finances publiques. Avant d'être un problème technique que nous devons et allons résoudre, l'euro est donc une réussite économique : n'oublions jamais de le rappeler.
Mais jusqu'ici, si le citoyen s'est intéressé au sujet, notamment à la fin de 1998 et au début de 1999, aucun effort ne lui a été demandé, non plus qu'aucun changement de ses habitudes et de ses références quotidiennes. Alors pourquoi le faire dans les mois qui viennent si le plus gros de l'aventure est déjà derrière nous ?
En réalité, c'est bien la dernière étape à venir, celle du passage concret à l'euro, ce que j'appelais un peu familièrement " l'euro réel ", qui donne son plein sens à ce qui s'est déjà passé. Au cours des derniers mois, je l'ai ressenti à la fois directement et à travers les sondages, l'euro a satisfait le consommateur ou l'entrepreneur, mais le citoyen a été un peu déçu. La monnaie nouvelle ne remplissait pas à ses yeux la fonction essentielle d'une monnaie. Car l'ancienne était toujours là, chargée de symboles et d'affects, tandis que la nouvelle tardait à venir. Il était donc difficile de commencer à la charger de sens : celui de la construction européenne, pacifique, puissante et solidaire. Il était difficile d'y voir le véhicule commun, à large échelle, de tous nos échanges et par conséquent un lien social dont un autre nom est la confiance. D'ici la fin de l'année, cela aura changé. La démocratisation de l'euro créera un nouvel espace monétaire habité par plus de 300 millions de personnes. L'euro cessera d'apparaître comme une sorte d'unité de compte virtuelle pour les financiers, qui créerait en outre des parités fixes entre les monnaies. Il deviendra ce qu'il est : l'euro réel, le mètre-étalon de nos échanges, le lieu commun auquel aspirent déjà des nations que l'Histoire avait placées de l'autre côté du " rideau de fer ".
* *
*
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
Il reste moins d'un an pour réussir le passage concret à l'euro. Nous devons éviter que chacun se donne cet horizon du 31 décembre prochain pour commencer sa propre adaptation à l'euro. Cela conduirait en effet à un passage soudain et simultané, sans le temps de l'apprentissage. Le bon scénario est celui de l'adaptation des entreprises au cours de ce premier semestre : il faut que passent à l'euro la plupart des relations inter-entreprises, avec ce que cela suppose de modifications concomitantes dans les politiques d'achat et les politiques commerciales, ainsi que de formation des personnels. C'est ensuite que les particuliers verront leurs comptes bancaires tenus en euros et leurs chéquiers délivrés en euros. Au fur et à mesure qu'ils disposeront en nombre de la possibilité visible de payer en euros, y compris par carte en raison de l'adaptation des terminaux de paiement, les commerçants et les artisans en contact direct avec leur clientèle pourront à l'automne choisir de rendre l'euro prédominant dans l'affichage de leurs prix. Cet effet d'entraînement conduira naturellement à l'introduction des pièces et des billets en euros : celle-ci ne sera pas alors la seule origine de la pratique de l'euro pour le citoyen, elle devra en apparaître comme l'aboutissement nécessaire à partir de la dernière partie de 2001. C'est vers ce scénario que nous conduisent les travaux du Comité national de l'euro que je préside, dans lequel se rencontrent et travaillent ensemble notamment les représentants des banques, du commerce et des consommateurs, ainsi que des élus et des associations qui à des titres divers, sont engagées dans l'uvre collective de préparation à l'euro. C'est vers ce même scénario que nous conduisent les travaux du Conseil national de la consommation.
La mise en place rapide de l'euro réel et le retrait du franc n'en restent pas moins des opérations lourdes, à la fois pour les banques, les commerçants et les pouvoirs publics. Vous avez indiqué, Monsieur le rapporteur, que le gouvernement doit se pencher sur les questions de sécurité. Sachez que le travail accompli à ce jour, par le ministère de l'Intérieur, par la Défense, par la Banque de France et par mes services, permettra à mon collègue de l'Intérieur de mettre très bientôt la dernière main au plan de sécurité du passage à l'euro.
La tâche des commerçants sera allégée par la pré-alimentation des particuliers en pièces dès la mi-décembre. Celle-ci doit être la plus complète possible : nous multiplierons donc les incitations à découvrir les premiers euros sans attendre janvier 2002. Votre suggestion d'en organiser la distribution par les entreprises et les administrations auprès de leurs salariés pose cependant trop de problèmes pratiques pour pouvoir être retenue : indépendamment d'autres problèmes, alimenter, pour des milliers de tonnes de pièces au total, des lieux banalisés qui n'appartiennent pas à des réseaux organisés livrés par un service de transport spécialisé comme le sont par exemple les agences bancaires, serait en effet une mission presque impossible, et qui poserait des problèmes de sécurité considérables.
Certains d'entre nous auront besoin plus que d'autres que nous les aidions. Le handicap, je songe notamment aux aveugles et aux mal-voyants, la précarité sociale ou plus simplement l'âge rendent nécessaires de vastes actions de solidarité. Certaines sont déjà en cours, mais seules leur démultiplication au niveau local et la mise en place des partenariats locaux permettront d'aller à la rencontre de toutes celles et tous ceux qui en ont besoin. A cet égard, je voudrais dire combien est importante à mes yeux l'action des associations que je remercie chaleureusement et l'action des maires et notamment de ceux des petites communes et des communes rurales, ceux vers qui l'on se tournera dès que surgira un problème ou plus simplement pour comprendre le changement en cours. Conscient de cela, j'ai demandé à mes services d'élaborer, à destination des maires des petites communes, un guide du passage à l'euro qui s'appuie sur ceux déjà existants et y fasse référence, mais soit d'une lecture encore plus commode et plus orientée vers la communication avec les citoyens. De même un énorme effort d'information auprès des jeunes et par le système scolaire est engagé.
La crainte la plus répandue concerne, peut être moins l'accoutumance aux signes monétaires nouveaux que celle de voir les prix augmenter à l'occasion du passage définitif à l'euro. Je crois pour ma part cette crainte exagérée, dans la mesure notamment où se pratiquera dès l'automne un double affichage avec prédominance de l'euro. Mais on sait aussi que de nombreux prix seront adaptés pour conserver en euros les caractéristiques de prix psychologiques ou pour demeurer exprimés par un nombre rond. Il faut que ces opérations demeurent clairement distinctes de la conversion du franc à l'euro, telle qu'elle se pratiquera par exemple durant les sept premières semaines de 2002, dans le plein respect des règles de conversion puis d'arrondi à deux décimales. Des engagements explicites par les commerçants de stabilité des prix pendant plusieurs mois autour de la date du 31 décembre sont de nature à créer la confiance. Et, pour ceux qui doivent procéder pour des raisons techniques à des modifications, la présentation suffisamment à l'avance de leurs nouveaux tarifs, sera nécessaire, tout cela permettant pour les commerçants, d'éviter une réduction de consommation qui serait due à un sentiment d'incertitude.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, je vous remercie d'avoir consacré un de vos avis au sujet majeur de l'euro et du citoyen. Il rejoint sur de très nombreux points l'action ou les intentions des pouvoirs publics. L'appropriation par chacun de la monnaie nouvelle, vers laquelle 300 millions d'Européens font ensemble mouvement, est une mutation exceptionnelle. En installant chacun de nous dans l'espace monétaire commun créé il y a deux ans, en rendant visible de façon éclatante que nous partageons la confiance qui est au fondement de l'utilisation de la monnaie, l'aventure des mois prochains sera une formidable source d'espoir. Plusieurs années seront sans doute utiles pour prendre la pleine mesure des changements que cette décision aura entraînés : mais dès la fin de cette année on mesurera qu'il s'agit de notre véritable entrée dans l'Europe du 21ème siècle. Ce doit être un succès. Ce sera un succès si nous savons agir ensemble. Car l'euro, c'est plus facile ensemble. Merci.
(Source http://www.finances.gouv.fr, le 24 janvier 2001)