Déclaration de Mme Christine Lagarde, ministre de l'économie, des finances et de l'emploi, sur la mise en place d'une commission spéciale chargée d'étudier les blocages structurels de l'économie et de concevoir des politiques adéquates, Paris le 8 juillet 2007.

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Circonstance : Audition au Cercle des économistes, à Paris le 8 juillet 2007

Texte intégral

Monsieur le Président, (Jean-Hervé Lorenzi)
Chers amis,
C'est un plaisir pour moi de me trouver parmi vous dans cette ville d'Aix que je connais bien et qui me change de notre hiver parisien. J'aimerais beaucoup qu'Erik Orsenna, qui a tant brillé dans votre Cercle, m'explique pourquoi le réchauffement climatique est si inégalement partagé...
L'autre jour, tandis que j'étais plongée, dans mon bureau de Bercy, au milieu des colonnes de chiffres que mes collaborateurs me fournissent si généreusement, j'ai levé la tête et j'ai regardé par la fenêtre les péniches qui lentement se croisaient sur la Seine. Je me suis dit que j'avais sous les yeux l'économie réelle, l'économie matérielle, celle qui restera toujours, malgré toutes les avancées technologiques et l'influence croissante du virtuel, le fondement de nos richesses. L'envolée du prix des matières premières nous le rappelle assez souvent : l'économie de l'intelligence, l'économie de l'immatériel, ce « pouvoir de la matière grise » qu'évoquait le Premier Ministre dans son discours de politique général, ne pourra jamais s'affranchir du poids du réel. Comme si, pour que pas moins de 40 Md $ de flux financiers puissent chaque jour traverser la planète à la vitesse d'un clic de souris, sur les salles de marché ou ailleurs, il fallait aussi cette lenteur, cette humble majesté des péniches, qui au rythme moyen de 20 km / h acheminent inlassablement, d'un bout à l'autre des continents, du sable, des pierres, du verre, de l'acier, du charbon...
M'est alors revenue à l'esprit la distinction que Fernand Braudel opérait entre « l'économie de marché » et le « capitalisme » proprement dit. La première a toujours existé parce que les hommes ont toujours échangé : des échanges sans surprise, quotidiens, transparents, où producteurs et consommateurs peuvent difficilement se mentir. Le deuxième, au contraire, est une affaire d'intermédiaires, de calculs à long terme, de stratégies collectives. Le capitalisme implique d'allonger les distances (Fernhandel, comme disent les historiens allemands) et de raccourcir les temps (pour s'adapter aux cours du marché). Ainsi, dès la fin du XIVè siècle, on remarque d'importants va-et-vient de lettres de change entre les villes d'Italie et les points chauds du capitalisme européen : Barcelone, Montpellier, Avignon, Paris, Londres, Bruges... « Mais ce sont là, écrit Braudel, des jeux aussi étrangers au commun des mortels que le sont, aujourd'hui, les délibérations ultra-secrètes de la Banque des Règlements Internationaux, à Bâle ». On pourrait ajouter à cette liste les conclaves de la BCE à Francfort.
Il faut donc avoir à l'esprit, je pense, quand l'on parle du « capitalisme », qu'on ne s'adresse jamais qu'à un milieu assez restreint. Comment expliquer, sinon, que le prix de la même paire de chaussures puisse encore doubler entre Paris et Londres ? Si les particuliers étaient des « capitalistes », il ne pourrait se produire de telles entorses spontanées au modèle de la concurrence pure et parfaite...
J'entends souvent dire que la France refuse le capitalisme. Je ne le crois pas. Je pense plutôt qu'elle a longtemps été prise dans une contradiction entre deux formes différentes de capitalisme : le capitalisme de type anglo-saxon, centré sur le profit, avec un consommateur-roi, et le capitalisme de type rhénan, centré sur la conquête de parts de marché, avec un producteur-roi. Le premier étant plus individualiste, le deuxième plus intégré, donc plus social. Cette distinction, vous le savez, était a été mise au point par Michel Albert et a connu un grand succès dans les années 90, en étant largement popularisée par Emmanuel Todd. Mes nombreux voyages à l'étranger m'ont permis de la vérifier. De retour en France, je voyais chacun des deux camps du capitalisme traiter l'autre d'anti-capitaliste, ce qui donnait l'impression d'un rejet global, alors qu'il s'agissait seulement d'un défaut de synthèse. Les uns réclamant davantage de libre-échange, et les autres une politique industrielle plus offensive de la part de l'Etat (le fameux « nationalisme économique »).
Cette apparente contradiction explique que le nouveau chancelier de l'Echiquier, Alistair Darling, puisse aujourd'hui encore parler d'une ideological battle qui opposerait le libéralisme anglo-saxon au colbertisme français.
Ce que notre gouvernement est en train de faire, je crois, sous l'impulsion de Nicolas Sarkozy, c'est de réconcilier ces deux facettes du capitalisme, qui sont aussi les deux facettes de la France. Non, il n'y a pas de bataille idéologique. Nous nous dirigeons plutôt vers une paix pragmatique.
Oui, nous allons réhabiliter l'individu créateur, innovateur, batailleur, en assouplissant bon nombre de contraintes réglementaires et en remettant le travail au centre de nos valeurs. C'est d'ailleurs tout l'enjeu du projet de loi que je défendrai après-demain devant l'Assemblée Nationale, et qui porte aussi bien sur les heures supplémentaires que sur le bouclier fiscal. Il faut que le travail paye. Que ceux qui veulent réussir en aient la possibilité. Nous voulons désinhiber une France encore trop pudique sur la réussite individuelle.
Mais nous n'allons pas pour autant renoncer aux formidables outils que l'Etat peut mettre en oeuvre pour tirer la croissance. C'est pourquoi le Président a mis en place une Commission spéciale, sur le modèle de la Commission Rueff-Armand. Sous la houlette de Philippe Séguin, elle aura pour tâche d'identifier les blocages structurels de notre économie et d'imaginer les politiques adéquates, notamment de nature pro-concurrentielles. Notre objectif à l'horizon 2012 est clair : le plein-emploi, une dette ramenée à des proportions raisonnables, et une croissance qui aura rattrapé voire dépassé celle des autres grands pays industrialisés.
Ce capitalisme de demain, capitalisme syncrétique si j'ose m'exprimer ainsi, il faut qu'il soit partagé par tous nos concitoyens. Je citais Braudel dans mon introduction, et son analyse du fossé qui existe entre l'élite du capitalisme (représentée aujourd'hui par nos grandes entreprises, nos groupes familiaux influents dans le monde entier) et l'économie quotidienne qui y reste indifférente (illustrée aujourd'hui par un système encore très réglementé, rigide, et peu favorable à la concurrence).
Je pense qu'il faut brouiller la frontière entre ces deux mondes, en injectant davantage de capitalisme là où il en manque manifestement. Les réformes à venir, comme l'assouplissement de la législation sur le travail, la loi sur l'autonomie des Universités (le Premier Ministre a promis d'y consacrer 5 Md d'euros), ou la révision globale de la fiscalité, y contribueront.
Rapprocher le capitalisme de la population, cela suppose aussi de le moraliser, pour éviter certains excès qui le discréditent. C'est le sens de la mesure sur les parachutes dorés incluse dans notre projet de loi sur le travail. Les patrons plus que les autres doivent faire les preuves de leur mérite, et ne pas être récompensés quand ils ont failli à leur poste.
Le rapport Rueff-Armand concluait déjà, en juillet 1960 : « Pour la mise en oeuvre de nos recommandations, un grand effort d'explication est indispensable. Il exige un contact étroit avec l'opinion et avec les groupements représentatifs de toutes les forces vives de la nation ». Une telle précaution est plus que jamais d'actualité : les décisions politiques ne doivent jamais faire l'économie de la pédagogie. Il faut, inlassablement, avoir le souci de convaincre, et pas seulement en période électorale. Car c'est seulement tous ensemble que nous pourrons remettre notre pays sur les rails de l'histoire, en le faisant entrer de plain-pied dans l'ère de la mondialisation.
Je sais que les calissons d'Aix sont réputés pour avoir rendu le sourire à la maussade reine Jeanne de Laval, épouse de René d'Anjou. J'espère que le gouvernement auquel j'ai l'honneur d'appartenir, lui, saura rendre le sourire à la France.
Je vous remercie.