Déclarations de M. Alain Juppé, Premier ministre, sur les relations franco-québécoises, Chicoutimi le 10 juin 1996.

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Circonstance : Voyage au Canada et au Québec du 9 au 11 juin 1996-déclaration à son arrivée dans le Saguenay (Chicoutimi) et inauguration des Caps liberté égalité fraternité le 10 juin

Texte intégral


ALLOCUTION DU PREMIER MINISTRE, M. ALAIN JUPPE, A SON ARRIVEE DANS LE SAGUENAY
(Québec, 10 juin 1996)

Monsieur le Premier ministre,
Monsieur le Maire,
Madame,
J'arrive en compagnie de mon épouse au Québec alors qu'un Premier ministre français n'a pas foulé la terre québécoise depuis neuf ans. Neuf ans entre des amis, entre des cousins, c'est long, beaucoup trop long.
La force des choses ne nous a pas permis de respecter plus tôt ce dont nous étions convenus il y a vingt ans ; maintenir un lien direct et régulier entre les Premiers ministres de France et de Québec. C'est désormais chose faite.
Je ne peux cacher mon immense plaisir et mon émotion de me trouver ici, à Chicoutimi, dans ce que vous appelez le "royaume", symbole vivant et chaleureux du fait français en Amérique, dans cette terre que de fidélité que le général de Gaulle a célébrée.
C'est ici, dans cette belle région, que se sont noué les premiers contacts entre les nations amérindiennes, et nos découvreurs de l'Amérique, ces rêveurs obstinés qui sont allés au bout de leur passion.
Dès la fin du Xème siècle, des Normands établis sur la côte occidentale du Groenland avaient fait quelques incursions sur votre littoral, et je ne suis pas insensible, vous en conviendrez, au fait que des pêcheurs basques se transportèrent plus tard jusqu'à vos côtés, avant qu'enfin, ne revienne à Jacques Cartier, la gloire d'avoir réellement découvert votre continent.
Ces pionniers ont eu, à travers les siècles, de nombreux descendants qui, à force de courage et d'opiniâtreté, ont fait de la terre du Saguenay et du Lac Saint-Jean un monde de bâtisseur, d'hommes et de femmes déterminés à édifier ce pays du Québec, trois fois grand comme la France.
Je sais que votre famille, Monsieur le Premier ministre, a participé à cette épopée et que vous êtes donc, à bien des titres, un authentique "bleuet", jolie image et belle sonorité pour qualifier les gens d'une région d'eau, de forêts et de légendes.
Oui votre langue est belle, elle est imagée, elle est colorée, elle est fleurie et elle nous est chère. Vous avez su donner à l'ensemble de la communauté francophone mondiale l'exemple d'un admirable combat pour la défense et la promotion de la langue française sur la terre du Nouveau Monde.
Vous êtes peut-être mieux que d'autres conscients du rôle de la langue, ce facteur d'unité et de cohésion, dans laquelle une communauté spirituelle se reconnaît.
Je vous remercie de votre accueil. Je me réjouis d'entreprendre ce voyage, en empruntant ce superbe bateau qui nous conduira au cur du Saguenay.

Vive le Québec !
Vive la France ! .
ALLOCUTION PRONONCEE PAR LE PREMIER MINISTRE, M. ALAIN JUPPE, LORS DE L'INAUGURATION DES CAPS LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE
(Baie Eternité, 10 juin 1996)
Monsieur le Premier ministre,
Madame,
Dans la vie des collectivités, comme dans la vie des individus, il y a des moments de grâce et je crois que nous en vivons un en ce moment.
Nous nous sommes embarqués, il y a une heure environ, à Chicoutimi, pour descendre ce long et majestueux fjord du Saguenay et nous sommes à présent dans la Baie Eternité, devant ces caps somptueux que vous m'avez invité à "inaugurer" avec vous.
Vous venez de célébrer dans votre discours, et avec une émotion qui m'est allée droit au coeur, les grandes valeurs de la République française : la Liberté, l'Egalité et la Fraternité.
Vous avez rappelé combien les principes de la Révolution restent modernes en cette fin de siècle tourmenté, et à quel point ils demeurent, hélas ! encore trop malmenés à l'aube du troisième millénaire.
Laissez-moi d'abord vous remercier de nous avoir conviés, mon épouse et moi-même, à cette promenade magnifique. Laissez-moi vous dire aussi combien nous sommes heureux, à l'occasion de cet événement, de nous retrouver avec vous et avec vous amis québécois, sur cette terre qui est celle de vos ancêtres.
Dans votre très vivant livre de souvenirs, - déjà !, vous exprimez toute la passion que vous avez pour cette terre qui vous a tant donné, et vous dites à quel point les paysages, leur caractère rude et sauvage, ont façonné la mentalité des habitants de Bagorville, de Saint- Jérôme, ou de Saint-Coeur de Marie.
C'est donc un grand honneur, pour Isabelle et moi, d'être conviés dans ce que vous appelez "le royaume", ce symbole vivant et chaleureux du fait français en Amérique.
C'est ici, en effet, sur cette terre que mon ami le chanteur Yves Duteil décrit, je le cite, comme une "bulle de France au nord d'un continent", que sont noués les premiers contacts entre les nations amérindiennes et les découvreurs français de l'Amérique. Ces pionniers et leurs descendants, parmi lesquels, Monsieur le Premier ministre, vos ancêtres, votre bisaïeul Omer, votre arrière grand-père Sixte, ont fait de cette région du lac Saint-Jean et du Saguenay, un monde de pionniers et de bâtisseurs.
Pionnier et bâtisseur, vous l'êtes aussi, dans le cadre de vos responsabilités politiques, mais vous nous invitez ce soir à célébrer des valeurs universelles, et je ne peux m'empêcher de penser que si le cap est un morceau de terre qui s'avance dans la mer, il est aussi une destination, un objectif. Quelle meilleure idée donc, que d'avoir choisi un cap pour honorer les grands principes de République. Cette attention, vous l'imaginez, nous touche profondément.
Arrêtons-nous un instant, si vous le voulez bien, sur ces valeurs historiques que nous partageons depuis longtemps mais qui, désormais, vont aussi s'inscrire dans la géographie du monde. Elles sont indivisibles, il est vain de les séparer et dangereux de les opposer.
L'égalité, même formelle, sans la liberté, conduit tout droit au despotisme, nous l'avons vu hélas ! en Europe durant près d'un demi-siècle. La liberté, sans l'égalité, fait obstacle au droit et fait naître l'injustice. La fraternité, on l'oublie souvent, c'est le chemin qui mène à la solidarité ; cette solidarité, trop souvent oubliée dans nos sociétés éclatées, alors que la seule chaleur d'un regard ou un simple geste d'amitié peuvent tant apporter, face aux difficultés ou aux drames de l'existence.
Ces trois principes ont fondé en France la réalité de la nation. Qu'est qu'une nation, en effet, sinon la vision partagée du passé et de l'avenir d'un peuple ?
Je suis de ceux qui appellent sans relâche, dans mon pays, à la restauration de la nation au cur du débat public, parce qu'à mon sens, rien n'est possible sans une adhésion collective des peuples.
Communauté de partage et de respect, elle n'est pas un lieu clos et frileux, mais l'élément fondamental, le trait d'union essentiel qui permet aux hommes de se sentir personnellement concernés par les valeurs fondatrices de leur société.
Monsieur le Premier ministre, vous êtes un authentique défricheur, comme l'ont été vos ancêtres Bouchard, Simard et Tremblay, et la longue chaîne des générations vous a transmis aujourd'hui cette ardeur et cette passion.
Des leçons exemplaires que le peuple québécois n'a cessé d'adresser à la face du monde, nous avons nous aussi, Français, besoin de nous inspirer.
Ce que le Québec peut apporter à la France n'a pas de prix et si je devais en fixer l'essentiel, je retiendrais, bien entendu, la fidélité, l'audace et la ténacité.
Chez vous, la félicité ne s'apparente pas à la nostalgie. Elle tire sa richesse des racines multiples de votre peuple, qui plongent dans l'histoire de deux continents, et elle est projetée sur l'avenir. Fidélité à nos valeurs, fidélité à notre langue, fidélité aussi à la culture et la civilisation que nous avons en commun et dont vous êtes, ici sur le sol nord américain, le prolongement naturel.
L'audace, Monsieur le Premier ministre, il en fallait, au temps des premiers Bouchard, et c'est sans conteste une qualité très forte du peuple québécois.
Cette vertu remarquable a permis d'explorer, de défricher et de bâtir un pays trois fois grand comme la France. C'est encore l'audace qui vous a permis de maintenir, contre vents et marées, ces terres françaises d'Amérique. C'est cette audace, toujours, qui vous a guidé à l'aube des années 60, pour prendre en main votre destin et forger les outils de votre développement économique et culturel.
C'est cette audace, enfin, qui imprègne le talent et l'imagination de vos enfants, et qui leur permet aujourd'hui de rivaliser pacifiquement avec toutes celles et tous ceux qui créent ou qui innovent dans le monde.
Mais que serait la fidélité, que serait l'audace, si n'était votre troisième qualité, la ténacité ?
Jamais plus qu'aucun autre peuple, le Québec n'a cédé au doute ou à l'abandon, jamais il n'a paru désespérer de son destin. Les Québécois ne se complaisent dans la facilité, et vous connaissez comme moi cette grande leçon d'Histoire : l'esprit des peuples ne se forge jamais aussi bien que dans la résistance.
Ces trois valeurs pourraient tenir en un seul mot : le courage. Le courage d'un peuple tout entier, le courage d'hommes et de femmes généreux, le courage enfin, dont Dieu sait, Monsieur le Premier ministre, vous avez fait preuve personnellement devant l'adversité.
Ces vertus du peuple québécois sont exemplaires pour la France, et elles sont pour nous une source permanente d'encouragement.
Elles nous apportent, venues du large, un vent rafraîchissant. Oui, chers amis québécois, vous nous faites rêver et vous nous transportez lorsque nous découvrons ici, gravé devant nous, à des milliers de kilomètres de la "mère patrie", les principes qui nous sont si chers.
Monsieur le Premier ministre, chers amis québécois, merci du fond du cur pour cette escale, plus que symbolique, merci de nous donner l'occasion de partager dans cette terre de nos ancêtres, notre profonde et inaltérable amitié.
A la chaleur de votre accueil, répondra, soyez-en sûr, celle de vos cousins français, lorsque vous vous rendrez dans mon pays. Je puis vous assurer que vous y sentirez comme chez vous quel que soit le destin que vous choisirez la France reste à vos côtés.
Vive le Québec !
Vive la France ! .
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 août 2002)