Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec la presse écrite le 21 août 2007 à Bagdad, sur l'inflexion de la politique étrangère de la France en Irak et l'éventualité d'une conférence internationale sur l'Irak.

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Circonstance : Voyage de Bernard Kouchner en Irak du 19 au 21 août 2007 : entretien avec la presse écrite le 21 à Bagdad

Texte intégral

Je dois dire que j'ai moi-même beaucoup insisté, et que j'ai offert cette idée au président de la République, parce que j'ai, comme la France, mais peut-être personnellement un petit peu plus que les autres, des liens très précis avec toutes les communautés irakiennes. Je pense que l'Irak est un grand pays. Je pense que l'Irak est au milieu d'une région très importante pour le reste du monde, et une région en crise, avec ses problèmes internes, avec ses communautés, les problèmes entre les religions, les problèmes économiques, la sortie d'une dictature, une intervention extérieure et des voisins très importants : l'Iran, le Koweït, l'Arabie Saoudite, la Jordanie, la Syrie, la Turquie.
L'Irak, ce grand pays ami de la France, est au centre de problèmes qui sont des problèmes majeurs pour les années qui viennent. Est-ce qu'ils vont être capables, ces groupes communautaires importants, de s'entendre entre eux ? Est-ce qu'il y une place pour des religions différentes dans un pays au Moyen-Orient avec des millénaires de culture, comme l'Irak ? Est-ce qu'on pourra éradiquer la violence des rapports politiques ? Est-ce qu'on peut faire de la politique sans s'assassiner ? Est-ce qu'on peut avoir une vie de famille quotidienne, ne pas avoir peur que sa fille traverse la rue ? Ou alors est-ce que nous sommes condamnés, dans cette région du monde, au meurtre permanent ?
Pour toutes ces raisons, il était impossible que la France et l'Europe - peut-être que la France était un peu plus impatiente- soit éloignée de ses amis irakiens. C'est pourquoi je suis venu écouter toutes les tendances politiques irakiennes. Vous le savez, ne revenons pas dessus, la France n'était pas d'accord avec l'intervention américaine et avec la façon dont elle a été menée. Et depuis 2003 la France se détournait un peu des problèmes, et disait, après tout, que c'était la suite de l'intervention. Elle disait "attendons que cela se passe". Eh bien, tant chez mes amis kurdes, que chiites et sunnites, je sentais qu'on ne devait pas attendre plus longtemps pour revenir. Et nous voilà. Et je devrais dire la même chose chez nos amis chrétiens, chaldéens en particulier, car ceux-là aussi souffrent beaucoup.
Alors nous sommes avec vous et nous avons entendu les diverses interprétations et s'il y a un premier bilan, une première impression de ces trois jours, c'est que le peuple irakien souffre beaucoup. Et même si on peut dire que la situation va peut-être mieux à Bagdad, je suis sûr que la zone verte n'est pas Bagdad, que Bagdad n'est pas l'Irak. Vous allez me demander si j'ai des idées. J'en ai quelques-unes unes mais il faudra les travailler, et je réserve d'abord ces propositions éventuelles - je ne suis pas sûr que l'on puisse dire propositions - au président de la République auquel je vais rendre compte.
Je vais tenter de répondre à vos questions, mais avant je voudrais vous dire deux choses. Je suis venu aussi pour saluer le travail des diplomates français, et particulièrement de l'Ambassadeur de France et des diplomates qui sont présents à mes côtés. Parce qu'ils ont traversé toute cette période pratiquement tous seuls à travailler. Ils ne sont pas dans la zone verte. Ils sont courageux, inventifs, et ils ont très bien représenté la France. Je tenais à leur rendre hommage, et je suis allé à l'ambassade hier, et j'étais très ému.
La deuxième chose que je voulais vous dire, c'est que je suis arrivé le 19 août de cette année. Et le 19 août il y a quatre ans, mes amis mourraient dans l'explosion, dans l'attaque suicide perpétrée contre le bâtiment des Nations unies. 22 personnes sont mortes, en particulier 4 d'entre eux : Sergio de Mello, Nadia Younes, Jean-Sélim Canaan et Fiona Watson, qui étaient mes amis très proches et des membres de mon équipe au Kosovo. 22 sont morts et ils représentaient très bien le dévouement de ces combattants de la paix qui se sont dévoués aux quatre coins du monde au nom de la communauté internationale.

Q - Le rapport d'étape américain sera prochainement rendu public, avant l'Assemblée générale des Nations unies. Avons-nous rendez-vous avec une nouvelle initiative française pour sortir l'Irak de cette situation épineuse, comme celle qui a eu lieu concernant le Liban ?Qu'en est-il de la politique de la présidence Sarkozy, en quoi diffère-t-elle de la politique de M. Chirac vis-à-vis de l'Irak ?
R - Je sais que le rapport de l'ambassadeur et du général américains doit être rendu le 15 septembre. Ce sera un rapport important, mais je ne sais pas vraiment ce qu'il y aura dedans. Je crois qu'il va se féliciter d'un certain nombre de succès quant à la sécurité, en particulier à Bagdad d'un côté. C'est la partie du général. De l'autre, l'ambassadeur Crocker va sans doute parler des problèmes politiques. Est-ce qu'à ce moment-là les réunions qui ont lieu maintenant verront ou auront vu le 15 septembre les sunnites revenir dans le gouvernement, je n'en sais rien. Mais sans vouloir accabler nos amis américains, je crois que, ni d'un côté ni de l'autre, la situation pour les Irakiens n'est satisfaisante. Ni du côté politique, ni du côté sécuritaire.
Puisque, Monsieur, vous êtes kurde, je dois dire que je n'aurais jamais imaginé il y a dix ans vous voir à Bagdad. C'est quand même un progrès. Personne ne sait, car personne ne connaît bien le pays- je ne le connais pas bien mais j'y suis venu très souvent, j'y ai travaillé des mois et des années- mais je sais que cela a changé. La situation n'est pas satisfaisante et il reste beaucoup à faire. J'espère qu'elle ne tournera pas à la catastrophe. Mais cela a changé.
Vous me dites que ce rapport sera rendu avant l'Assemblée générale des Nations unies. Oui. Je retrouverai beaucoup de mes amis à l'Assemblée générale des Nations unies à laquelle je me rendrai avec le président de la République, Nicolas Sarkozy. Car j'ai bien compris votre autre question. Vous me dites : est-ce une nouvelle initiative française comme il y en a une au Liban. Je ne compare pas les deux situations, elles sont différentes. Je connais bien les deux pays, plus encore peut-être le Liban. Je connais bien les protagonistes ici et là-bas, au Liban. Et je connais les éléments comparables et l'intrusion des pays de la région, qui sont des pays qui influencent les deux pays, l'Irak et le Liban. Il y a des pays qui sont impliqués dans les deux cas. Et dans les deux cas, il y a des décisions qui sont prises par des groupes qui sont reliés aux pays voisins. Et finalement dans ces deux cas, nous retrouvons des éléments extrêmement proches. Et s'il y avait une nouvelle initiative française, une initiative au Liban, au Darfour, en Irak, je serais très fier d'avoir été dans tous les cas un des artisans de ces initiatives. Et si même il y avait une méthode française j'en serais très heureux et très fier, mais ce n'est pas encore le cas. S'il y avait une méthode française, ce serait surtout, principalement, d'écouter les gens avant de décider à leur place.
Quant à la politique du président Sarkozy par rapport à celle du président Chirac, ne pensez pas qu'elles soient totalement différentes et complètement contradictoires. L'intérêt pour le Liban, pour l'Irak, pour d'autres pays leur sont commun. Mais avec le précédent président, on considérait qu'après tout l'intervention américaine devait produire ses effets jusqu'au bout et qu'on devait laisser faire jusqu'au bout de ce qui allait se passer, sans s'en occuper. C'est différent avec le président Sarkozy.

Q - Vous avez dit que des problèmes pourraient survenir plus tard dans la région, mais vous n'avez pas précisé, Monsieur le Ministre ?
R - Je peux essayer de vous donner des précisions. Votre journal s'appelle "La Justice", alors vous avez du travail. Et puis il y a des prisonniers partout et on ne sait pas pourquoi ils sont en prison. Il faudrait quand même que les Droits de l'Homme élémentaires puissent être respectés pour que l'on essaie de présenter ces prisonniers devant un tribunal.
Tout peut arriver, y compris le pire, c'est-à-dire que les différentes communautés irakiennes, les Irakiens eux-mêmes soient incapables de s'entendre et d'avoir confiance les uns dans les autres. Alors ce serait une catastrophe.
Je connais l'histoire de ce pays et de la région : c'est une succession de batailles. Mais je suis optimiste, je pense que c'est aux Irakiens, non aux Français, de changer de méthode et de saisir cette chance, cette occasion. Vous n'avez plus de dictateurs, essayez de faire de la politique vous-mêmes et d'établir la démocratie. C'est votre chance historique. Ce n'est pas ma visite qui est historique, mais cette chance qui vous revient.
La confiance ne se décrète pas, elle ne vient pas du ciel ni du Bon Dieu. Elle doit venir des Irakiens, de leurs hommes politiques, de leurs femmes politiques - qui sont peut-être plus sages, qui veulent moins la guerre. Il faut que les gouvernements gouvernent, que les Constitutions soient respectées et précisées. Il faut que les députés puissent voter, que les problèmes pendants - la débaathification, la répartition des bénéfices du pétrole - tous les problèmes pendants, et le plus important, la réconciliation nationale, soient résolus. C'est une question de volonté politique, et celle-ci appartient aux Irakiens.
Il y a bien d'autres dangers : celui de l'implication encore plus importante de vos voisins, celui de l'utilisation par eux de tous les groupes politiques à leur bénéfice et non à celui de l'Irak, le problème de l'économie qui peut vaciller, du pétrole qui ne coule pas assez, moins que sous Saddam Hussein, celui des réfugiés - avec 4 millions de personnes réfugiées- celui de la violence quotidienne, des gens qui fuient de chez eux, le problème de l'eau qui est rationnée, de l'électricité, le problème d'une armée qui ne peut pas assurer l'ordre parce qu'elle n'est pas libre des mouvements. Il y a d'autres dangers.

Q - Au cours de votre visite, vous avez parlé d'une conférence internationale sur l'Irak ?
R - J'ai dit que des gens y pensaient, et qu'il était toujours plus facile de proposer une conférence internationale que d'écouter ceux qui vivaient ici.

Q - Est-ce que la France pourrait utiliser ses relations avec les pays voisins pour aider l'Irak, ou auprès de groupes armés ou pas ?Est-ce que vous pensez que les Etats-Unis vont bouger en direction de la France après la visite que vous avez effectuée ?
R - La France veut participer au retour de l'espoir. Plus les Irakiens demanderont l'intervention des Nations unies et plus la France les y aidera. La France a une diplomatie, et elle connaît les pays voisins, vous avez raison. Mais la France est membre permanent du Conseil de sécurité.
Je ne peux pas vous dire ce que la France proposera, parce qu'il faut qu'avec le gouvernement et surtout le ministère des Affaires étrangères, nous construisions nos propositions. Mais nous n'attendons pas la défaite ou le départ des Etats-Unis. Les Etats-Unis ont gagné cette guerre contre l'armée irakienne, c'est clair. La France n'était pas d'accord avec cette entreprise. Et personnellement je pensais que le peuple irakien devait se séparer de Saddam Hussein, l'un des dictateurs les plus effrayants. Mais pas de la façon dont les Américains l'ont fait. Mais ne parlons plus de cela. Ils ont employé tous les mauvais moyens. Et avec mon ami Sergio De Mello, j'étais allé à Washington et aux Nations unies pour leur dire qu'il y a des leçons à tirer des "peace making missions" : il y a ici un pays qui existe depuis des millénaires avec des groupes qui se connaissent, avec une culture particulière, avec des problèmes que nous connaissons. Ne pensez pas qu'il faille ne pas en tenir compte.
Nous allons proposer, du moins je l'espère, que le mandat des Nations unies soit élargi. Et nous y travaillerons. C'est en tout cas ce que mes interlocuteurs m'ont tous demandé. Il faut imaginer, si c'est possible, un triangle avec les Américains et les militaires américains, qui auront un calendrier qui leur appartient, le gouvernement et les populations irakiens, et les Nations unies.

Q - Est-il possible que d'autres pays européens suivent votre exemple après votre visite ? Et quelle est l'influence de la France en Europe ?
R - Vous verrez, je l'espère, d'autres pays européens venir avec leurs ministres des Affaires étrangères.

Q - Avez-vous eu des rencontres avec les groupes de résistance armée irakienne ?
R - Qui sont ces groupes ?

Q - Par exemple des groupes qui ne participent pas au processus politiques.
R - J'ai rencontré des personnalités mais pas de groupes armés.

Q - Qu'avez-vous trouvé de commun chez tous ceux que vous avez écouté ?
R - Il y avait deux genres de personnes. Ceux qui étaient très optimistes, et qui disaient que les choses allaient s'arranger. Mais ils n'avaient pas de vision assez lucide de la situation, je crois. Et puis il y avait des gens beaucoup plus réalistes, qui pensaient que cette crise devait être surmontée maintenant. Ces personnes me semblaient beaucoup plus proches de la réalité de la situation difficile du peuple irakien. Il y avait en commun la nécessité pour la France d'être à leur côté. J'espère ne pas les décevoir.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 août 2007