Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "CNN" le 23 septembre 2007 à New York, sur les remous suscités par ses déclarations sur l'Iran et le fonctionnement du gouvernement de Nouri Al-Maliki en Irak.

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Circonstance : Voyage de Bernard Kouchner aux Etats-Unis : déplacement à Washington du 19 au 21 septembre 2007 et à l'Assemblée générale des Nations unies à New York du 24 au 29

Média : CNN

Texte intégral

Q - Parlons un peu des remous que vous avez suscités ces derniers jours. Permettez-moi de citer les déclarations que vous avez faites le 16 septembre lors d'une interview à la radio. Vous avez dit : "Nous négocierons jusqu'au bout mais en même temps, nous devons nous préparer. Nous devons nous préparer au pire, et le pire, c'est la guerre".
Vous vous référiez à la menace de l'Iran et de son programme nucléaire, et le fait que vous ayez prononcé ces mots a suscité beaucoup d'émoi. Pouvez-vous expliquer à nos téléspectateurs ce que vous avez voulu dire en déclarant : "Nous devons nous préparer au pire"?
R - Nous devons nous préparer au pire et le pire, c'est la guerre. Mais nous ne préparons pas la guerre, c'est tout à fait différent. Nous devons être préparés parce que c'est une situation très difficile. Nous devons être préparés parce que c'est un dossier difficile, un dossier explosif.
Et, en plus de cela, en plus du problème du nucléaire iranien, il y a l'Irak, la Syrie, la politique israélienne. Toute cette région est absolument explosive. Nous devons donc être préparés.
Q - Si vous vous préparez au pire...
R - Non...
Q - ...ce serait quoi ? Ce serait quoi le pire ? Que l'Iran développe l'arme nucléaire ?
R - Que les tensions subsistent, encore et encore. En attendant, il faut négocier, parler, parler et parler. Comme vous le savez, il y a eu trois résolutions au Conseil de sécurité. Nous avons pris des sanctions et nous continuons à demander au gouvernement iranien d'arrêter l'enrichissement de l'uranium.
Q - Et ils n'ont pas arrêté.
R - Ils n'ont pas arrêté et c'est donc une situation très difficile. C'est une situation dangereuse. Nous ne voulons pas - parce que c'est impossible d'accepter cela -, en plus de ce régime explosif, avoir le problème de l'arme nucléaire.
C'est simple à comprendre. Nous ne partons pas en guerre, nous ne préparons pas la guerre, mais la tension est grande et nous devons être préparés.
Q - Etre préparés... Mais le président des Etats-Unis dit toujours que toutes les options doivent rester sur la table. Est-ce que c'est ce que vous dites?
R - Je ne suis pas le président des Etats-Unis.
Q - Mais la France s'inquiète aussi du programme nucléaire iranien.
R - Oui, mais ce n'est pas la réponse à votre première question. Je dois vous donner la réponse.
Q - Allez-y.
R - Le président Sarkozy a dit qu'il fallait sortir de cette alternative : la bombe iranienne ou bombarder l'Iran. Nous devons trouver une voie très étroite entre la paix et le désastre. Alors, trouvons-la ensemble et, hier ou aujourd'hui, le président Bush a dit : "Oui, nous devons négocier". Alors, je suis très satisfait.
Q - La ministre autrichienne des Affaires étrangères a déclaré que les Allemands, beaucoup d'Européens, se sont émus de vos propos. Ursula Plassnik a dit : "Il est pour moi incompréhensible que Bernard Kouchner utilise en ce moment une rhétorique aussi martiale". Elle était agacée. Vous voulez rassurer vos alliés européens et amis sur ce que vous avez voulu dire?
R - Oui. Elle a raison. Il ne faut pas sortir un mot, le mot, le mot très lourd de "guerre" de son contexte. Le pire, c'est la guerre. Je l'ai dit non pas pour encourager la guerre mais pour lutter contre la guerre. La ministre autrichienne des Affaires étrangères, que je connais très bien, doit donc être rassurée et savoir que je suis un pacifiste. Je ne suis pas "va-t-en guerre", comme on dit en français. Je suis un "va-t-en paix".
Q - Vous n'êtes pas un "va-t-en guerre", vous êtes un "va-t-en paix". C'est cela que vous voulez dire ?
R - Exactement. Je le dis pour les oreilles françaises. Vous savez pourquoi je dis cela ? Parce que je sais ce qu'est la guerre, depuis 40 ans, à travers toutes les guerres dans lesquelles j'ai été impliqué. Ce n'est pas mon option préférée, pas du tout. Je ne prépare pas la guerre et je dis aux gens que c'est une situation très dangereuse. Mais, diplomatiquement, il ne faut pas utiliser un mot aussi lourd de sens.
Q - Très bien. Parlons un peu de ce que le président Bush a dit jeudi lors de sa conférence de presse. Il a dit qu'Israël était un allié fidèle et fort. Il s'est référé aux menaces du président iranien contre Israël. Et d'ailleurs, Mahmoud Ahmadinejad a déclaré le 12 septembre : "Nous pensons qu'Israël est un envahisseur, un pays cruel et qui n'a pas de soutien unifié. Tous les autres pays, les pays voisins, sont contre lui. Il ne peut pas continuer à exister".
R - Oui, je sais.
Q - Ce sont des mots forts d'Ahmadinejad. Votre réaction en tant que ministre français des Affaires étrangères ?
R - Je sais cela. Il est absolument, absolument impossible d'accepter ces propos, et cela fait partie de la menace et de la tension que j'évoquais. Non seulement il déclare tout à fait ouvertement qu'il veut détruire l'Etat d'Israël - et ensuite d'autres Etats voisins -, mais, en plus, il aura des bombes atomiques.
C'est impossible, inacceptable. C'est pourquoi la situation est sérieuse, mais cela ne veut pas dire que nous devons recourir à la force préventive.
Nous devons, avec tous nos alliés et les pays qui les entourent - car la menace pèse essentiellement sur les voisins, les pays arabes modérés, et d'autres -, négocier et être très sérieux. C'est pourquoi nous devons proposer avec nos alliés de véritables sanctions, des sanctions efficaces, des sanctions très efficaces.
Q - Mais pour le moment, vous n'êtes pas encore à ces sanction efficaces. Voici ce que dit de tout cela, ces derniers jours, le général Mohammed Alavi, commandant adjoint de l'armée de terre iranienne. Il dit la chose suivante : "Nous avons prévu un plan pour riposter avec nos bombardiers contre Israël si ce régime (israélien) fait une bêtise idiote. Tout le territoire de ce régime est à portée de nos missiles. Par ailleurs, nous pouvons attaquer leur territoire avec nos bombardiers pour répondre à toute attaque". Ce sont des propos plutôt durs venant d'une haute autorité iranienne.
R - Hélas, oui. C'est pourquoi j'explique au reste du monde que c'est une région très, très dangereuse et que nous devons rester vigilants.
Q - Pensez-vous que les Chinois et les Russes seront en accord avec la France, les autres pays européens et les Etats-Unis, s'agissant du durcissement des sanctions contre l'Iran ?
R - Je ne sais pas, mais nous travaillons avec les Américains et quatre ou cinq pays européens, et nous chercherons à élargir ce cercle. Le but n'est pas de cibler la population iranienne. Le but est de viser l'économie des personnes les plus riches d'Iran, et cela n'a pas été appliqué. Nous y travaillons, nous suivons cette ligne de négociation et, dans le même temps, nous voulons renforcer les sanctions.
Mais si nous sommes, avec les Russes et les Chinois, capables d'aller au Conseil de sécurité, cela serait vraiment mieux. Une résolution contraignante du Conseil de sécurité avec des sanctions effectives vaut mieux que des sanctions nationales distribuées au compte-gouttes.
Q - Très bien. Parlons de l'Irak. Vous étiez vous-même en Irak. Dans un entretien accordé à Newsweek magazine, vous étiez cité ainsi : "Il semble que le président Bush tient à Nouri Al-Maliki mais le gouvernement ne fonctionne pas. J'ai dit à Condoleezza Rice, écoute, il faut le remplacer". Vous voulez que Nouri Al-Maliki parte?
R - Je n'avais pas à dire cela et je me suis donc excusé. Je reçois toutes ces remarques et critiques de la part de nombreuses personnes, de membres du gouvernement de M. Maliki. Je ne suis pas Irakien, je ne suis pas Américain, mais je pense que ce gouvernement doit travailler à l'unité nationale. Tout ira pour le mieux lorsque celle-ci sera réalisée. Je présente donc mes excuses.
Q - A qui présentez-vous vos excuses?
R - A Maliki, bien sûr.
Q - Parce que vous disiez qu'il devrait partir?
R - Ce n'est pas ce que j'ai dit.
Q - Mais croyez-vous que ce gouvernement à Bagdad ne fonctionne pas ?
R - Ne me demandez pas de dire la même chose. C'est à vous de voir.
Q - Beaucoup de gens pensent que le gouvernement à Bagdad ne fonctionne pas. J'essaie d'avoir votre opinion.
R - Vous ajoutez donc des arguments à mon non-commentaire, très bien.
Q - Vous ne voulez pas entrer dans les détails. Vous avez dit ce que vous avez dit, vous vous êtes excusé auprès du gouvernement d'Irak pour l'avoir dit, et maintenant vous voulez tourner la page.
R - Je veux travailler avec les gens qui représentent les Irakiens - pour l'instant, il s'agit de M. Maliki - tant que cela contribue à la mise en oeuvre de la résolution des Nations unies. Tel est mon propos.
Q - Je vais passer un autre extrait de ce que le président a dit jeudi...
R - Mais vous n'arrêtez pas de me critiquer. Vous avez quelque chose de positif à dire...
Q - Non, non. Nous parlerons de choses positives. J'essaie seulement de m'assurer que nous profitions de votre présence ici pour obtenir des réponses.
R - Oui, essayer de me critiquer...
Q - Voici ce que seraient, selon le président, les conséquences d'un retrait forcé et soudain des Etats-Unis et ses alliés de l'Irak...Bien, c'est un scénario vraiment horrible que nous dépeint le président Bush. Est-ce qu'en gros vous êtes d'accord avec lui sur ce que seraient les conséquences d'un retrait soudain des 150.000 ou 160.000 soldats américains d'Irak ?
R - D'abord, je ne demande ni au président Bush, ni aux Américains, de se retirer tout de suite. Je ne l'ai jamais fait. Ensuite, et c'est déjà le cas, nous devons travailler ensemble. Nous devons oublier le passé, tourner la page.
Nous, les Français, n'étions pas d'accord lorsque vous aviez commencé la guerre en Irak. Oublions cela. Maintenant, il y a un gouvernement et des soldats américains. Ils doivent rester pour le moment, même s'ils doivent se retirer ultérieurement, bien sûr. Mon déplacement en Irak avait un but très précis : inciter l'Union européenne, toutes les nations, si je puis dire, à visiter l'Irak et ouvrir la porte au récent...
Q - Et vous avez réussi ?
R - Oui, j'ai réussi. Le ministre suédois, Carl Bildt, a également effectué une visite par la suite. Mon but est la sortie du chaos et la mise en oeuvre, avec la société civile, avec les Irakiens eux-mêmes, d'un processus de retour à une situation normalisée dans la reconstruction, la justice. Il faut aider les Irakiens et, aussi, aider nos amis américains.
Q - C'est une voix complètement nouvelle, je dois dire - J'ai interviewé beaucoup de dirigeants français. Ce nouveau leadership du nouveau président Sarkozy et vous, ministre des Affaires étrangères, très différent de Jacques Chirac, de Dominique de Villepin. Est-il juste de dire qu'il y a un nouveau message de la part de la France aux Etats-Unis aujourd'hui ?
R - Deux remarques, Monsieur.
Q - Oui.
R - Premièrement, malgré ce nouveau style, vous n'arrêtez pas de me critiquer.
Q - Je ne critique pas. Je ne fais que poser des questions.
R - Deuxièmement, oui, il y a une différence. Mais je ne veux pas soutenir le passé, soutenir votre façon de faire. C'est du passé. Le problème en Irak n'est pas votre problème. C'est essentiellement le problème des Irakiens, mais aussi celui de la région tout entière, qui est dans une situation très dangereuse et, ensuite, celui du reste du monde. C'est donc le lieu où nous devons déployer toutes les forces aspirant à la paix afin de renforcer le chemin vers cette paix. C'est pourquoi, oui, je veux travailler avec les Américains à cette fin.
Q - Je me doute que beaucoup d'anciens critiques de la France qui n'aimaient pas les "French fries", qui avaient commencé à les renommer "Freedom fries", quand ils vous entendront, ils vont dire qu'elles peuvent être de nouveau appelées "French fries".
R - Vous avez raison. Je sors justement d'un restaurant où des "French fries" ont été servies, avec une sorte de respect désormais. J'étais donc très satisfait.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 septembre 2007