Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, dans "L'Humanité" du 29 novembre 2007, sur la suspension de la grève à la SNCF et la RATP à propos de la réforme des régimes spéciaux de retraite, la reprise des négociations et l'unité syndicale.

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Média : L'Humanité

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Q - Les cheminots ont repris le travail. Les négociations s'ouvrent dans les entreprises. Le conflit sur les régimes spéciaux de retraite est-il terminé ?
Bernard Thibault. Les personnels concernés ont décidé de suspendre la grève. Cela veut dire que ce n'est pas terminé. Nous avons pris l'engagement de les tenir informés du déroulement des négociations et de recueillir leur opinion. Nous sommes dans un processus qui peut nécessiter leur intervention. D'autres actions peuvent intervenir si les débats ne se déroulent pas comme ils l'espèrent. D'ailleurs, électriciens, gaziers et cheminots préparent de nombreux rendez-vous.
Q - La réforme n'est pas passée mais les salariés n'ont encore rien obtenu. Où en est-on ?
Bernard Thibault. Le gouvernement affirme que la réforme est faite. La mobilisation exceptionnelle l'a contraint à faire évoluer son schéma initial sur la forme et sur le fond. Le Président de la République a inscrit la remise en cause des régimes spéciaux tôt dans l'agenda pour afficher sa politique de rupture. On nous a dit que les régimes spéciaux coûtent cher à la collectivité. C'est faux. Ils contribuent au contraire à l'équilibre du régime général et les sommes versées par l'Etat, notamment à la SNCF, ne correspondent qu'à une compensation liée à la suppression d'emplois à la SNCF. Pour le bilan, il faut attendre la fin des négociations.
Q - Mais, après neuf jours de grève, est-on revenu au point zéro ?
Bernard Thibault. Non ! La réforme des régimes spéciaux devait intervenir par décret sans pouvoir aborder tous les éléments constitutifs des droits à la retraite.
Les négociations tripartites obtenues dans lesquelles l'Etat siège comme acteur politique et économique changent la configuration et la portée des mesures à négocier. Les directions d'entreprises sont d'ailleurs contraintes de revoir leurs prévisions financières. La Cgt continue de porter ses revendications. Le gouvernement veut maintenir certains de ses principes. Nous sommes lucides.
Q - La CGT ne fait pas de la durée de cotisation une revendication prioritaire. Que faut-il gagner pour que les bénéficiaires des régimes spéciaux ne sortent pas perdants des négociations?
Bernard Thibault. Notre premier objectif est de maintenir le système par répartition que toutes les réformes antérieures ont affaibli. La CGT revendique pour le régime général un droit au départ à 60 ans et un niveau de retraite décent. Cette position est la nôtre depuis le 47ème Congrès. Nous l'avons tenu en février 2003, avant la réforme Fillon. Jusqu'à présent, aucun gouvernement n'a osé remettre en cause l'âge légal de départ en retraite à 60 ans car cette aspiration est très majoritaire chez les salariés.
Cet âge de départ peut être anticipé, soit qu'il relève d'accords d'entreprises spécifiques, soit qu'il est la conséquence de la reconnaissance de la pénibilité des métiers et des suggestions liées aux contraintes du service public.
En revanche, toutes les réformes passées ont sacrifié le niveau des pensions versées. Toutes les organisations de retraités le dénoncent ; il faut résolument s'y opposer. Les périodes de travail effectif qui comptent pour atteindre la durée de cotisation nécessaire permettent de moins en moins d'obtenir une retraite satisfaisante à 60 ans. L'évolution des parcours professionnels nous amène à demander que soient prises en compte dans la durée de référence les périodes de formation, initiales ou professionnelles, les périodes de chômage, etc. La durée de cotisation est un paramètre parmi d'autres pour lequel nous avons déjà dit que nous étions opposés à un allongement dans les régimes spéciaux comme dans les autres régimes. On nous parle maintenant de 41 ou 42 ans de cotisations exigibles.
Q - Les syndicats ont fait grève pour pérenniser les régimes spéciaux. Pouvez-vous défendre les intérêts de salariés concernés sans les opposer à ceux du secteur privé ?
Bernard Thibault. Les salariés sont mobilisés sur les modalités de départ en retraite et le montant de leur pension. L'un des enjeux des négociations dans les régimes spéciaux est de pérenniser la reconnaissance de la pénibilité du travail et des sujétions liées aux contraintes du service public. Le principe de départs anticipés pour certains métiers doit être maintenu et nous servir de point d'appui pour d'autres professions.
Un autre point est de parvenir à ce que tous les éléments de la rémunération entrent dans le calcul de la retraite et, vu le rapport de forces qui s'est manifesté, de devoir être en capacité de préserver les régimes spéciaux et de créer des points d'appui pour les rendez-vous des prochains mois.
Mais il ne faut pas demander aux salariés concernés par les régimes spéciaux plus que ce qu'il peuvent obtenir. Et il ne faut pas attendre de la seule mobilisation des salariés des régimes spéciaux qu'elle inverse la tendance sur l'avenir de l'ensemble des retraites.
Q - Majoritaire dans les entreprises concernées par la réforme, la CGT a contribué à décider d'une grève reconductible dans les transports. Pourquoi alors avoir proposer de négocier la veille du mouvement ?
Bernard Thibault. La démarche de la CGT consiste à conjuguer une capacité de contestation garante de l'indépendance, de propositions pour promouvoir des revendications alternatives, de mobilisation pour créer un rapport de force et de négociation pour engranger des résultats. Quand le Premier ministre nous annonce, le 9 septembre, que sa réforme est prête, il pense boucler l'affaire en 15 jours. Quand nous demandons des négociations, comme à chaque fois qu'il y a un désaccord ou une revendication à prendre en compte, nous le faisons en nous appuyant sur un haut niveau de rapport de force.
Si le gouvernement accepte de réfléchir à la proposition de la CGT, c'est qu'il pas sûr du scénario qui va suivre. D'autres mouvements se dessinent dans la fonction publique et des questions lourdes comme celle du pouvoir d'achat pèsent sur le climat social.
Q - Pour vous, une fois que le gouvernement accepte de négocier, faut-il arrêter la grève?
Bernard Thibault. La rencontre du 13 novembre avec le Ministre Xavier Bertrand n'a pas pour but de faire arrêter la grève mais d'obtenir des résultats pour les salariés. Le gouvernement accepte, après consultation des autres syndicats, ce qu'il refusait avant. Les salariés qui sont en grève demandent donc des gages sur la sincérité de cette décision et le champ des négociations. Dans un petit message qu'il m'a envoyé, Georges Séguy, ancien Secrétaire général de la CGT, me rappelle qu'en mai 68, au moment des négociations de Grenelle, un des slogans au stade Charlety était : « négociations, trahison ! » Les avancées revendicatives de 68 sont pourtant restées des références historiques.
Q - Pensez-vous que le rapport de forces construit dans le conflit sur les régimes spéciaux décomplexe d'autres salariés quand à la légitimité politique de Nicolas Sarkozy.
Bernard Thibault. Ce conflit démontre que même vis-à-vis d'un pouvoir déterminé, il est possible de se faire entendre. Nicolas Sarkozy peut marteler que la démocratie se résume à l'élection présidentielle, il est, comme les autres, confronté à la réalité de la vie et des rapports de forces. S'il suffisait de voter pour vivre en démocratie alors il n'y aurait plus besoin de syndicats. Or, les Français souhaitent des syndicats plus forts pour que leurs intérêts soient défendus en toute circonstance comme c'est le cas sur les salaires en ce moment.
Q - Le président de la République promet justement des annonces sur le pouvoir d'achat. Qu'en attendez-vous ?
Bernard Thibault. Nicolas Sarkozy veut essayer de contenir le mécontentement qui grandit. Il a organisé une conférence sociale sur « emploi et revenus » d'où n'est sorti aucune mesure. Il n'a pas revalorisé le Smic et les négociations salariales ne sont souvent à l'ordre du jour que dans les entreprises où il y a mobilisation. La France est au premier rang européen concernant la rémunération des dirigeants mais au 14ème pour le salaire médian. Pour les salariés, les dépenses incompressibles (logement, santé, transport) augmentent mais les salaires ne bougent pas. Alors oui, il existe une large impatience. Depuis la rentrée, les conflits sur les salaires se multiplient et nous les encourageons.
Q - Vous les encouragez aussi pour les fonctionnaires.
Bernard Thibault. Bien sur. Si Nicolas Sarkozy ne fait aucune annonce les concernant, les fédérations syndicales vont décider de donner des suites à la mobilisation. Le gouvernement ne peut pas se dédouaner du problème de la smicardisation des salariés. Si le chef de l'Etat vient les mains vides, il va décevoir et nous devrons faire s'exprimer le mécontentement.
Q - Il y a un sujet sur lequel il est prolixe, c'est sur le contrat de travail. François Fillon vient encore de menacer de légiférer si la négociation entre les syndicats et le patronat n'avance pas plus vite.
Bernard Thibault. Cette négociation, qui concerne tous les salariés du privé, est engagée depuis le mois de septembre et le patronat refuse toujours de prendre en compte les demandes syndicales. Nous voulons faire évoluer le droit du travail pour combattre la précarité, renforcer les sécurités sociales professionnelles. Les entreprises veulent reporter les insécurités sur les salariés. Le Medef propose un nouveau contrat précaire, le contrat de mission et le licenciement à l'amiable. C'est un marché de dupe. Le Premier ministre laisse entendre que si le patronat n'obtient pas gain de cause par la négociation, il prendra le relais parlementaire. Il fait cette annonce quelques jours après que nous ayons eu la peau du CNE. Nous le disons dès maintenant : nous n'acceptons pas ce diktat.
Q - On entend beaucoup parler de la CGT en ce moment, pas toujours en bien... Comment interprétez-vous les assauts médiatiques contre votre organisation syndicale?
Bernard Thibault. On parle, c'est vrai, beaucoup de la CGT, y compris en maniant le mensonge. Certains tentent de révéler une CGT fragile et divisée, d'autres rêvent de la voir marginalisée. La réalité est toute autre, la CGT est incontournable ; c'est cela qui dérange.
En tant que première organisation dans les secteurs concernés par le conflit, nous avons une responsabilité particulière. Les salariés impliqués nous font confiance. Beaucoup sont syndiqués. Les directions d'entreprise qui ont cru qu'il suffisait de négocier avec des syndicats minoritaires pour imposer un accord à la majorité n'ont pas réussi leur opération. A constater la dispersion dans les expressions confédérales, voire des déclarations à l'emporte pièce, je me dis que la CGT fait face à la situation avec efficacité.
Nous dérangeons aussi au plan politique. L'UMP n'est pas satisfaite de voir le gouvernement composer avec la CGT. Les employeurs aussi s'inquiètent car si notre démonstration parvient à ancrer l'idée qu'il est possible de se mobiliser, de s'unir, d'imposer un rapport de forces pour changer des situations, ils savent qu'ils se préparent des lendemains difficiles. Dans ces moments, Il faut savoir garder la tête froide face aux provocations qui ne manquent pas d'arriver, comme les dégradations intolérables commises sur le réseau TGV. Cette action a été préméditée, coordonnée et organisée simultanément sur plusieurs points du réseau. Les auteurs, que je n'imagine pas cheminots, visaient à faire capoter les négociations.
Q - Dans le conflit, la CGT s'en est remise aux décisions des assemblées générales. Certains observateurs en ont conclu que vous étiez débordé de votre base.
Bernard Thibault. Qui peut le croire ? Cela n'est pas nouveau pour nous de travailler en assemblée générale. La démocratie, on ne la craint pas, on la revendique. L'assemblée générale représentative permet au gréviste d'exprimer son point de vue. Elle est un gage de transparence qui empêche les tractations de coulisse. Ce n'est pas la CGT qui est allée négocier en catimini avec le gouvernement ou les directions d'entreprises.
Q - Mais votre démarche a-t-elle été comprise dans l'organisation ?
Bernard Thibault. Ce genre de séquence met l'organisation à l'épreuve, c'est vrai. Il faut avoir un outil syndical costaud, dans lequel circule rapidement l'information, sinon c'est TF1 qui fait l'information syndicale. Le débat à l'intérieur de la CGT, nous le revendiquons, c'est la démocratie syndicale. Toutes les décisions sont prises entre la direction confédérale et les directions fédérales concernées. Cela a permis les rendez-vous de mobilisation unitaire entre les électriciens, les cheminots et les agents de la RATP. La dernière réunion de la Commission exécutive confédérale a porté une appréciation positive sur ce que nous avons fait. Ce que nous lisons ou entendons sur les divergences entre la Confédération et la Fédération des Cheminots, singulièrement entre Bernard Thibault et Didier Lereste, relève de la fable.
Q - Votre départ annoncé est aussi une fable ?
Bernard Thibault. Je ne suis pas sur le départ. Il faut prendre de la distance avec tous ces chiffons rouges qu'on agite à chaque fois qu'un mouvement social produit des résultats. Les salariés observent une CGT qui marque de points vis-à-vis d'un gouvernement qui ne lui fait pas de cadeaux. Les cheminots, agents de la RATP ou des industries électriques et gazières ont servi la cause générale beaucoup plus qu'ils ne le perçoivent eux-mêmes.Source http://www.cgt.fr, le 29 novembre 2007