Texte intégral
Je voudrais commencer par remercier ma formation politique d'avoir choisi pour la représenter dans ce débat un descendant des victimes. C'est une forme de contribution à la réparation.
Il ne s'agit pas, pour les descendants des victimes, de crier vengeance, mais seulement d'enterrer leurs morts dans un linceul qui ne peut être que la vérité.
Lorsque l'Assemblée nationale a examiné pour la première fois la reconnaissance du génocide arménien le 29 mai 1998, c'était dans un grand élan de générosité et d'émotion qui s'est traduit par un vote à l'unanimité. J'aurais aimé rester sur le ton de cette séance qui faisait droit à la douleur éternelle des enfants des survivants mais, depuis, cette souffrance a été méprisée par certains, autant à droite qu'à gauche, hélas, et j'en ai été blessé.
C'est d'abord le Gouvernement qui a trahi sa parole. Je rappelle la déclaration de son représentant, M. Masseret, le 29 mai 1998 : " Je le répète, le Gouvernement donnera suite au texte que l'Assemblée va voter. L'examen de ce texte doit aller jusqu'à son terme. Soyez rassuré, et pas de mauvaise polémique entre nous ! ".
Après cela, M. Védrine est allé demander devant la commission des affaires étrangères du Sénat que la question ne vienne pas à l'ordre du jour. Il en a fallu, des palinodies, pour avoir aujourd'hui ce débat final sur un texte juridiquement nouveau ! Je remercie profondément le groupe UDF de l'Assemblée nationale, et en particulier M. Rochebloine, d'avoir permis la discussion du texte dont beaucoup de sénateurs dont MM. Gaudin et Gouteyron mais aussi des socialistes, avaient pris l'initiative au Sénat. Je suis également profondément reconnaissant à MM. Bret et Rouquet d'avoir utilisé la niche socialiste pour faire avancer les choses par notre premier débat.
Mais aujourd'hui encore, le Gouvernement paraît rivé à son banc en raison de sa réticence et utilise des circonlocutions de langage. Monsieur Queyranne, je vous connais, je vous estime et je sais la profondeur de votre sentiment sur cette question mais les fonctions gouvernementales obligent souvent à la schizophrénie. Je vous souhaite d'en guérir... Dans votre discours, vous vous êtes en réalité beaucoup plus adressé à la Turquie qu'aux victimes et vous avez soigneusement évité l'emploi du mot " génocide ".
Vous ne l'avez, Monsieur le ministre, évoqué qu'indirectement, en citant les propos des autres. Je ne vous fais aucun reproche car je comprends bien que vous êtes tenu par les exigences du quai d'Orsay, mais comprenez que nous ayons du mal à l'accepter.
J'ai entendu contre la reconnaissance du génocide arménien cinq pauvres arguments dont je voudrais faire justice : c'est nuisible pour le commerce avec la Turquie ; la France n'a rien à voir dans un conflit entre les Arméniens et les Turcs ; ce n'est pas au Parlement de dire ce qu'est l'Histoire ; c'est une vieille histoire qu'il faut oublier, il ne faut pas porter atteinte à la fierté de la Turquie si on veut l'amarrer à la civilisation occidentale et à l'Europe.
Je ne m'abaisserai pas à qualifier ceux qui pensent qu'il faut ignorer les crimes pour continuer à vendre des armes ou même des usines. Ils ont tellement honte eux-mêmes qu'ils n'osent pas dire franchement qu'ils recherchent le profit et invoquent l'argument de l'emploi. Les armes et les usines sont vendues à crédit, souvent impayées, et elles sont toujours subventionnées par une aide internationale massive -dont la Banque mondiale vient de nous donner encore un exemple. Les armes servent à faire de nouvelles victimes dans un pays qui vit à moitié sous la loi martiale et confie la réalité du pouvoir à son armée.
Une politique qui n'aurait que ce commerce pour ressort ne tarderait pas à entraîner le mépris général ; c'est à bon droit qu'on la qualifierait de politique de pourboire.
A ceux qui pensent que ni la France ni son Parlement ne sont concernés par ces événements, je veux simplement rappeler l'histoire de France. Le génocide des Arméniens organisé par l'Etat turc avec la complicité de l'Allemagne a commencé le 24 avril 1915. En réponse, le 24 mai 1915, la France, l'Angleterre et la Russie envoyaient à la Turquie avec laquelle elles étaient en guerre, le mémorandum suivant : " En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l'humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu'ils tiendront personnellement pour responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres. En pleine guerre, la France ne se pose pas de question : elle parle de " crime contre l'humanité " -c'est même l'une des premières apparitions du concept- et elle promet la justice contre les assassins.
Ce qui est demandé aujourd'hui n'est donc pas la charité, mais le respect de la parole donnée. Il ne s'agit pas de " dire l'histoire " mais d'assumer notre histoire de France et les engagements que nos prédécesseurs ont pris.
Je sais bien que la Turquie d'aujourd'hui n'est pas tout à fait celle d'hier. Ce devrait lui être une raison supplémentaire de condamner les crimes du passé. Si elle refuse de le faire, c'est qu'elle s'en croit solidaire et qu'elle a peur de ne plus en percevoir les profits. Pour situer les obligations françaises, il faut ajouter que beaucoup de réfugiés ont été engagés sous l'uniforme français et ont combattu les forces unies de l'Allemagne et de la Turquie dans la région. Il y avait déjà des Harkis à l'époque !
A ceux qui ont perdu la mémoire, je rappelle que, de 1916 à 1921, la France a occupé militairement la Cilicie, ou petite Arménie, et que la SDN lui avait confié un mandat d'administration de ladite Cilicie, comme pour la Syrie et le Liban.
Il s'agit donc d'événements dont notre pays a été à la fois l'acteur et le témoin. En serions-nous à perdre notre mémoire pour ne pas déplaire ?
Dire que le génocide est une affaire d'historiens n'est qu'une hypocrisie. Le génocide arménien est une évidence, les preuves sont accablantes. Ce n'est pas affaire d'historiens, mais de conscience.
Quant à la Turquie, c'est une bien pauvre politique que de l'encourager dans son négationnisme. Ceux qui veulent la faire entrer dans l'Union européenne devraient avoir la décence de lui demander d'être au moins présentable et de laver ses mains ensanglantées.
Non, le génocide n'est pas une vieille histoire, il remonte à la même époque que les mutineries de 1917, si chères au coeur de M. Jospin. Et c'est une histoire à mémoire d'homme : mon père l'a vécue et il en était moralement inguérissable. Des deux grands-pères de mes enfants, l'un a été déporté par les Turcs pendant la première guerre mondiale, l'autre par les Allemands pendant la seconde : comment leur expliquer la différence ?
Mais surtout le génocide a encore des effets aujourd'hui ; car il est impossible de séparer le négationnisme de l'Etat turc de son attitude actuelle à l'égard de sa propre population, des droits de l'homme bafoués, de la répression terrible de la minorité kurde, de l'occupation militaire scandaleuse de Chypre, malgré toutes les condamnations de l'ONU, du blocus qu'il impose, aujourd'hui encore, à l'Arménie, au point de refuser de laisser passer les convois humanitaires lorsqu'il y a des catastrophes.
Le négationnisme est la poursuite d'une ancienne haine. Il n'y a jamais eu en Turquie quelque chose de comparable à la dénazification. Seule la communauté internationale peut créer le choc culturel nécessaire au changement.
Etre démocrate, c'est assumer sa propre histoire et en tirer les leçons. La complaisance pour le négationnisme d'Etat de la Turquie encourage son agressivité permanente et son fascisme larvé. C'est un mauvais service rendu au peuple turc, à la communauté internationale. Et c'est pourquoi la lutte pour la reconnaissance du génocide arménien n'est pas affaire de lobby ou de vengeance, c'est une nécessité de la prévention pour empêcher la répétition de tels actes.
Quand Hitler demande en 1939 " qui se souvient du génocide arménien ? ", il s'en sert pour justifier la Shoah. Quant le Tribunal pénal international poursuit les criminels serbes qui ont entrepris l'extermination de musulmans de Yougoslavie, il est légitime de rappeler que la force des principes est universelle.
La négation du génocide, c'est le stade final du génocide.
La reconnaissance et la condamnation des génocides, c'est une conception élevée des relations internationales qui confère une dignité particulière aux pays qui ne font que dire la vérité. Ne permettez pas que la vérité soit la dernière victime du génocide. Cette vérité, ayons le courage, après de nombreuses autres nations, de la faire imprimer au Journal officiel de la République (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF, du groupe DL et du groupe socialiste).
(Source http://www.rpr.org, le 13 mars 2001)
Il ne s'agit pas, pour les descendants des victimes, de crier vengeance, mais seulement d'enterrer leurs morts dans un linceul qui ne peut être que la vérité.
Lorsque l'Assemblée nationale a examiné pour la première fois la reconnaissance du génocide arménien le 29 mai 1998, c'était dans un grand élan de générosité et d'émotion qui s'est traduit par un vote à l'unanimité. J'aurais aimé rester sur le ton de cette séance qui faisait droit à la douleur éternelle des enfants des survivants mais, depuis, cette souffrance a été méprisée par certains, autant à droite qu'à gauche, hélas, et j'en ai été blessé.
C'est d'abord le Gouvernement qui a trahi sa parole. Je rappelle la déclaration de son représentant, M. Masseret, le 29 mai 1998 : " Je le répète, le Gouvernement donnera suite au texte que l'Assemblée va voter. L'examen de ce texte doit aller jusqu'à son terme. Soyez rassuré, et pas de mauvaise polémique entre nous ! ".
Après cela, M. Védrine est allé demander devant la commission des affaires étrangères du Sénat que la question ne vienne pas à l'ordre du jour. Il en a fallu, des palinodies, pour avoir aujourd'hui ce débat final sur un texte juridiquement nouveau ! Je remercie profondément le groupe UDF de l'Assemblée nationale, et en particulier M. Rochebloine, d'avoir permis la discussion du texte dont beaucoup de sénateurs dont MM. Gaudin et Gouteyron mais aussi des socialistes, avaient pris l'initiative au Sénat. Je suis également profondément reconnaissant à MM. Bret et Rouquet d'avoir utilisé la niche socialiste pour faire avancer les choses par notre premier débat.
Mais aujourd'hui encore, le Gouvernement paraît rivé à son banc en raison de sa réticence et utilise des circonlocutions de langage. Monsieur Queyranne, je vous connais, je vous estime et je sais la profondeur de votre sentiment sur cette question mais les fonctions gouvernementales obligent souvent à la schizophrénie. Je vous souhaite d'en guérir... Dans votre discours, vous vous êtes en réalité beaucoup plus adressé à la Turquie qu'aux victimes et vous avez soigneusement évité l'emploi du mot " génocide ".
Vous ne l'avez, Monsieur le ministre, évoqué qu'indirectement, en citant les propos des autres. Je ne vous fais aucun reproche car je comprends bien que vous êtes tenu par les exigences du quai d'Orsay, mais comprenez que nous ayons du mal à l'accepter.
J'ai entendu contre la reconnaissance du génocide arménien cinq pauvres arguments dont je voudrais faire justice : c'est nuisible pour le commerce avec la Turquie ; la France n'a rien à voir dans un conflit entre les Arméniens et les Turcs ; ce n'est pas au Parlement de dire ce qu'est l'Histoire ; c'est une vieille histoire qu'il faut oublier, il ne faut pas porter atteinte à la fierté de la Turquie si on veut l'amarrer à la civilisation occidentale et à l'Europe.
Je ne m'abaisserai pas à qualifier ceux qui pensent qu'il faut ignorer les crimes pour continuer à vendre des armes ou même des usines. Ils ont tellement honte eux-mêmes qu'ils n'osent pas dire franchement qu'ils recherchent le profit et invoquent l'argument de l'emploi. Les armes et les usines sont vendues à crédit, souvent impayées, et elles sont toujours subventionnées par une aide internationale massive -dont la Banque mondiale vient de nous donner encore un exemple. Les armes servent à faire de nouvelles victimes dans un pays qui vit à moitié sous la loi martiale et confie la réalité du pouvoir à son armée.
Une politique qui n'aurait que ce commerce pour ressort ne tarderait pas à entraîner le mépris général ; c'est à bon droit qu'on la qualifierait de politique de pourboire.
A ceux qui pensent que ni la France ni son Parlement ne sont concernés par ces événements, je veux simplement rappeler l'histoire de France. Le génocide des Arméniens organisé par l'Etat turc avec la complicité de l'Allemagne a commencé le 24 avril 1915. En réponse, le 24 mai 1915, la France, l'Angleterre et la Russie envoyaient à la Turquie avec laquelle elles étaient en guerre, le mémorandum suivant : " En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l'humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu'ils tiendront personnellement pour responsables desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres. En pleine guerre, la France ne se pose pas de question : elle parle de " crime contre l'humanité " -c'est même l'une des premières apparitions du concept- et elle promet la justice contre les assassins.
Ce qui est demandé aujourd'hui n'est donc pas la charité, mais le respect de la parole donnée. Il ne s'agit pas de " dire l'histoire " mais d'assumer notre histoire de France et les engagements que nos prédécesseurs ont pris.
Je sais bien que la Turquie d'aujourd'hui n'est pas tout à fait celle d'hier. Ce devrait lui être une raison supplémentaire de condamner les crimes du passé. Si elle refuse de le faire, c'est qu'elle s'en croit solidaire et qu'elle a peur de ne plus en percevoir les profits. Pour situer les obligations françaises, il faut ajouter que beaucoup de réfugiés ont été engagés sous l'uniforme français et ont combattu les forces unies de l'Allemagne et de la Turquie dans la région. Il y avait déjà des Harkis à l'époque !
A ceux qui ont perdu la mémoire, je rappelle que, de 1916 à 1921, la France a occupé militairement la Cilicie, ou petite Arménie, et que la SDN lui avait confié un mandat d'administration de ladite Cilicie, comme pour la Syrie et le Liban.
Il s'agit donc d'événements dont notre pays a été à la fois l'acteur et le témoin. En serions-nous à perdre notre mémoire pour ne pas déplaire ?
Dire que le génocide est une affaire d'historiens n'est qu'une hypocrisie. Le génocide arménien est une évidence, les preuves sont accablantes. Ce n'est pas affaire d'historiens, mais de conscience.
Quant à la Turquie, c'est une bien pauvre politique que de l'encourager dans son négationnisme. Ceux qui veulent la faire entrer dans l'Union européenne devraient avoir la décence de lui demander d'être au moins présentable et de laver ses mains ensanglantées.
Non, le génocide n'est pas une vieille histoire, il remonte à la même époque que les mutineries de 1917, si chères au coeur de M. Jospin. Et c'est une histoire à mémoire d'homme : mon père l'a vécue et il en était moralement inguérissable. Des deux grands-pères de mes enfants, l'un a été déporté par les Turcs pendant la première guerre mondiale, l'autre par les Allemands pendant la seconde : comment leur expliquer la différence ?
Mais surtout le génocide a encore des effets aujourd'hui ; car il est impossible de séparer le négationnisme de l'Etat turc de son attitude actuelle à l'égard de sa propre population, des droits de l'homme bafoués, de la répression terrible de la minorité kurde, de l'occupation militaire scandaleuse de Chypre, malgré toutes les condamnations de l'ONU, du blocus qu'il impose, aujourd'hui encore, à l'Arménie, au point de refuser de laisser passer les convois humanitaires lorsqu'il y a des catastrophes.
Le négationnisme est la poursuite d'une ancienne haine. Il n'y a jamais eu en Turquie quelque chose de comparable à la dénazification. Seule la communauté internationale peut créer le choc culturel nécessaire au changement.
Etre démocrate, c'est assumer sa propre histoire et en tirer les leçons. La complaisance pour le négationnisme d'Etat de la Turquie encourage son agressivité permanente et son fascisme larvé. C'est un mauvais service rendu au peuple turc, à la communauté internationale. Et c'est pourquoi la lutte pour la reconnaissance du génocide arménien n'est pas affaire de lobby ou de vengeance, c'est une nécessité de la prévention pour empêcher la répétition de tels actes.
Quand Hitler demande en 1939 " qui se souvient du génocide arménien ? ", il s'en sert pour justifier la Shoah. Quant le Tribunal pénal international poursuit les criminels serbes qui ont entrepris l'extermination de musulmans de Yougoslavie, il est légitime de rappeler que la force des principes est universelle.
La négation du génocide, c'est le stade final du génocide.
La reconnaissance et la condamnation des génocides, c'est une conception élevée des relations internationales qui confère une dignité particulière aux pays qui ne font que dire la vérité. Ne permettez pas que la vérité soit la dernière victime du génocide. Cette vérité, ayons le courage, après de nombreuses autres nations, de la faire imprimer au Journal officiel de la République (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF, du groupe DL et du groupe socialiste).
(Source http://www.rpr.org, le 13 mars 2001)